dimanche 26 avril 2009

5

Dans son vase un bouquet de lilas séché, "tu vois après je les garde, je les mets là" il touche les fleurs séchées, bruit d'effritements agréable.
Je voulais t'offrir du lilas mais la fleuriste m'a dit que ça allait tenir deux jours. Il vide le vase pour y mettre mes oeillets. J'avais peur que tu prennes des fleurs avec des tiges trop grandes parce que tu vois c'est pour les mettre dans ce petit vase, mais là c'est parfait.

Ce qu'il disait sur le décalage qu'on peut avoir entre ce qu'on est vraiment et ce qu'on voit de nous. Après ça je me suis demandé à quoi je pouvais bien ressembler et aussi que je ne me connaissais pas du tout, je me voyais comme une autre, je m'intéressais encore, je m'aimais comme on aime une autre, avec ce que ça peut avoir de rafraîchissant.

Tout au début, sur le trajet qui mène jusqu'à chez lui, on parle d'Hervé Guibert. Le passage où Guibert baise la main de Michel Foucault et finit par se laver les lèvres, il aurait bien voulu le lire, j'avais hésité à prendre le livre avec moi pour le lui montrer, je regrette bêtement. Le passage fait à peine 10 lignes je crois. On en vient à parler d'autofiction : moi j'aime bien ça l'autofiction mais je trouve ça un peu mesquin, je me vois pas faire ça, certains trouvent ça trop autocentré, pour eux c'est pas de la littérature, Gille Deleuze disait qu'il y avait rien de pire que d'écrire sa petite histoire personnelle
Oui c'est vrai mais tu sais il exagère et puis il faut surtout pas l'écouter lui, il fait son vieux grincheux.

Salle de bains dépouillée des hommes, avec le strict nécessaire, absolument tout le contraire des femmes, leur abondance de produits, de maquillage. Les femmes ont des sacs, les hommes rarement. Ils sont comme ça, ils n'ont besoin de rien.

Il me dit que le cuir de mes ballerines rouges lui fait penser aux cuirs des chaussons marocains, tu sais "un cuir souple", un peu brillant? non justement, un cuir mat...oui je vois, je vois exactement.

Tu vois, alors, avec les Ipod, Iphone et tout ces engins c'est la frustration qui disparaît, il y en aura bientôt plus et moi je veux encore ressentir des manques. Alors toi tu veux la frustration.
Oui voilà.

T'es partante pour voir un film? Je lui dis que je suis trop fatiguée, enfin que ça va mais que je pourrais pas le regarder jusqu'au bout. Il veut qu'on regarde Il était une fois la révolution. Je vais te le prêter, je vais te le prêter même si je le reverrais jamais.
Mais si tu le reverras, nan mais A. je rends toujours les affaires, crois moi.

Encore une de ces belles idées/remarques, une des idées que je classe dans les meilleures de la soirée : il me parle de l'importance à savoir traduire un texte dans une autre langue, plus que de l'importance, il dit que ça fait un bon écrivain. Proust qui traduit Ruskin, ses premiers romans qui étaient mineurs et puis l'évolution de son style, je lui dis "c'est rassurant de voir qu'un écrivain à plusieurs vies". "Écrire c'est traduire des sentiments alors c'est important de savoir traduire d'une langue à une autre, ça fait un bon écrivain".

Le vin qui avait fini par ralentir la cadence de mes pensées, par semer d'embûches le chemin qui mène de la pensée à sa formulation. Le temps que ça prenait à venir, ralentit encore plus par la conscience que ça mettait du temps. A l'intérieur j'étais moi même et en surface une sorte de moi un peu ralenti.

