vendredi 24 avril 2009

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Nous parlons d'une connaissance que nous avons en commun. Il dit qu'il aime bien cette personne et qu'il aimerait d'ailleurs la voir plus souvent mais qu'il ne sait pas si c'est réciproque. Je poursuis en disant que c'est souvent ça avec les personnes, le problème de la réciprocité, on ne sait jamais. Je pense à notre première rencontre et aux tourments que j'ai pu endurer à ne pas savoir si justement mon envie de le voir était réciproque, je me rappelle; dans la rue j'en bavais, le soir chez moi j'en bavais aussi, et tout ça ne partait que d'un délire personnel découlant de cette première journée passée avec lui et que je n'ai jamais su oublier, d'un attachement dégoulinant, déréglé et incontrôlable mais dans lequel je ne voyais que sincérité et légitimité. C'était excessif mais je ne pouvais pas y remédier, il y a un moyen de raisonner, de se ressaisir mais quand on raisonne c'est toujours à côté, à vide, ça ne change rien à l'histoire, la folie douce est assumée, le remède est là-bas, encore inaccessible.

Il me dit qu'il me sent capable d'écrire et que je devrais m'y mettre. Je lui dis que la trop grande liberté de sujet, de genre, le choix de pouvoir écrire ou de ne pas le faire, tout cela me paralyse, j'aimerais de la contrainte. Il me dit que c'est un peu ça les revues, la peur de la liberté de l'écrivain, le désir de se voir imposer un sujet.

Souvent au milieu de ces histoires, quand il voyait que le temps de paroles ne devenait plus du tout équitable : "tu t'en fous", "je t'ennuie", comme pour lui-même.

Je lui fais remarquer qu'il habite tout près des Buttes-Chaumont, que c'est trop bien. Tu y vas souvent? Non jamais, comme je sais que c'est possible. Oui voilà, les gens qui s'installent à Paris viennent pour sentir les choses possibles, moi je vais aux Buttes-Chaumont parce que j'habite Courbevoie.

D'abord vraiment bien assis, nous finissons progressivement par adopter une position de plus en plus allongée. Il n'arrête pas de fumer, déjà dans son mail il m'informait que je pouvais prendre une douche pour ne pas éveiller les soupçons de ma mère avec une chevelure enfumée. Il ouvre la porte de son appartement et la fenêtre du fond pour aérer la pièce, je m'enroule dans mon châle en sachant que ça va lui faire refermer tout ça. Je lui dis "non mais, je savais que t'allais faire ça mais justement je voulais te dire que j'aime bien avoir froid et me couvrir"; alors il laisse ouvert.

Au bar, vers les 2h du matin, la lumière change de couleur et fait passer nos visages du rouge au bleu, c'est pour moi le moment de recueillir mes conseils beauté bimensuel, à peine. Il me touche les cheveux et il me dit que j'ai des plus beaux cheveux que lui ou de meilleure qualité, j'ai oublié. Je lui dit que je compte me les laisser pousser très longs comme lui et puis je lui demande s'il me préfère avec une frange ou sans, il me dit "fais voir" et d'une main je plaque ma frange au dessus de ma tête, un peu triste de devoir lui révéler mon trop grand front. Mon regard se fait interrogateur, presque inquiet, puis le voyant me regarder je lui avoue que j'ai un trop grand front histoire de le devancer et de ne pas trop souffrir, il dit que j'ai un grand front qui va avec mes deux grands jolis yeux et que je suis mieux sans la frange, qu'une fois que mes cheveux auront poussés et que je pourrais mettre ma frange sur le côté (il trace la forme que prendra la frange sur le visage) olala, ce sera parfait. C'est la première fois que l'idée d'avoir été bien proportionnée du visage, de ce dialogue front/yeux, d'une sorte d'artisan qui auraient eu de bonnes intentions à mon égard, me frôle l'esprit. Je lui dis que moi ça me complexe depuis mon enfance.

Souvent il a été question d'entrer dans des espaces de discussion où je mettais le doigt sur ce qui n'allait physiquement pas chez moi, mais jamais il n'a été question de me désavantager pour en faire mieux éclater ses compliments; j'avais pourtant peur à chaque instant de passer pour cette nana là, peu fine dans ses tactiques. J'ai le sentiment d'avoir abandonné ce jeu il y a bien longtemps et j'aimerais pouvoir étaler mes défauts et mes complexes sans rien sembler réclamer entre les lignes. Il m'a dit répondu quelque chose comme "écoute moi un peu" quand je persistais à cracher sur mon front. Nous étions appuyés au bar, dans l'arrière-salle des hommes aux postures d'habitués jouaient aux cartes et la serveuse négociait pour rigoler le prix du chien.

Je l'ai vu débarasser le canapé des gros coussins qui prenaient de la place, puis il a plié la housse du canapé de sorte à ce qu'apparaissent des draps crème parsemés de fleurs d'un rose tendre et m'a apporté un gros coussin violet. Le Lexomil faisait son chemin dans mon organisme et je me suis énergiquement assise en tailleur comme pour prendre possession des lieux, à la façon des filles, excitées de dormir en groupe lors d'une soirée pyjama et qui se glissent avec entrain dans les couvertures. J'ai caressé de la paume les draps encore bien plaqués contre le ventre du canapé comme pour témoigner d'un sentiment de netteté, je le voyais me dire bonne nuit et m'envoyer des bisous depuis la porte qu'il fermait progressivement pour ne pas trop brusquer les adieux, nous venions de passer trop de temps ensemble et cela supposait un minimum de délicatesse. Je me suis glissée dans les draps au moment où le jour commençait à doucement infuser dans la grande tasse limpide qu'arrive à être le ciel.

