dimanche 30 septembre 2018

nouveauté : réveil au beau milieu de la nuit, incapacité à te rendormir parce que la colère te saute dessus. Tu es capable de t'enrager pour un mauvais mot, un mauvais geste, un comportement qui remonte à trois ans, une phrase qu'on a pu te dire et que tu as décidé, cette nuit-là, d'interpréter différemment. C'est comme si tu levais le voile sur toute chose et que derrière toute chose apparaissait une trahison. 
Tu creuses les événements, les paroles, les gestes, jusqu'à tomber sur cette trahison - sinon ça veut dire que le travail d'introspection a été mal fait.


profiter de ces quelques jours de fièvre pour te laisser aller à rien faire. Certains ont les congés payés, les weekends à la campagne, toi tu as tes petits accès de fièvre qui te permettent de partir en vacances dans ton lit. Tu brouilles les pistes de la journée, tu renverses tout: l'autre jour démangeaison inexpliquée et tu te laves les cheveux à 5 heures du matin (joie), réveil à n'importe quelle heure, déjeuner à 16 heures, stores fermés pour regarder un film, ne rien faire de manière à ce que rien ne soit scandé, à ce que tout geste reste comme sous une fine couche de neige. Comme si tu effaçais tes propres traces derrière toi pour que la journée ne t'attrape pas, afin de passer sous les radars.

deux ans passés à constater jusqu'à la nausée l'échec d'une relation, intoxication à cet échec. Aujourd'hui désintoxication avec les signes qui vont avec: le manque qui troue le ventre, serre la gorge, la panique. Tu sens tous les affects se matérialiser, s'écrire dans ton ventre: colère, humiliation, honte, regret, jalousie.
Le petit cirque du manque qui est aussi un passage obligé vers le sevrage. Manque = sevrage, c'est ça le plus dur. Envisager que ce par quoi tu passes en ce moment fait partie d'un mouvement de régénération.

Tu as déversé toute l'intensité de ton existence dans ta vie onirique. Tes journées n'ont aucun intérêt, tu te rattaches à deux trois choses qui te font plaisir, parfois amnésie temporaire à sortir, voir des gens, et tu te rappelles à quel point ça te fait du bien, à quel point c'est la chose à faire. Mais globalement, l'encéphalogramme des événements reste plat, tandis que toi tu traverses des zones de turbulences, de secousses, de transe incroyable dans la tristesse - d'une violence rarement atteinte jusque-là. Contraste entre le calme environnant et tes paniques. Tes cauchemars et tes rêves t'offrent une version de ta propre vie beaucoup plus romanesque, intensifiée, parce que précisément cette vie-là ne dépend pas des événements. Il y a toujours eu un écart, un fossé, entre les événements et la manière dont tu les incorpores. Propension à faire de n'importe quoi un traumatisme, et ça ne change pas forcément avec l'âge.

De ces rêves et cauchemars tu en sors bouleversée, traumatisée. Les cauchemars sont des tunnels d'angoisse dont tu t'échappes comme une enfant, en allumant la lumière ou la télévision pour entrevoir les contours des objets autour de toi, la pièce endormie et indifférente à ton agitation qui n'était qu'une folie. 

Seul vrai moment où tu trouves la réalité rassurante : au sortir d'un cauchemar.

Rêve bouleversant, parce que ton analyste a eu le malheur de te reprocher de ne pas l'appeler quand ça ne va pas, tu t'es empressée de faire un rêve où vous étiez liés ensemble, très amoureux, une intimité profonde et durable qui, au réveil, t'a serré le coeur. Cliché de début d'analyse, transfert, etc.
Et parce que tu t'autorises beaucoup de choses en ce moment (par indulgence, pour te ménager, pour t'amuser à devenir tarée) tu as décidé qu'il serait dommage que ce rêve en reste-là et tu as décidé qu'il était suffisamment puissant pour faire partie de ton vécu - une empreinte mémorielle est laissée par le rêve, tu sens qu'il y a eu expérience.
Ce qui t'a bouleversée: tu t'es vue capable d'avoir des sentiments puissants pour une nouvelle personne, tu t'es vue amoureuse d'une toute nouvelle personne, tu l'as ressenti intimement: le sentiment amoureux (qu'en ce moment tu essayes de dissocier d'une personne en particulier) prend une forme nouvelle, méconnue, insoupçonnée. Tu as éprouvé l'oubli, le renouveau, l'issue - tout ce que tu étais incapable d'imaginer depuis des mois. Tout ça n'était qu'un rêve, mais tu l'as ressenti et c'était donc une expérience, une sorte de teaser de ce qui t'attend bientôt.