Je lui ai dit que ça faisait longtemps que je n'avais pas discuté comme ça, aussi longtemps. Je discute beaucoup avec mes amies mais il y a des formes de discussion qu'on n'adopte pas, on ne fait jamais de débat d'idées, j'ai toujours fait ça avec des gens qui venaient de l'extérieur. Le débat d'idées ne marchent pas avec tout le monde, il y a des gens pour ça, des gens avec qui ça fonctionne et avec qui ça ne s'arrête pas; c'est un enchantement de chaque instant de pouvoir proposer soi-même de nouvelles idées, des idées effrayantes de nouveauté et qui ne sont provoquées que par l'engouement, l'enthousiasme dans lequel l'autre arrive à nous maintenir. Intérêt de voir jusqu'où vont nos idées, intérêt d'écouter l'autre, et même; amour de l'autre. Je pense qu'il faut à l'homme au moins une grande discussion illimitée par mois avec un ami pour sa santé mentale.

Comprendre un tableau ou un film là n'est pas la question pour lui, devant une oeuvre tu ressens quelque chose ou tu ne ressens rien, alors que je lui dis que comprendre ça m'obsède et que j'en saisis pourtant tout le ridicule. Il me reproche ma prétention à me sentir capable de comprendre, je lui dis que c'est tout le contraire, que c'est le trop grand respect pour l'oeuvre en face, la peur panique à l'idée que je puisse ne pas la saisir, l'idée de m'y sentir inférieure, pas assez imprégnée de culture et de références pour ne pas la comprendre, le gâchis à ne pas la "comprendre".
Je n'ai jamais cru en une oeuvre qui ne solliciterait pas mon intellect.

"Nan mais c'est très bien, d'avoir vécu, c'est très bien..."

Les voyages rencontres forment la jeunesse

Le matin il met un album d'Etienne Daho, j'espérais secrètement que Week-end à Rome passe. Ca me faisait bizarre de me dire qu'il aimait des trucs pareils, pour moi A. ça restait les Cure, Nick Cave, Tom Waits, les titres virils des Pixies, pas de la musique de midinettes. Elle ouvre l'album. Les années 80 c'est tellement parfait pour le matin, disons pour l'heure à laquelle on se réveille. J'avais le nez enfoui dans ma tasse de café et je devais être assise en tailleur, mon père m'avait appelé vers midi pendant que je dormais. Je comptais prendre mon temps et m'offrir cette journée, n'écouter et ne suivre personne, désobéir mollement. Le contexte avait sensiblement changé mais Etienne Daho me soutenait dans ma décision.
Je vais encore sortir ce soir
Je le regretterai sans doute


J'hésitais à aller aux Buttes Chaumont, il aurait été plus sage de rentrer, de prendre une douche, de vider mon sac et d'attendre de voir débarquer les parents rassurés de ma présence. Cela faisait depuis le début des vacances que je leur échappais, que le soir comme le matin ils ne me voyaient pas. Chaque jour j'avais droit aux appels et aux remarques autant irritées qu'irritantes de mon père, de ma mère. Mon père devait concevoir mes absences quotidiennes comme autant de pied de nez, c'est en tout cas ce que je ressentais les quelques fois que je restais chez moi pour la soirée, l'ennui était tellement opaque, presque purificateur que toutes personnes qui en échappaient étaient secrètement enviées.

En me rendant au métro, les Buttes-Chaumont me font de l'oeil. Dans Paris je préfère les parcs au jardin. Le Jardin du Luxembourg et des Tuileries sont très beaux mais encore trop parisiens et aux allures encore trop bourgeoises, trop intimidantes. Ils font la transition entre le parc et le café. Le jardin c'est pour les couples ou les couples de vieux amis, les parcs c'est pour la bande de copines et la famille. Je commence à préférer les parcs à tout les autres endroits du monde : accès gratuit, fermeture à 21h en été
Au début j'avais pour projet de seulement le traverser mais la pelouse me sommait de venir m'asseoir sur elle, ce que je ne peux jamais faire avec mes copines qui préfèrent toujours le banc. Il y avait du soleil pour tout le monde, aucune surface n'y était exclue, des gens mangeaient des glaces, s'aplatissaient sous le soleil. Je me suis assise, j'ai enlevé ma veste et j'ai commencé à noter mes souvenirs et impressions sur mon carnet pour les besoins de ce blog, j'en ai rempli une dizaine de pages recto/verso, un souvenir en entraînait un autre et j'avais aussi procédé par mot-clés pour retenir des faits que j'avais eu peur d'oublier.

