jeudi 9 février 2017

Paris pue


De même qu'il y a eu trop de tristesse, des sanglots au milieu d'une partie quelconque de la nuit, il y a aussi parfois, en ce moment, trop de bonheur, comme d'innombrables touffes qui me sortent par la bouche, les yeux, le ventre. Une lumière qui me rentre par le dos et me ressort par les yeux, me pétrifie; je suis persuadée que la lumière est capable de glaciation.


Il est difficile de ne pas penser que notre corps est le centre du monde, difficile de ne pas penser que c'est à partir de lui et de sa position (de centre toujours en mouvement) que le monde se configure, que les objets du monde se placent. Le monde n'est pas autour de nous. Je me souviens du jour où j'ai réalisé les véritables dimensions de mon corps, où je me suis rendue compte de ce que j'étais pour n'importe quel passant : une toute petite jeune femme. Qui à force de se scruter dans le miroir a cru un moment que son visage était la lune ou le soleil, alors qu'il n'est qu'un tout petit ovale de chair et d'inquiétude déposé au milieu d'une immensité chaotique dénuée de centre.


Prendre tout ce qu'il est possible de prendre à la vie jusqu'à se brûler le bout des doigts,  jusqu'à ce que ce qui a été pris finisse par tomber par terre, tellement nous avons les bras chargés de choses brûlantes et contradictoires.

Il faudrait pouvoir écrire sur la timidité et en faire plus qu'une certaine attitude face à certaines situations particulières, un véritable mode d'être, un tremblement face à la vie et aux êtres, le tremblement d'une vie qui veut quelque chose mais n'ose le demander qu'en s'en détournant (ne pas regarder quelqu'un qu'on désire dans les yeux). Peut être que la timidité est le voile de pudeur autour duquel s'enroule la volonté.

Il faut être un désert d'immaturité, de violence, d'instincts désorientés et d'aveuglement, où se ménagent ça et là quelques oasis de maturité qui ne sont que les étapes successives vers un autre bout de désert, une immaturité plus intense, qui jouit de plus en plus d'elle-même.


Me concernant écrire n'est pas la conséquence d'une sorte de facilité qu'il y aurait à articuler ce qu'on pense dans les mots. C'est tout le contraire : écrire pour moi c'est avoir un problème avec le langage, c'est soigner ma pensée bègue, c'est faire plus d'effort que les autres pour dire les choses. Il n'y a que par cela que j'arrive à m'expliquer le fait qu'écrire soit si éprouvant et en même temps si euphorisant : c'est gravir une petite montagne de rien du tout, réussir à faire un pas.

Banalité : les adultes ont été des enfants. C'est-à-dire que dans leur âge adulte ils ont emporté avec eu quelque chose de ses traits de caractères relevés par leurs professeurs dans leur bulletin de notes. De ces défauts qu'on leur reprochait, et restés jusqu'à aujourd'hui, encore non corrigés, désormais libres de s'épanouir; car on ne demande pas à un adulte de changer. Comme si en scrutant nos photos de classe on pouvait déjà remonter à la source d'une personnalité, d'un caractère, distraitement figés dans une pose de photo de classe, exhibés et soulignés par les postures endimanchées : "je suis comme ça".

Pour qui vit loin de sa famille, pour qui vit seul dans son petit studio, les boulangères et les pharmaciennes viennent prolonger les gestes maternels, soignés les affamés-migraineux urbains que nous sommes tous. Achat de doliprane le dimanche soir, sandwich un jour de semaine, à 16 heures, comme des enfants perdus, structurés par rien, déréglés et esseulés. Lorsqu'elles nous servent, leurs mains sont pleine de cette netteté compassionnelle.

