mardi 21 avril 2009

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Je me lève et je murmure faiblement "Emile", comme par crainte de le réveiller mais voulant le réveiller tout de même. Puis cette crainte se mue en plaisir vicieux de réveiller la personne endormie, de lui faire du mal, mais un mal qu'elle accepte puisqu'il est déjà 10h et qu'il faut se réveiller. Les rôles s'inversent: ce n'est plus moi qui est en faute mais bien lui et plus j'en prends conscience plus je hausse le son de ma voix et finis même par doucement le secouer. J'ignore pourquoi mais nous tenons à prendre notre petit-déjeuner ensemble. Il me dit "attends moi, dans 10 minutes" et je lui réponds "non j'ai trop faim, allez allez" et il préfère se lever plutôt que de me rater. Nous discutons un peu ensemble tout en sortant les ingrédients de notre petit-déjeuner, il n'y a plus ces crêpes trop bonnes et un peu gluantes que j'avais pris l'habitude de manger avec de la confiture de fraises.

J'ai pris ma douche. Il m'arrive de plus en plus voire même à chaque fois de me shampoiner les cheveux à deux reprises par souci excessif de propeté. Comme si une première couche superficielle s'en allait avec le premier shampooing et la deuxième couche, plus tenace, avec la deuxième. Ensuite j'ai fait un masque, le pot était dans la douche et j 'ignore à qui il appartient mais j'estime y avoir droit. [Aborder un jour le problème de la propriété au sein d'une famille de cinq membres)

Je me suis rasé les jambes, je le fais toujours au bord de la baignoire, après ma douche. J'utilise la mousse à raser de mon père, j'estime l'achat d'une mousse à raser pour femmes un peu superficiel, en fait je n'y pense pas. J'en avais une il y a peut-être un an, une Auchan parfumée qui ne moussait qu'une fois au contact de la peau, au début c'était un gel et c'était toujours agréable de l'utiliser. La mousse à raser de mon père je l'utilise en cachette comme il m'arrive parfois d'utiliser son déodorant quand je n'en ai plus. Ce sont les dernières choses qui me rattachent tendrement à lui justement parce qu'elles sont utilisées derrière son dos et que ça le met dans une situation d'innocente ignorance où il m'apparait comme vulnérable, ou pour une fois ce n'est plus moi la victime. Cette relation de produits d'hygiène partagés est encore la seule que je tolère et où j'y ressent toutes les subtilités d'une relation père/fille.

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J'ai menti à tout le monde, mentir c'est se rendre coupable et ma famille en est la victime, je me sens triste de les bercer d'illusions, de les voir ne pas avoir peur pour moi, de les voir me faire confiance, me croire sur paroles, mais il est impossible d'agir autrement compte tenu de ce que je m'apprête à faire, et qui est tout à fait innocent, ce n'est mal que du point de vue d'une mère alors qu'objectivement c'est un acte neutre. Dormir chez un adulte.

Le bizarre réflexe de vouloir corriger ma soeur qui me parle de Marie chez qui je suis censée dormir "et elle habite où?". Elle? Je vais chez un homme très chère. Je me retiens mais je sens le danger proche, et quand ma mère me demande de petits détails il est en fait plutôt aisé de ne pas mentir sur les faits. "Vous comptez sortir ou rester chez elle?
Oh...rester."