En ce moment tu constates qu'une sieste de deux heures peut renfermer la même intensité que six mois de passion folle ou six mois d'angoisse. Tu as en ce moment l'impression que tes rêves sont surdosés - tout le contraire de ce qui t'arrive en vrai - rien.

Il faut faire tomber la personne de cette épaisse chrysalide composée de sentiments, souvenirs, besoins, dépendances, projections. La faire tomber tout à fait pour ne plus y voir que sa version objective, nulle, celle qui ne compte pas à tes yeux, celle à qui tu ne trouves plus de qualités. Tu dois en arriver au point où tu ne sais plus pourquoi tu l'as élue. Toujours le même cirque du désamour - faire et défaire une chose jusqu'à épuisement. Déménager à contrecoeur.

idée d'une histoire qui t'est venue : une fille qui va très mal (tristesse, dépression, peu importe) tombe un jour sur une paire de béquilles qui traîne chez ses parents. Parce qu'elle en a marre de donner l'impression d'aller bien et de constater que son mal est invisible, elle décide de se promener en béquille pour que son mal soit visible (elle fait remonter son mal à la surface, fait croire à une jambe cassée), que les gens lui posent des questions, s'inquiètent pour elle ou montrent un minimum de curiosité. Elle souhaite attirer l'attention et ne le peut que par un mal physique et imaginaire. Elle finit même par y croire, et par confondre la guérison de sa jambe avec celle de son "esprit".


Lecture du journal de Svetaeva entremêlé par certaines lettres de sa correspondance. La dernière fois que tu as écrit une lettre manuscrite à quelqu'un c'était une lettre pleine d'amour et de violents reproches. La personne en question l'a lu en marchant à côté de toi quelque part rue La Fayette, la nuit. Tu as eu droit à des réponses que tu es aujourd'hui absolument incapable d'aller relire, c'est peut-être la seule chose de ton studio que tu as voulu te cacher à toi-même, placer le plus loin de toi, une capsule de temps dissimulée sous des piles de feuilles et de documents. L'idée étant de ne jamais les relire pour ne pas te briser le coeur - ni dans 5 ans, ni dans 20 ans.
C'est toi qui avais lancé l'idée des lettres manuscrites (il y avait aussi des mails), car il y a toujours eu chez toi un désir de correspondance soutenue - peut-être l'une des choses qui te galvanisent le plus, qui te tient le plus en alerte : écrire, attendre, recevoir la réponse, la lire. Tu te souviens, à 13 ans?, de tes échanges quotidiens avec un garçon que tu n'avais jamais vu, une adresse e-mail lui était spécialement consacrée. Vous vous êtes vus une fois, il venait de rencontrer quelqu'un, de se couper les cheveux (moins beau), tu penses que tu ne lui as fait aucun effet. Il était repassé par Paris et t'avais glissé un mot dans la fente d'un cadre publicitaire du côté de Chaillot, tu y étais allée. Il n'y avait presque rien écrit dessus, rien que de très banal, mais tu as gardé ce mot dans une boîte pendant des années (là encore capsule de temps) jusqu'à ce que ta mère vide la boîte. Tu t'es énervée avant de te résigner.

Todorov évoque les "engouements" de Tsvetaeva. Relation épistolaire avec des hommes (et parfois des femmes) que, le plus souvent, elle ne rencontrait pas ou du moins que de façon platonique:

"Ils commencent par le choix d'un point de fixation: un homme, en général plus jeune qu'elle, si possible malade, de préférence juif et victime de persécutions (un élément de protection maternelle est toujours présent chez Tsvetaeva). Deuxième trait caractéristique: ce jeune homme écrit des vers, ou aime la poésie, et donc admire, ou pourrait admirer ses poèmes. Cette configuration suffit: Tsvetaeva ne cherche pas à en savoir plus sur lui, c'est même délibérément qu'elle évite de pousser la connaissance plus loin. En règle générale, une brève rencontre fait l'affaire, ou, mieux encore, une lettre d'admirateur. Ne sachant rien de la personne réelle, elle peut la doter de toutes les qualités voulues. Son imagination produit un être magnifique et elle commence à le bombarder de poèmes inspirés par l'amour qu'elle lui voue."