Je suis restée là quelques temps, peut-être un peu plus d'une heure, à regarder indiscrètement des choses que je n'aurai pas pu fixer sans lunettes de soleil. J'étais d'une humeur terrible, terriblement joyeuse, mais comme toujours d'une joyeuseté craintive, prudente, et qui ne demande qu'à se prouver à elle-même qu'elle a tort. Je sentais l' équateur entre la tristesse la plus délavée et cette joie qui jouait au funambule sur ce fil ténu, ça pouvait tomber d'un côté comme de l'autre et c'était ce tangage qui était plaisant, cette joie qui avait la tristesse en arrière-pensée. Écrit dans mon carnet : "on est très facilement heureux". Se dire que j'ai pu penser ça à un moment, je trouve ça pas mal, je m'envierai presque. Je me souviens je m'étais dit "je suis tellement joyeuse que j'accepte les mouches sur mon bras, ma main, mes doigts, le blanc de mon livre qui les attire", quand on est bien tout est complice de notre bonheur, tout nouvel élément participe à enrichir ce bonheur. De la même façon la tristesse se nourrit impitoyablement de tout, pour elle tout est signe d'accablement.

Un père qui fait tournoyer sa fille en la saisissant par les poignets, un jeune placé pas trop loin avec sa bande, en rigolant : "Mais monsieur, monsieur, c'est pas à ça que ça sert les enfants, monsieur..."

J'ai vu mon territoire se rembrunir, le soleil se faire manger par un nuage et j'ai dû ajuster mon étole sur mes épaules. Un désenchantement eut lieu et qui allait provoquer mon départ, cette quiétude : je savais qu'en restant assise ici je restais du même coup au creux du ventre chaud du bonheur car peu de choses autour de moi et en moi se modifiaient et je remarque que les pensées adoptent souvent le rythme que prend le corps : pour le corps immobile une pensée fixe, pour la flânerie les rêveries comme autant de gâteaux devant lesquels on aurait du mal à se décider. J'avais alors la pensée fixe et lumineuse de ce qui m'était arrivé et de ce qui m'arrivait, c'est à dire rien, et c'était le meilleur commentaire qu'on pouvait faire de ce qui précédait, la meilleure des digestions.

Penser non pas à aller tous les dimanches aux Buttes-Chaumont mais souvent, une fois toutes les deux semaines sinon plus. En fait quand j'en aurai envie, quand j'aurai envie de lire loin du monde. Les cafés je ne peux pas: il y a les gens. Le métro, insolent, m'arrache à mes lectures. A la maison il y a le bruit, internet, les distractions et puis il faut sortir. Y aller seule ou avec les copines, tester les glaces, les gaufres, les crêpes, le café.

A. m'avait conseillé beaucoup de livres durant la soirée, au début j'avais tenté de les retenir, au pire je les lui aurai redemandé, puis la liste commençant à s'allonger j'ai finalement sorti mon carnet pour les noter et lui a fini par me les dicter. Des auteurs d'abord : Albert Cossery, beaucoup de Peter Handke, quelques livres d'entretiens de Gilles Deleuze.
Après les Buttes-Chaumont et comme pour prolonger la discussion, me consoler de son absence je suis allée chez Gibert, je voulais lire tout de suite des livres de Handke, son essai sur la fatigue me faisait de l'oeil depuis trop longtemps et A. venait d'en accélérer le moment de la lecture. J'ai pris trois livres de Handke, dont deux qui commençaient à jaunir sur leurs extrémités, j'ai payé et je suis sortie, je me sentais bien armée.

fin.

Aucun commentaire: