dimanche 26 avril 2009

5

Dans son vase un bouquet de lilas séché, "tu vois après je les garde, je les mets là" il touche les fleurs séchées, bruit d'effritements agréable.
Je voulais t'offrir du lilas mais la fleuriste m'a dit que ça allait tenir deux jours. Il vide le vase pour y mettre mes oeillets. J'avais peur que tu prennes des fleurs avec des tiges trop grandes parce que tu vois c'est pour les mettre dans ce petit vase, mais là c'est parfait.

Ce qu'il disait sur le décalage qu'on peut avoir entre ce qu'on est vraiment et ce qu'on voit de nous. Après ça je me suis demandé à quoi je pouvais bien ressembler et aussi que je ne me connaissais pas du tout, je me voyais comme une autre, je m'intéressais encore, je m'aimais comme on aime une autre, avec ce que ça peut avoir de rafraîchissant.

Tout au début, sur le trajet qui mène jusqu'à chez lui, on parle d'Hervé Guibert. Le passage où Guibert baise la main de Michel Foucault et finit par se laver les lèvres, il aurait bien voulu le lire, j'avais hésité à prendre le livre avec moi pour le lui montrer, je regrette bêtement. Le passage fait à peine 10 lignes je crois. On en vient à parler d'autofiction : moi j'aime bien ça l'autofiction mais je trouve ça un peu mesquin, je me vois pas faire ça, certains trouvent ça trop autocentré, pour eux c'est pas de la littérature, Gille Deleuze disait qu'il y avait rien de pire que d'écrire sa petite histoire personnelle
Oui c'est vrai mais tu sais il exagère et puis il faut surtout pas l'écouter lui, il fait son vieux grincheux.

Salle de bains dépouillée des hommes, avec le strict nécessaire, absolument tout le contraire des femmes, leur abondance de produits, de maquillage. Les femmes ont des sacs, les hommes rarement. Ils sont comme ça, ils n'ont besoin de rien.

Il me dit que le cuir de mes ballerines rouges lui fait penser aux cuirs des chaussons marocains, tu sais "un cuir souple", un peu brillant? non justement, un cuir mat...oui je vois, je vois exactement.

Tu vois, alors, avec les Ipod, Iphone et tout ces engins c'est la frustration qui disparaît, il y en aura bientôt plus et moi je veux encore ressentir des manques. Alors toi tu veux la frustration.
Oui voilà.

T'es partante pour voir un film? Je lui dis que je suis trop fatiguée, enfin que ça va mais que je pourrais pas le regarder jusqu'au bout. Il veut qu'on regarde Il était une fois la révolution. Je vais te le prêter, je vais te le prêter même si je le reverrais jamais.
Mais si tu le reverras, nan mais A. je rends toujours les affaires, crois moi.

Encore une de ces belles idées/remarques, une des idées que je classe dans les meilleures de la soirée : il me parle de l'importance à savoir traduire un texte dans une autre langue, plus que de l'importance, il dit que ça fait un bon écrivain. Proust qui traduit Ruskin, ses premiers romans qui étaient mineurs et puis l'évolution de son style, je lui dis "c'est rassurant de voir qu'un écrivain à plusieurs vies". "Écrire c'est traduire des sentiments alors c'est important de savoir traduire d'une langue à une autre, ça fait un bon écrivain".

Le vin qui avait fini par ralentir la cadence de mes pensées, par semer d'embûches le chemin qui mène de la pensée à sa formulation. Le temps que ça prenait à venir, ralentit encore plus par la conscience que ça mettait du temps. A l'intérieur j'étais moi même et en surface une sorte de moi un peu ralenti.

Je lui ai dit que ça faisait longtemps que je n'avais pas discuté comme ça, aussi longtemps. Je discute beaucoup avec mes amies mais il y a des formes de discussion qu'on n'adopte pas, on ne fait jamais de débat d'idées, j'ai toujours fait ça avec des gens qui venaient de l'extérieur. Le débat d'idées ne marchent pas avec tout le monde, il y a des gens pour ça, des gens avec qui ça fonctionne et avec qui ça ne s'arrête pas; c'est un enchantement de chaque instant de pouvoir proposer soi-même de nouvelles idées, des idées effrayantes de nouveauté et qui ne sont provoquées que par l'engouement, l'enthousiasme dans lequel l'autre arrive à nous maintenir. Intérêt de voir jusqu'où vont nos idées, intérêt d'écouter l'autre, et même; amour de l'autre. Je pense qu'il faut à l'homme au moins une grande discussion illimitée par mois avec un ami pour sa santé mentale.

Comprendre un tableau ou un film là n'est pas la question pour lui, devant une oeuvre tu ressens quelque chose ou tu ne ressens rien, alors que je lui dis que comprendre ça m'obsède et que j'en saisis pourtant tout le ridicule. Il me reproche ma prétention à me sentir capable de comprendre, je lui dis que c'est tout le contraire, que c'est le trop grand respect pour l'oeuvre en face, la peur panique à l'idée que je puisse ne pas la saisir, l'idée de m'y sentir inférieure, pas assez imprégnée de culture et de références pour ne pas la comprendre, le gâchis à ne pas la "comprendre".
Je n'ai jamais cru en une oeuvre qui ne solliciterait pas mon intellect.

"Nan mais c'est très bien, d'avoir vécu, c'est très bien..."

Les voyages rencontres forment la jeunesse

Le matin il met un album d'Etienne Daho, j'espérais secrètement que Week-end à Rome passe. Ca me faisait bizarre de me dire qu'il aimait des trucs pareils, pour moi A. ça restait les Cure, Nick Cave, Tom Waits, les titres virils des Pixies, pas de la musique de midinettes. Elle ouvre l'album. Les années 80 c'est tellement parfait pour le matin, disons pour l'heure à laquelle on se réveille. J'avais le nez enfoui dans ma tasse de café et je devais être assise en tailleur, mon père m'avait appelé vers midi pendant que je dormais. Je comptais prendre mon temps et m'offrir cette journée, n'écouter et ne suivre personne, désobéir mollement. Le contexte avait sensiblement changé mais Etienne Daho me soutenait dans ma décision.
Je vais encore sortir ce soir
Je le regretterai sans doute


J'hésitais à aller aux Buttes Chaumont, il aurait été plus sage de rentrer, de prendre une douche, de vider mon sac et d'attendre de voir débarquer les parents rassurés de ma présence. Cela faisait depuis le début des vacances que je leur échappais, que le soir comme le matin ils ne me voyaient pas. Chaque jour j'avais droit aux appels et aux remarques autant irritées qu'irritantes de mon père, de ma mère. Mon père devait concevoir mes absences quotidiennes comme autant de pied de nez, c'est en tout cas ce que je ressentais les quelques fois que je restais chez moi pour la soirée, l'ennui était tellement opaque, presque purificateur que toutes personnes qui en échappaient étaient secrètement enviées.

En me rendant au métro, les Buttes-Chaumont me font de l'oeil. Dans Paris je préfère les parcs au jardin. Le Jardin du Luxembourg et des Tuileries sont très beaux mais encore trop parisiens et aux allures encore trop bourgeoises, trop intimidantes. Ils font la transition entre le parc et le café. Le jardin c'est pour les couples ou les couples de vieux amis, les parcs c'est pour la bande de copines et la famille. Je commence à préférer les parcs à tout les autres endroits du monde : accès gratuit, fermeture à 21h en été
Au début j'avais pour projet de seulement le traverser mais la pelouse me sommait de venir m'asseoir sur elle, ce que je ne peux jamais faire avec mes copines qui préfèrent toujours le banc. Il y avait du soleil pour tout le monde, aucune surface n'y était exclue, des gens mangeaient des glaces, s'aplatissaient sous le soleil. Je me suis assise, j'ai enlevé ma veste et j'ai commencé à noter mes souvenirs et impressions sur mon carnet pour les besoins de ce blog, j'en ai rempli une dizaine de pages recto/verso, un souvenir en entraînait un autre et j'avais aussi procédé par mot-clés pour retenir des faits que j'avais eu peur d'oublier.

Je suis restée là quelques temps, peut-être un peu plus d'une heure, à regarder indiscrètement des choses que je n'aurai pas pu fixer sans lunettes de soleil. J'étais d'une humeur terrible, terriblement joyeuse, mais comme toujours d'une joyeuseté craintive, prudente, et qui ne demande qu'à se prouver à elle-même qu'elle a tort. Je sentais l' équateur entre la tristesse la plus délavée et cette joie qui jouait au funambule sur ce fil ténu, ça pouvait tomber d'un côté comme de l'autre et c'était ce tangage qui était plaisant, cette joie qui avait la tristesse en arrière-pensée. Écrit dans mon carnet : "on est très facilement heureux". Se dire que j'ai pu penser ça à un moment, je trouve ça pas mal, je m'envierai presque. Je me souviens je m'étais dit "je suis tellement joyeuse que j'accepte les mouches sur mon bras, ma main, mes doigts, le blanc de mon livre qui les attire", quand on est bien tout est complice de notre bonheur, tout nouvel élément participe à enrichir ce bonheur. De la même façon la tristesse se nourrit impitoyablement de tout, pour elle tout est signe d'accablement.

Un père qui fait tournoyer sa fille en la saisissant par les poignets, un jeune placé pas trop loin avec sa bande, en rigolant : "Mais monsieur, monsieur, c'est pas à ça que ça sert les enfants, monsieur..."

J'ai vu mon territoire se rembrunir, le soleil se faire manger par un nuage et j'ai dû ajuster mon étole sur mes épaules. Un désenchantement eut lieu et qui allait provoquer mon départ, cette quiétude : je savais qu'en restant assise ici je restais du même coup au creux du ventre chaud du bonheur car peu de choses autour de moi et en moi se modifiaient et je remarque que les pensées adoptent souvent le rythme que prend le corps : pour le corps immobile une pensée fixe, pour la flânerie les rêveries comme autant de gâteaux devant lesquels on aurait du mal à se décider. J'avais alors la pensée fixe et lumineuse de ce qui m'était arrivé et de ce qui m'arrivait, c'est à dire rien, et c'était le meilleur commentaire qu'on pouvait faire de ce qui précédait, la meilleure des digestions.

Penser non pas à aller tous les dimanches aux Buttes-Chaumont mais souvent, une fois toutes les deux semaines sinon plus. En fait quand j'en aurai envie, quand j'aurai envie de lire loin du monde. Les cafés je ne peux pas: il y a les gens. Le métro, insolent, m'arrache à mes lectures. A la maison il y a le bruit, internet, les distractions et puis il faut sortir. Y aller seule ou avec les copines, tester les glaces, les gaufres, les crêpes, le café.

A. m'avait conseillé beaucoup de livres durant la soirée, au début j'avais tenté de les retenir, au pire je les lui aurai redemandé, puis la liste commençant à s'allonger j'ai finalement sorti mon carnet pour les noter et lui a fini par me les dicter. Des auteurs d'abord : Albert Cossery, beaucoup de Peter Handke, quelques livres d'entretiens de Gilles Deleuze.
Après les Buttes-Chaumont et comme pour prolonger la discussion, me consoler de son absence je suis allée chez Gibert, je voulais lire tout de suite des livres de Handke, son essai sur la fatigue me faisait de l'oeil depuis trop longtemps et A. venait d'en accélérer le moment de la lecture. J'ai pris trois livres de Handke, dont deux qui commençaient à jaunir sur leurs extrémités, j'ai payé et je suis sortie, je me sentais bien armée.

fin.

vendredi 24 avril 2009

4

Nous parlons d'une connaissance que nous avons en commun. Il dit qu'il aime bien cette personne et qu'il aimerait d'ailleurs la voir plus souvent mais qu'il ne sait pas si c'est réciproque. Je poursuis en disant que c'est souvent ça avec les personnes, le problème de la réciprocité, on ne sait jamais. Je pense à notre première rencontre et aux tourments que j'ai pu endurer à ne pas savoir si justement mon envie de le voir était réciproque, je me rappelle; dans la rue j'en bavais, le soir chez moi j'en bavais aussi, et tout ça ne partait que d'un délire personnel découlant de cette première journée passée avec lui et que je n'ai jamais su oublier, d'un attachement dégoulinant, déréglé et incontrôlable mais dans lequel je ne voyais que sincérité et légitimité. C'était excessif mais je ne pouvais pas y remédier, il y a un moyen de raisonner, de se ressaisir mais quand on raisonne c'est toujours à côté, à vide, ça ne change rien à l'histoire, la folie douce est assumée, le remède est là-bas, encore inaccessible.

Il me dit qu'il me sent capable d'écrire et que je devrais m'y mettre. Je lui dis que la trop grande liberté de sujet, de genre, le choix de pouvoir écrire ou de ne pas le faire, tout cela me paralyse, j'aimerais de la contrainte. Il me dit que c'est un peu ça les revues, la peur de la liberté de l'écrivain, le désir de se voir imposer un sujet.

Souvent au milieu de ces histoires, quand il voyait que le temps de paroles ne devenait plus du tout équitable : "tu t'en fous", "je t'ennuie", comme pour lui-même.

Je lui fais remarquer qu'il habite tout près des Buttes-Chaumont, que c'est trop bien. Tu y vas souvent? Non jamais, comme je sais que c'est possible. Oui voilà, les gens qui s'installent à Paris viennent pour sentir les choses possibles, moi je vais aux Buttes-Chaumont parce que j'habite Courbevoie.

D'abord vraiment bien assis, nous finissons progressivement par adopter une position de plus en plus allongée. Il n'arrête pas de fumer, déjà dans son mail il m'informait que je pouvais prendre une douche pour ne pas éveiller les soupçons de ma mère avec une chevelure enfumée. Il ouvre la porte de son appartement et la fenêtre du fond pour aérer la pièce, je m'enroule dans mon châle en sachant que ça va lui faire refermer tout ça. Je lui dis "non mais, je savais que t'allais faire ça mais justement je voulais te dire que j'aime bien avoir froid et me couvrir"; alors il laisse ouvert.

Au bar, vers les 2h du matin, la lumière change de couleur et fait passer nos visages du rouge au bleu, c'est pour moi le moment de recueillir mes conseils beauté bimensuel, à peine. Il me touche les cheveux et il me dit que j'ai des plus beaux cheveux que lui ou de meilleure qualité, j'ai oublié. Je lui dit que je compte me les laisser pousser très longs comme lui et puis je lui demande s'il me préfère avec une frange ou sans, il me dit "fais voir" et d'une main je plaque ma frange au dessus de ma tête, un peu triste de devoir lui révéler mon trop grand front. Mon regard se fait interrogateur, presque inquiet, puis le voyant me regarder je lui avoue que j'ai un trop grand front histoire de le devancer et de ne pas trop souffrir, il dit que j'ai un grand front qui va avec mes deux grands jolis yeux et que je suis mieux sans la frange, qu'une fois que mes cheveux auront poussés et que je pourrais mettre ma frange sur le côté (il trace la forme que prendra la frange sur le visage) olala, ce sera parfait. C'est la première fois que l'idée d'avoir été bien proportionnée du visage, de ce dialogue front/yeux, d'une sorte d'artisan qui auraient eu de bonnes intentions à mon égard, me frôle l'esprit. Je lui dis que moi ça me complexe depuis mon enfance.

Souvent il a été question d'entrer dans des espaces de discussion où je mettais le doigt sur ce qui n'allait physiquement pas chez moi, mais jamais il n'a été question de me désavantager pour en faire mieux éclater ses compliments; j'avais pourtant peur à chaque instant de passer pour cette nana là, peu fine dans ses tactiques. J'ai le sentiment d'avoir abandonné ce jeu il y a bien longtemps et j'aimerais pouvoir étaler mes défauts et mes complexes sans rien sembler réclamer entre les lignes. Il m'a dit répondu quelque chose comme "écoute moi un peu" quand je persistais à cracher sur mon front. Nous étions appuyés au bar, dans l'arrière-salle des hommes aux postures d'habitués jouaient aux cartes et la serveuse négociait pour rigoler le prix du chien.

Je l'ai vu débarasser le canapé des gros coussins qui prenaient de la place, puis il a plié la housse du canapé de sorte à ce qu'apparaissent des draps crème parsemés de fleurs d'un rose tendre et m'a apporté un gros coussin violet. Le Lexomil faisait son chemin dans mon organisme et je me suis énergiquement assise en tailleur comme pour prendre possession des lieux, à la façon des filles, excitées de dormir en groupe lors d'une soirée pyjama et qui se glissent avec entrain dans les couvertures. J'ai caressé de la paume les draps encore bien plaqués contre le ventre du canapé comme pour témoigner d'un sentiment de netteté, je le voyais me dire bonne nuit et m'envoyer des bisous depuis la porte qu'il fermait progressivement pour ne pas trop brusquer les adieux, nous venions de passer trop de temps ensemble et cela supposait un minimum de délicatesse. Je me suis glissée dans les draps au moment où le jour commençait à doucement infuser dans la grande tasse limpide qu'arrive à être le ciel.

Il m'avait demandé à quelle heure je devais rentrer chez moi, je lui ai dit que ma mère étant au travail je pouvais bien rentrer dans l'après-midi mais que ça ne voulait pas forcément dire que j'allais squatter chez lui. Son ami S. devait venir vers les 14h, je lui ai dit que je pouvais partir avant qu'il ne vienne, il m'a dit non tu pourras prendre le café avec nous puis ensuite on devra bosser. Je me suis réveillée à 13h49 et ma première vision a été celle de sa bibliothèque, en même temps que je réalisais "je suis chez A." un sentiment de confort total m'envahissait, j'aurai pu rester encore longtemps allongée à le sentir dormir comme un adolescent juste à côté. Je ne pouvais rien faire et il n'était pas question de le réveiller, j'ai alors sorti Journal de deuil rangé sous mes vêtements pliés, mais déjà je distinguais des bruits d'activité humaine dans l'autre pièce.

Il m'a demandé si je voulais prendre le petit-déjeuner, j'ai accepté un peu gênée de commencer à prendre mes aises, à répondre oui à tout. En attendant j'ai remis le canapé dans son état initial, j'ai tiré les draps et remis la housse, puis replacé les coussins dans ce qui me paraissait être une correcte symétrie, enfin je suis allée m'habiller, j'ai enfilé ma chemise de rechange par dessus mon t-shirt blanc (j'avais dans l'idée que je pouvais me négliger un peu puisque j'allais bientôt être chez moi) puis mon jean.

Nous avons mangé des oeufs brouillés avec du bacon , pain de mie, du jus d'orange et j'ai bu deux tasses de café bien sucré, même s'il était lyophilisé, que je le dosais grossièrement et que j'ai le même chez moi je ne me souviens pas avoir bu un café aussi bon.

Je ne sais plus de quoi nous parlions pendant ce petit-déjeuner et peut-être que j'ai évoqué plus haut des choses qui avaient en fait été dites durant le petit-déjeuner. Je savais que son ami allait arriver d'une minute à l'autre et que son arrivée annoncerait le dénouement de la chose pure et précieuse que nous venions de vivre. C'est au moment où A. s'est absenté de la salle de séjour que S. a sonné à la porte, j'étais trop timide pour vouloir ouvrir et j'appelais A. "A. y'a ton ami" et il m'a dit de lui ouvrir. J'ai ouvert en essayant d'adopter un visage avenant, qui lui ferait comprendre qu'il ne s'était pas trompé de porte. J'ai d'abord été toute seule avec lui et un livre d'entretiens de Francis Bacon nous a fait parlé quelques minutes en attendant que A. revienne. Je suis restée un certain moment avec eux, A. avait pris un tabouret de bar et à ma proposition qu'il vienne s'asseoir à côté de moi il a répondu "c'est mieux comme ça en triangle". S. nous racontait son séjour à Honfleur, il est anglais et il a encore un fort accent mais a adopté toutes les marques d'aisance de langage françaises, il ne parle pas du tout avec la précaution de ceux qui ont conscience d'user d'une langue "empruntée" qu'ils ne doivent pas abîmer pour la rendre en bon état. A. m'avait prévenu que S. avait un humour particulier, je ne trouvais pas son humour particulier, je trouvais simplement qu'il en avait et j'étais contente de rire sincèrement car je n'aurai rien pu répondre à ses histoires, c'était la meilleure des réparties qu'on aurait pu espérer.
Pendant que A. était au téléphone S. m'a demandé où est-ce que je l'avais rencontré, c'était à la fois simple et compliqué, disons qu'en racontant notre rencontre je m'engageais forcément sur la voie de la simplification bête et méchante, mais en fait pourquoi pas, les débuts avaient de toute façon été très simples.