Je vide et nettoie l'intérieur de mon sac, je commence par y empiler un petit pyjama fleuri, une culotte de rechange, une chemise bleu, un gilet pour me couvrir, une trousse de toilette avec mon eau précieuse, mon étui à lentilles, mon déodorant, ma brosse à dents, ma crème anti-eczéma, puis Journal de deuil dans un petit sac pour ne pas l'abîmer, comme ce n'est pas un livre de poche. Je fais appel à mon imagination afin me mettre dans des situations extrêmes et voir de quoi je pourrais avoir besoin, l'expérience aide à savoir ce qu'il peut y avoir d'imprévu quand on dort chez quelqu'un, par exemple le problème de la personne qui dort avant vous et se réveille après, comme on ne peut rien toucher, rien manipuler, bref que l'on est pas chez soi, il faut donc apprendre à gérer silencieusement l'attente, l'ennui. Chez Elise j'avais écouté la radio sur mon portable car la lumière était trop éloignée de mon lit et je ne pouvais pas lire jusqu'à m'endormir sinon j'aurai dû me lever pour l'éteindre et donc me réveiller.
Je demande à Emile et Myriam ce que je pourrais prendre, Emile me conseille de prendre un DVD et Myriam rejoint ce que je disais "prends un livre parce qu'elle va dormir avant toi et se réveiller après toi" avec ce petit rire signifiant "t'es dans la merde". Je prends une autre petite pochette pour mes effets personnels que j'ai besoin d'avoir à portée de main dans les transports, une petite pochette ovale façon cuir que j'aime beaucoup mais qui est toujours trop petite pour y mettre un livre trop épais. Dedans mon portefeuille, mes clés, mon carnet à idées, un stylo et un crayon à papier, des chewing-gum, mon portable. Donc c'est bon, je sors de chez moi, de façon plus définitive que d'habitude, je vais vivre dans mon autonomie pendant 24 heures et mon matériel, mes effets personnels tiennent dans mes mains, je suis seule, brune, et je m'engage dans la capitale.

D'abord acheter des fleurs, c'est la seule chose que A. m'ait demandé. C'est toujours quand on a besoin d'un fleuriste qu'on s'imagine qu'on n'en trouve pas. Le premier trouvé est une sorte de fleuriste un peu artistique, avec une fleur dans un vase façon Palais de Tokyo moi qui ne demande qu'un modeste bouquet de petites fleurs roses, quelque chose de romantique et de doux, des fleurs comme coloriées au feutre. Il est drôle dans son enfance d'aimer dessiner des fleurs alors que ce n'est pas forcément la chose que l'on cotoie le plus dans notre vie. Peut être qu'on aime ça parce que justement la difficulté du dessin est moindre et pour peu d'efforts on a quelque chose de figuratif sur le papier. Un peu comme les coeur, le soleil ou les nuages, la rotondité est enfantine.
Je veux du rose, pas de jaune, ni de rouge ni de blanc. Je me souviens de ce que Cécilia me disait la veille parce que je l'ai noté dans mon carnet et que même, comme je ne me souvenais plus des termes exacts elle me dictait précisément ce qu'elle venait de dire, c'est une situation un peu étrange, cela faisait de sa phrase une sorte de réplique qu'elle aurait récité et qu'elle pouvait reciter.
"jaune ça fait Franprix, blanc sale vierge qui veut se faire déflorer, rouge ça fait...pitié, rose c'est bien, c'est mignon".

Quand je lui dis que j'aimerais du lilas, elle me demande si c'est pour offrir, "oui". Elle me joue le visage un peu inquiet, prête à m'annoncer "ça tiendra 2 jours, je vous le dis hein, si c'était pour vous je vous aurais fait un prix mais si c'est pour offrir, 2 jours..."
Je lui dis alors que je veux de celle-ci, des oeillets, plutôt dans les teintes saumon, elle m'en sort quelques unes et je trouve alors le bouquet bien maigre dans sa main puis comme elle pensait la même chose ou par habitude de voir ses clients inquiets elle me dit qu'elle compte "m'arranger ça avec du feuillage".
Je la regarde manipuler les tiges dans le bruit très délicat du frottements, du bruissement des fleurs qui raisonnait dans le silence de la concentration pour elle et de l'attente patiente pour moi. Derrière elle se trouvait des rubans de toutes les couleurs qu'elle choisit précautionneusement dans le ton du bouquet. Dans un premier temps cela devait être un réel plaisir de repérer la couleur dominante du bouquet puis dans un deuxième de choisir le ruban adéquat. Concentrée, elle sait qu'elle atteindra forcément le bouquet réussie, la perfection, le "tout comme il faut" et il y avait de mon côté un véritable plaisir à la voir exercer son art.; les bruissements du film transparent, du ruban qui s'y serre autour, du petit autocollant de la maison. En la voyant faire, en sentant cette très claire odeur de fleurs, dans le confort de mes petits préjugés je me disais :"Voilà une vraie artisane, habile de ses mains, l'innocence du petit commerçant qui dans notre esprit en est réduit à sa profession". Et puis, "les fleuristes, voilà un métier dont j'envisage difficilement la disparition. Les fleurs ne se téléchargent pas, ne se démodent pas encore, peut-être que le fleuriste sera le dernier métier du monde..." Puis je finis par sortir dans la rue, comme une jeune mariée un peu honteuse de se faire remarquer pour l'occasion.
Avec un bouquet dans la main j'envisageais très bien d'être abordée par des hommes dans la rue qui m'auraient fait le coup du "c'est pour moi les fleurs ?". Certains hommes un peu zinzin aiment bien jouer à ce jeu-là, peu risqué et gentiment amusant. Quelques mètres après cette réflexion, un mec se retourne pour attendre ses copains, puis :
C'est pour moi les roses ? (il est drôle de remarquer que le garçon prend le mot "rose" pour celui de fleur, comme si la rose était toutes les fleurs)
Euh non...je pense pas (sourire)
C'est pour votre petit copain alors ?
Oui...voilà (sourire)
Très charmante en tout cas
MERCI. (sourire)
C'était aussi surprenant qu'agréable de voir ce garçon se satisfaire de ce bref échange sans chercher à poursuivre, je lui en étais très reconnaissante; s'il y a bien une chose que je n'aime pas faire dans ma vie ce sont les personnes qui me mettent dans la situation inconfortable du refus, qui me font jouer le mauvais rôle.

