dimanche 24 mai 2009


Ma mère a sorti la grande coupelle qu'elle a remplie d'un ensemble de fruits se partageant l'espace de façon égale. Recluse à côté se trouvait une grande et silencieuse demi-pastèque; ce fruit-objet qui, même éventré en son milieu, par sa dimension et sa lourdeur est contraint à une existence solitaire en dehors de tout ensemble. Mais c'est d'une solitude assumée sinon exubérante que traduisent ses couleurs, trop vives pour dénoter une quelconque tristesse. Le melon, quant à lui, laisse deviner une nature introvertie: se trouvant entre deux mondes, indécis par nature, tenant dans une main en prenant le risque de lui échapper, complexant sur une dimension qui ne lui appartient pas. On assiste parfois à l'une de ses tentatives de repliement sur lui-même -ce sont les petits melons- nous faisant ainsi profiter du même coup d'une plus grande intensité de saveur; là où la pastèque ne nous assure pas de l'homogénéité de son goût en chacune de ses parties, comme s'il s'agissait uniquement pour elle de s'étendre, de s'étirer, au mépris de sa fonction et de son consommateur; elle n'en fait qu'à sa grosse tête.

Les fruits ne nous font parvenir aucune odeur, ce sont les objets du goût. Ils sont un peu comme les fleurs qui exhalent leurs odeurs à un périmètre très réduit et dépassant rarement les limites de leurs propres matières : c'est pour cela qu'il faut plonger le nez au coeur du bouquet, au risque de les faire vibrer...ou se résigner à les connaître par le biais de sprays désodorisants pour toilettes, de shampooing et autres cosmétiques.
Alors dans la cuisine ça ne sentait pas le fruit mais plutôt la viande que ma mère cuisinait dans une sorte de gros wok qui doit être nouveau : je connais nos casseroles et poêles, il n'y a aucune raison d'en changer mais en déménageant et avec la nouvelle plaque chauffante à induction on a dû tout renouveler. Inquiète de l'odeur conventionnellement délicieuse mais que la chaleur rendait écoeurante je lui ai signifié, comme une sorte de règle à appliquer jusqu'à nouvel ordre, de ne pas cuisiner d'aliments trop lourds parce qu'il faisait chaud, elle m'a répondu qu'elle n'avait cuisiné que de la viande. Dans ma chambre où les deux grandes fenêtres sont ouvertes dans l'espoir qu'un courant d'air se forme on pouvait aussi sentir une toug autre odeur de viande provenant du balcon des voisins, on y entendait aussi de subtils tintements de vaisselles et de couverts mais pas de discussions. Il est dur d'échapper à la tentation familiale du repas sur la terrasse qui suppose une organisation sommaire et une motivation partagée.

Je me souviens de l'année dernière, période du bac oral de français, je passais des journées seule sur ma terrasse à poursuivre la massive lecture de l'Adolescent, j'avais vraiment bronzé et j'aimais porter cette chemise à manches courtes bleu marine achetée chez Muji, je ne voulais presque porter que ça tellement elle m'assurait d'une élégance sous les plus lourdes chaleurs là où les autres succombaient à un total mépris de cette élégance sinon de la pudeur. Je tiens à la pudeur comme une vieille dame à son sac, parfois j'en ai honte et parfois je me dis "tant mieux tant mieux".

Il n'en reste plus que sa chair grossièrement découpée en morceaux inégaux, domestiquée afin de lui conférer une taille humaine. C'est la pastèque déconstruite, puzzleisée, cubiste, finissant dans un bol entre les yaourts, agonisant dans son jus insipide, avec un léger et miséreux voile de film transparent censé l'aider à se conserver jusqu'au prochain dessert. L'heure venue il n'en reste déjà plus, car la pastèque se mange sans faim, elle se mange par caprice, parce qu'en panne d'inspiration nous ouvrons le frigo et que la pureté de sa couleur nous drague; telle une petite adolescente aguicheuse dont les effets qu'elle provoque la dépassent.

peinture de Fernando Botero

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