Très vite Tsvetaeva méprise le poète en question, les illusions tombent. Todorov raconte qu'elle était incapable de reconnaître un de ses anciens "engouements" quand elle le revoit. Preuve que la personne en question ne comptait pas, n'était que le support interchangeable de son Engouement.


Dimension de clandestinité dans l'échange épistolaire : on se voit, on discute, on vaque à nos occupations et à nos devoirs, et à côté de tout ça il y a une sorte d'espace-temps secret, clandestin, qui est le lieu de l'échange épistolaire. Ce qui est dit par l'écrit n'est pas dit ailleurs, c'était une sorte de luxe langagier que l'on s'offrait, d'opulence dans l'échange. Comme le journal intime, gêne du début (qu'est-ce que je vais lui raconter ?), aspect un peu emprunté de l'écriture, qui disparaît avec le temps.

Quand ça allait mal entre vous, tu faisais immédiatement passer la relation dans le registre épistolaire, tu la faisais basculer dans un nouveau monde où tous deux étiez plus intelligents, compréhensifs, articulés. Comme pour vous offrir une couche de profondeur et de complexité, et donc une nouvelle chance. Tu te mettais à remuer, à nommer toute cette longue surface de non-dits qui structuraient votre relation alors que vous n'aviez pas forcément l'habitude de vous réfléchir, ou alors sur le mode hystérique et douloureux de la dispute. Aujourd'hui tu te dis que tu n'aurais pas dû laisser ça aux moments de crise, mais que ta prochaine relation exigera un échange soutenu, intellectuel et sentimental. Tu ne peux plus faire l'économie de cette chose-là, et  tu es prête à attendre longtemps avant de voir apparaître la personne qui sera en mesure d'adhérer à ta lubie. Aujourd'hui tu souffres d'avoir exiger si peu de toi à cet endroit-là.



samedi 22 septembre 2018

"À qui parlez-vous ?"

"En ce qui la concernait, tout ce qu'elle désirait dans la vie, c'était une aimable physionomie pâle et figée semblable à celle de la putain en photo, de façon à pouvoir mener, derrière ce masque, une existence paisible."
Love, Angela Carter

auras-tu un jour un autre stratégie que celle qui consiste à chasser un chagrin par un autre chagrin ?


tenir la ligne de vie, celle qui se situe au-dessus de l'énorme trou noir que tu ne peux t'empêcher de retrouver à chaque fois que l'inactivité revient. Ligne de vie, c'est-à-dire celle où tu situes tout arrachement à toi-même: sport, travail, vie sociale. Sur le moment cela réclame de ta part un effort surhumain mais dont tu sais qu'à force de persévérance, à force d'insister sur cette ligne, tu parviendras à trouver ce fameux bout-du-tunnel. Celui-ci est pour le moment inenvisageable pour toi, absolument inconcevable, et pourtant tu sais que tout passe, c'est-à-dire qu'à force d'effort, à force de te forcer à faire ce que tu n'as pas envie de faire mais qui est bon pour toi, tu seras récompensée.  Mais pour l'instant ces efforts te paraissent stériles, au moins ont-ils le modeste bénéfice de te divertir ponctuellement de ton mal.
Il suffit pourtant de t'arrêter un instant, de te réveiller un samedi avec l'après-midi libre devant toi, pour te rendre compte que de son côté, le gouffre s'est dilaté, approfondi, que de son côté il travaille aussi à s'affermir secrètement. Tu ne vois pas la fin de ton mal mais celui-ci existe pourtant bel et bien, quelque part dans le temps, une éclaircie t'attend. Mais la texture même de ton mal t'oblige à ne pas pouvoir l'envisager, et pourtant tu dois croire à cette éclaircie comme à un rendez-vous dont la date n'est pas encore fixée, une date suffisamment lointaine pour te paraître totalement irréelle.