Dans le métro un homme âgé m'invite à m'asseoir à côté de lui pour que je puisse être tranquille, j'accepte en le remerciant et en ajoutant " c'est encombrant les fleurs". J''ai mon bouquet et mes deux sacs, je sens mon corps un peu trop chaud dans mes habits en plus j'ai très soif. Très doucement, par de petites phrases ponctuelles qui finissent par réclamer des réactions il introduit la conversation et commence par me dire qu'il faut mettre du fortifiant dans l'eau des fleurs puis il me demande si elles sont pour un homme ou une femme, un homme, il me demande mes intentions, je lui dis que justement c'est la personne qui m'a demandé d'apporter des fleurs. Il me répond "ah ça ça cache quelque chose", je lui demande quoi, il me répond que la personne veut que je pense à elle, puis je finis par avoir l'impression de parler à une copine de par les excès d'interprétation qu'il émet, l'engouement pris à la supposition la plus exagérée, faisant toutes sortes d'extrapolation à partir de peu de faits. Je lui réponds amusée que la personne est beaucoup plus âgée et que je ne pense pas qu'elle ait des sentiments pour moi, que ce serait plutôt le contraire; il me dit que ça on ne sait pas et je me plais à croire en ses suppositions comme à celles d'une voyante. Cette façon surprenante qu'elles ont de venir de l'extérieur et d'arriver à toucher à l'intime. Le vieil homme atteint peut-être une forme de clairvoyance à force de vécu, il regarde la vie des autres comme quelqu'un qui regarderait un film qu'il connaîtrait par coeur.

La conversation établie il commençait a chuchoter, à vouloir émettre des opinions, il m'aurait presque pris le bras. J'avais peur d'arriver à ma station et de devoir lui couper la parole, cela rejoint l'idée que je déteste refuser, je déteste les actes négatifs. Puis Laumière, blanc sur bleu est apparu et j'ai feint la surprise, "oh excusez moi mais je dois descendre, bonne soirée", je ne sais plus si je lui ai dit "merci" mais j'espère que oui. Il m'a répondu "oh allez y, je vais pas vous retenir", puis j'ai entendu un dernier "très agréable", un peu comme adressé aux gens qui étaient autour de nous et qui ont assisté à la formation de notre mignon petit couple de pipelettes. Je ne me rends compte seulement au moment de l'écriture que cet épisode rejoint de près celui du garçon qui me demande si les roses sont pour lui. Cela reste très plaisant de parler à des gens dans la rue, de se faire aborder, à condition que la personne ne réclame rien d'autres que ce qu'elle est en train de faire. Voilà l'idée qu'on peut se faire d'une vie extérieure agréable.

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