Il m'avait demandé à quelle heure je devais rentrer chez moi, je lui ai dit que ma mère étant au travail je pouvais bien rentrer dans l'après-midi mais que ça ne voulait pas forcément dire que j'allais squatter chez lui. Son ami S. devait venir vers les 14h, je lui ai dit que je pouvais partir avant qu'il ne vienne, il m'a dit non tu pourras prendre le café avec nous puis ensuite on devra bosser. Je me suis réveillée à 13h49 et ma première vision a été celle de sa bibliothèque, en même temps que je réalisais "je suis chez A." un sentiment de confort total m'envahissait, j'aurai pu rester encore longtemps allongée à le sentir dormir comme un adolescent juste à côté. Je ne pouvais rien faire et il n'était pas question de le réveiller, j'ai alors sorti Journal de deuil rangé sous mes vêtements pliés, mais déjà je distinguais des bruits d'activité humaine dans l'autre pièce.

Il m'a demandé si je voulais prendre le petit-déjeuner, j'ai accepté un peu gênée de commencer à prendre mes aises, à répondre oui à tout. En attendant j'ai remis le canapé dans son état initial, j'ai tiré les draps et remis la housse, puis replacé les coussins dans ce qui me paraissait être une correcte symétrie, enfin je suis allée m'habiller, j'ai enfilé ma chemise de rechange par dessus mon t-shirt blanc (j'avais dans l'idée que je pouvais me négliger un peu puisque j'allais bientôt être chez moi) puis mon jean.

Nous avons mangé des oeufs brouillés avec du bacon , pain de mie, du jus d'orange et j'ai bu deux tasses de café bien sucré, même s'il était lyophilisé, que je le dosais grossièrement et que j'ai le même chez moi je ne me souviens pas avoir bu un café aussi bon.

Je ne sais plus de quoi nous parlions pendant ce petit-déjeuner et peut-être que j'ai évoqué plus haut des choses qui avaient en fait été dites durant le petit-déjeuner. Je savais que son ami allait arriver d'une minute à l'autre et que son arrivée annoncerait le dénouement de la chose pure et précieuse que nous venions de vivre. C'est au moment où A. s'est absenté de la salle de séjour que S. a sonné à la porte, j'étais trop timide pour vouloir ouvrir et j'appelais A. "A. y'a ton ami" et il m'a dit de lui ouvrir. J'ai ouvert en essayant d'adopter un visage avenant, qui lui ferait comprendre qu'il ne s'était pas trompé de porte. J'ai d'abord été toute seule avec lui et un livre d'entretiens de Francis Bacon nous a fait parlé quelques minutes en attendant que A. revienne. Je suis restée un certain moment avec eux, A. avait pris un tabouret de bar et à ma proposition qu'il vienne s'asseoir à côté de moi il a répondu "c'est mieux comme ça en triangle". S. nous racontait son séjour à Honfleur, il est anglais et il a encore un fort accent mais a adopté toutes les marques d'aisance de langage françaises, il ne parle pas du tout avec la précaution de ceux qui ont conscience d'user d'une langue "empruntée" qu'ils ne doivent pas abîmer pour la rendre en bon état. A. m'avait prévenu que S. avait un humour particulier, je ne trouvais pas son humour particulier, je trouvais simplement qu'il en avait et j'étais contente de rire sincèrement car je n'aurai rien pu répondre à ses histoires, c'était la meilleure des réparties qu'on aurait pu espérer.
Pendant que A. était au téléphone S. m'a demandé où est-ce que je l'avais rencontré, c'était à la fois simple et compliqué, disons qu'en racontant notre rencontre je m'engageais forcément sur la voie de la simplification bête et méchante, mais en fait pourquoi pas, les débuts avaient de toute façon été très simples.

Je n'ai pas été longue à me faire sortir et j'ai épargné à A. la tâche ingrate de me proposer de m'en aller. A partir du moment où S. était là je savais que nos rôles étaient en train de s'inverser; il était celui qui allait rester et j'étais sur le départ. Je suis allée me brosser les dents, j'ai chaussé mes ballerines rouges, enfilé ma veste marron, j'ai bien pris garde de ne rien oublier, de toute façon je ne m'étais pas du tout étalé et mes affaires se trouvaient en vrac dans mon sac, mon haut de la veille en boule sous les livres. J'ai fait la bise à A., je l'ai remercié pour tout, j'ai fait la bise à S., je lui ai dit que j'avais été enchantée de l'avoir rencontré. A. a un peu fait comme le soir, comme pour atténuer la rupture il a glissé sa tête à travers la porte entrebaillée pour me donner quelques indications pratiques concernant les portes de l'immeuble. Dehors le jour était entamé depuis longtemps et je me sentais débouler dans la rue comme en plein milieu d'un film, rien ne commençait avec moi et il me fallait vite reprendre le contrôle de ma vie, c'est à dire avancer à contrecoeur.

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