Dans le malheur tu te dédoubles, tu es au chevet d'une malade qui n'est autre que toi-même. Tu prends soin de toi, tu t'appliques plus que d'habitude à te maquiller et à t'arranger les jours où tu ne vas voir personne, où tu vas simplement travailler, gagner ta vie, faire les courses, régler les choses administratives. La féminité est comme un rempart, le désir d'acheter des vêtements, de mettre du parfum même les jours où personne ne te sentira, c'est comme un masque, une forteresse dans laquelle tu te tiens et qui te permettent de faire bonne figure tandis qu'à l'intérieur tu es effondrée. Voilà peut-être l'avantage que les femmes ont sur les hommes: celle de se travestir, d'étouffer sous des couches de superficialité le visage éteint des jours d'angoisse. Peut-être que plus une femme est habillée plus elle va mal - ça ne marche pas à tous les coups mais tu t'amuses à penser ça en regardant les femmes dans le métro.
L'exigence et le besoin impérieux d'être une surface pour faire en sorte que le fond finisse par coïncider avec elle : être maquillée, apprêtée, sourire, parler. Devenir une Machine féminine, amplifier ton devenir-poupée pour que le mécanique prenne le pas sur l'informe enténébré de ton mal.

Dédoublement permanent de toi-même, entre deux forces contraires qui ne cessent de se radicaliser avec l'âge. D'un côté une sorte de raffermissement, de devenir-guerrier, ton désir entêté de, comme tu le formules toi-même après avoir lu ces mots chez Andy Warhol, de devenir une machine. Avec le temps, tu attends que survienne une version augmentée de toi-même. Plus d'affects, plus de manques, plus de désirs, plus de vie intime parce que prétendre à une vie intime (c'est-à-dire des aspirations amoureuses, sexuelles, une envie de dépendance à quelqu'un d'autre qu'à toi-même- un désir de bonheur) c'est se rendre vulnérable. Or tu veux être un fourgon blindé.

"Annuler la profondeur, refuser de se noyer dans l'"égout de la conscience", être tout en surface et ne pas subir les mouvements aléatoires et capricieux de sa sensibilité, ne pas se laisser enfermer dans la prison de sa subjectivité, voilà autant d'objectifs implicites que Warhol se fixait avec son "voeu" d'insensibilité."
Andy Warhol, Mériam Korichi

Comme te le faisait remarquer B. après ta conférence, il y a une chose que tu n'as pas développée et qui était pourtant induite par tes propos. Si faire le bien, s'occuper des autres, aimer son prochain c'est quelque part n'avoir aucune intimité (Bing Crosby chez McCarey), alors le meilleur moyen de ne pas se laisser affaiblir narcissiquement par le réel, ses catastrophes et ses contingences consiste à se dévouer aux autres. La sainteté, que tu n'envisages pas une seule seconde, est une bonne stratégie de déprise de soi.


Deuxième force: ta demande d'amour, ta passion immodérée pour l'intimité, la conversation, l'émulation au sein du couple, l'écoute attentive, l'échange intellectuel. Ta capacité à te laisser hanter par une autre personne et qui a toujours existé chez toi (tu te souviens de ces lettres interminables que tu envoyais, remettais par l'intermédiaire d'un camarade, à des garçons que tu ne connaissais pas mais dont tu étais folle amoureuse au collège - tu avais une très grande capacité au ridicule, d'ailleurs les gens se moquaient de toi). Ton romantisme t'a toujours empêché de devenir la machine que tu rêves d'être. Tu rêves de tuer la Bovary en toi.

Ces lettres complètement folles, et dont tu ne te rappelles d'aucune phrase, mais tu te souviens que tu y racontais ta vie (tu avais 13-14 ans) et que c'était désarmant, honteux. Ces lettres, à y repenser aujourd'hui, disent énormément de toi. Il y a une sorte de rage de l'expression, d'incontinence de ta part, qui se formule par ton besoin permanent d'écrire (tu as donné à cela une forme "civilisé", la critique de cinéma), de parler à quelqu'un pour raconter la moindre chose qui t'arrive. Depuis longtemps, tu es en conversation interrompue avec Quelqu'un mais tu sais que ce quelqu'un est informe, parfois il a pris la forme d'une personne, d'un petit copain, d'un ami, mais toutes ces formes paraissent aujourd'hui insuffisantes - tu as récemment évoqué devant ton analyste, une rupture qui a été le "deuil d'une écoute" qui n'arrivait pas à passer. Parce que tu sais qu'il n'y a jamais eu d'écoute suffisamment ample à tes yeux et que c'est devenu aujourd'hui pour toi, une préoccupation douloureuse. Ton incontinence, ta recherche vaine d'une écoute.

Le fait aussi, qu'à tes yeux, beaucoup de gens parlent trop et que c'est une manière pour eux de pas écouter. Trop de fois cette année tu t'es retrouvée à des soirées et tu t'es comme dégonflée sur place, mise toute seule à distance : overdose de paroles, nausée devant le constat que les bavardages autour de toi ne sont filtrés par aucune écoute. Rien ne peut être dit sans écoute mais tu admets la nécessité du small talk et de cette cacophonie alcoolisée, mais tu constates que tu ne vas pas assez bien pour l'apprécier.
Une personne que tu ne connais pas et qui te raconte sa vie et finit par s'en aller sans t'avoir donné au préalable le sentiment d'un moment privilégié. La confidence que tu croyais recevoir était un monologue jeté en l'air. Tu as poussé ce constat (les paroles sont en l'air, l'écoute n'est nulle part) jusqu'à en faire une obsession désespérante : impossibilité de la rencontre, de la conversation, effort vain de tenter d'y parvenir. L'impossible adresse. Tu es murée dans un silence symbolique (tu continues à sortir un peu, à parler, mais tu es vite fatiguée), un silence de défaite épuisée, et qui a fini par t'envelopper tout à fait.

Me mettre à l'analyse n'est à mes yeux que persévérer dans ma façon d'être, persévérer dans l'écriture mais par la parole, persévérer dans le ressassement mais aussi me radicaliser dans ce respect du mot juste, de la précision. Une aventure intellectuelle qui m'est tout à la fois surprenante et familière puisque je découvre qu'une personne en face de moi est bien plus douée, bien plus précise, alerte et à l'écoute que moi. L'humiliation bienvenue de se rendre compte que la personne analytique qu'on pensait être n'est qu'un puits sans fond d'ombres, d'impensés, de dénis. Le coup de foudre avec l'analyste a certainement eu lieu au moment où, lui racontant mes derniers soucis ridicules dans le désordre et dans une sorte de confusion désespérée, celui-ci m'arrête pour me poser cette question déchirante: "Mais au fond, à qui parlez-vous?", angoisse soulagée devant ce qui vient d'être dit, comme s'il avait mis les mots sur ce qui était ma grande question.


Tu sais que ta vie telle qu'elle est, et qui est à la fois tenable et plus du tout tenable, demande une révolution, une sorte de saut qualitatif, une urgente transformation que tu essayes de mettre en place depuis quelque temps. La crise n'est que ce moment entre deux états de soi-même, où habitudes, manière de vivre et de travailler, personne que tu aimais et qui composaient ton fond de quotidienneté indiscutée, ton fond d'évidence, tout cela doit être inspecté et balancé par-dessus bord si tu y vois un quelconque signe d'intoxication, de maladie, de possibilité de mal-être. Transformation dit arrachement douloureux à ce qui te constituait et qui est vécu par toi comme un traumatisme, gestion d'un manque à la limite du supportable. Mais faire place nette à ce qui arrive et qui tarde à arriver ne peut que se faire dans la douleur.

Tu ne sais pas ce qui arrive mais tu sais que tu dois faire de la place. Tu n'aimes pas ce qui arrive parce que tu ne sais pas à quoi ça ressemble, mais tu sais que la vie revient avec ses vagues de possibilités, elles viennent de loin, tu les sens frémir et tu t'impatientes, et pourtant, entre ces deux moments, il y a ce qui s'apparente à un déménagement, un grand nettoyage. Ce qui était là est perdu, ce qui va t'arriver n'est pas encore là et en attendant c'est comme une noyade.

Tu reviens ici avec fébrilité, tu sais que tu as changé, que tu ne peux peut-être plus te permettre le journal intime comme avant. Obscénité, complaisance. Mais tu sais aussi que tu trahis une part de toi-même en ne le faisant plus et que surtout, tu te prives de la possibilité d'une consolation qui t'a aidée à bien des moments, celle de savoir ce qui t'arrive. Si tu ne poses pas des mots sur ce qui t'arrive tu risques de coller une étiquette grossière sur des pans entiers de ta vie, et tu te retourneras sur ton passé en n'y voyant qu'une série d'étiquettes grossières, une banale succession de hauts et de bas, alors qu'il y a différentes textures de hauts, différentes façons d'être mal (et puis tu peux t'amuser à une étude comparative qui t'intéresse, car tu aimerais savoir si, quand tu vas mal, c'est pire qu'avant, moins pire, ou exactement la même chose).