Pulsion de voyeurisme parisien : rentrer à la tombée de la nuit, après avoir fait des courses, lever les yeux et scruter furtivement à l'intérieur des appartements éclairés et animés. Avoir le coeur serré et rêver d'enfouir sa tête dans le canapé d'un inconnu, de s'engouffrer dans une domesticité qui n'est pas la sienne, de se glisser dans ces petits recoins d'ombre, derrière un étudiant qui cuisine pour lui, ou d'une femme légèrement souriante qui consulte facebook.

Vivre seul, être adulte, responsable : passer une grande partie de son temps à exécuter des gestes de survie inconscients, à préparer le jour : laver le linge, plier les chaussettes, faire les courses, la vaisselle, faire la cuisine, débarrasser, laver le sol, racheter ce qui manque, vérifier ce qui manque. Avec le sentiment que tous ses gestes se font pour un double de soi-même, un soi-même déchargé de toutes corvées, qui prend place dans l'ordre installé et dérange tout de son existence princière.

J'ai des amis, très cultivés et très sobres, qui semblent détenir leur sensibilité au fond d'eux-mêmes. Ils n'estiment pas que celle-ci ait à s'épancher, à s'exhiber. Lorsqu'ils parlent de roman et me conseillent des films ou des lectures, ils en parlent en jetant sur leurs propos un voile de pudeur analytique. On devine leur sensibilité plus grande que les autres, ils ont tout lu, tout vu, ont été touchés de mille façons, leur sensibilité s'est déployée, se raffine de jour en jour, mais ils ne tiennent pas forcément à le faire savoir. Tout se trouve au-dedans d'eux-mêmes, jalousement scellé. Mais leur personnalité est une sorte de somme de tout ce qu'ils ont ingurgité. A force de garder trop de choses en soi, un parfum finit par émaner du coffre fort, se glisse entre les interstices.

Discussion avec un ami, de ces vagues connaissances qui nous désarment en exposant leur détresse publiquement. Ces personnes juste à côté de nous, qui n'arrivent plus à gagner leur vie, à trouver du travail, alors qu'à un moment, tout allait bien pour elle. D'autres personnes, très isolées, semble insensiblement basculer vers une sorte de démence, qui au lieu de se vivre dans le secret d'une vie pour soi, explose publiquement sur les réseaux sociaux. On peut y voir une succession de malheurs, mais aussi une certaine façon qu'à la grande ville, qu'à notre petit milieu, d'évincer des personnes de la grande fiction de tout ce qui tient debout, de tout ce qui arrive à tenir. Comme si ces personnes nous rappelaient que nous étions dans une énorme partie de chaise musicale. Le plus triste est cette façon insensible, susurrée qu'a le milieu de se faire comprendre, d'exercer sa violence : il n'y a pas de place pour tout le monde. C'est un effritement progressif, un effondrement par étapes. On sait également que notre agitation, notre obsession du travail et de l'activité n'est qu'une façon de prendre tous les jours un peu d'avance sur notre potentielle éviction du jeu. Toute notre énergie consiste à faire collectivement exister une idée très fragile, qu'il est possible de vivre de ce que l'on aime.


Flaubert : le roman moderne ne contient plus le monde, ni la possibilité d'un récit d'apprentissage. Seulement d'un surplace idiot, où les passions ne sont pas autre chose que l'illusion que quelque chose se passe, l'illusion d'un événement. Madame Bovary est l'histoire d'une expérience du monde impossible, d'une âme acharnée, trop pleine du désir de vivre quelque chose face à une réalité qui ne répond plus. Bovary veut la vie. S'y prend-t-elle seulement mal ? Elle a lu les mauvais livres, on lui a trop dit qu'il y avait quelque chose à vivre, que la réalité n'était pas indifférente mais avait quelque chose à offrir. S'esquisse la piste que c'est sa propre bêtise qui l'empêche d'avoir à vivre quelque chose, mais aussi la médiocrité alentour, la bêtise des autres, qui n'est pas exactement du même ressort que la sienne. Flaubert nous dit qu'il n'y a rien de pire, de plus suffocant, de plus mortifère que la bêtise. On ne peut pas désirer vivre quelque chose et haïr autant le réel. Face à elle les hommes, les petits notables, la bourgeoisie provinciale fait bloc, pour que rien ne lui arrive jamais. Le réel est haïssable, la France est haïssable, bétonnée de toutes parts pour qu'aucun désir ne s'y engouffre plus. On peut seulement autopsier ce grand corps pourri.
Et l'adultère est ce qu'il reste à vivre lorsqu'il n'y a plus rien à vivre, lorsqu'on a tout essayé, le dernier petit frisson, la dernière convulsion. Le poison n'empoisonne pas, il est, dans le roman, l'évident remède, la dernière gorgée d'amertume, que déjà, d'une autre manière, Bovary avalait déjà à petite dose chaque jour de son existence. La plus grande passion de Bovary aura été son ennui.

Au contraire, chez Dickens, point d'acmé du roman d'apprentissage, ce n'est pas les héros qui vont au devant de la vie, mais les événements qui leur tombent dessus. La vie est événementielle, les prises de conscience sont perpétuelles : de quoi Bovary aura-t-elle pris conscience ? Qu'a-t-elle appris ? Absolument rien.
Chez Dickens, la pauvreté et les malheurs sont grands, palpables, non pas réduits à être des petites entailles narcissiques, des contrariétés. La peine est immense, les bonheurs aussi. La question est toujours la suivante : qu'est-ce qui dans cette peine, dans ce bonheur, dans la rencontre avec tel personnage, m'a été enseigné, m'a élevé ? Tout est éclairé à la lumière de l'apprentissage, d'un cheminement cahotant vers la lumière. Plume désormais apaisé, réconcilié, de l'homme revenant sur ses souvenirs pour restituer toute sa place et son importance à chaque souvenir, à chaque obstacle, chaque malheur. Tout est matière à déclic, comme étincelle qui fait advenir un niveau supérieur de conscience. La vie offre le monde, elle donne tout à vivre, et la communauté affective, un peuple à lui tout seul, un nuancier qui égrène tout ce que la sensibilité est capable d'éprouver.

Bovary : une ramification d'échecs, loin du roman d'initiation qui est une seule et même courbe ascendante. La puissance de Dickens vient de ce que le cheminement ne se trouve dans aucune partie, mais se déduit de l'ensemble. Chaque petite saynète qui semble fonctionner en vase clos est la pièce mémorielle et secrète d'un tableau plus large, d'un monde intime.
Flaubert écrit au dessus de ses personnages, depuis sa position d'ironiste démiurge. C'est un écrivain qui écrit à contre-coeur, plongeant sa plume dans une liqueur de dégoût pour ses personnages et ses situations. Le liquide noir que crache Bovary après avoir pris de l'arsenic n'est que la matière avec laquelle Flaubert écrit et prévisualise son roman. Il y a quelque chose d'admirable à voir un écrivain se forcer à un travail qui l’écœure, qui se force, chaque jour à sa table, à avaler sa petite dose de poison littéraire. Il sait que son avis, ses sentiments, ses préférences importent peu au regard de l'entreprise littéraire. Et puis, il faut bien entretenir cette fonction d'écrivain démiurgique pour mettre à distance, et donc voir cette bêtise humaine, qui est forcément aussi celle de l'écrivain. Il faut la mettre devant soi, la recracher, la faire étrangère à soi, pour pouvoir l'examiner. Flaubert-écrivain ne se trouve pas dégoûtant, lui.

"Flaubert a fait deux parts dans son existence : l'une qui relève de la condition commune et dont il se détourne - "vivre ne nous regarde pas" - l'autre qui le met en familiarité avec les grands esprits créateurs, les "colosses" qui "épouvantent". L'artiste triomphe du bourgeois en s'interdisant les billevesées de tous ordres que celui-ci nourrit : il "ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale". Il se consacre à mieux : "juger" la vie, "c'est-à-dire la peindre".

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