Je n'ai pas été longue à me faire sortir et j'ai épargné à A. la tâche ingrate de me proposer de m'en aller. A partir du moment où S. était là je savais que nos rôles étaient en train de s'inverser; il était celui qui allait rester et j'étais sur le départ. Je suis allée me brosser les dents, j'ai chaussé mes ballerines rouges, enfilé ma veste marron, j'ai bien pris garde de ne rien oublier, de toute façon je ne m'étais pas du tout étalé et mes affaires se trouvaient en vrac dans mon sac, mon haut de la veille en boule sous les livres. J'ai fait la bise à A., je l'ai remercié pour tout, j'ai fait la bise à S., je lui ai dit que j'avais été enchantée de l'avoir rencontré. A. a un peu fait comme le soir, comme pour atténuer la rupture il a glissé sa tête à travers la porte entrebaillée pour me donner quelques indications pratiques concernant les portes de l'immeuble. Dehors le jour était entamé depuis longtemps et je me sentais débouler dans la rue comme en plein milieu d'un film, rien ne commençait avec moi et il me fallait vite reprendre le contrôle de ma vie, c'est à dire avancer à contrecoeur.

jeudi 23 avril 2009

3

Le temps de la soirée nous étions positionnés comme cela et ça n'a pas vraiment bougé jusqu'au moment de dormir. Il m'a dit que c'était la première fois qu'il s'asseyait sur le canapé rouge et qu'à chaque fois que des gens viennent ils prennent le rouge et lui le bleu. Je me sentais unique, ça contrebalançait avec le fait que j'avais pu dire comme beaucoup d'autres qu'il habitait un motel comme dans les films américains.

Sur les coups de 6 heures je suis allée enfiler mon pyjama composé d'un pantalon fleuri et d'un t-shirt blanc dont la fonction reste assez neutre car il m'arrive de le porter sous des chemises et puis un long gilet bleu marine en laine de mérinos pour me couvrir et parce que ça peut arriver qu'on distingue trop bien mes seins à travers le t-shirt.

On parle des personnes qui n'acceptent pas d'aller au cinéma toute seule, qui trouvent ça triste. Ces personnes qui "aiment bien partager leurs impressions". Je lui dis oui, c'est très révélateur du rapport qu'elles entretiennent avec le cinéma, oui, je dis que pour ces personnes-là le cinéma est une sorte de passage obligé avant d'aller au restaurant, de salle d'attente. Oui voilà c'est ça. Un peu plus tard, au moment de couper le pain il me demande si je veux le croûton je réponds non merci, et en ayant une personne en tête je lui dis "souvent les personnes qui aiment le croûton sont les mêmes qui aiment aller au cinéma accompagnées", il rigole et il dit que c'est vrai, il dit que la personne à laquelle il pense c'est le cas, je lui dis que moi aussi, la personne à laquelle je pense c'est aussi ça; c'est assez drôle.

Je me suis rendue compte que je posais assez souvent des questions très simples aux gens, des questions dont les réponses m'intéressent toujours énormément; je me souviens de quelques unes posées à A. T'aimes voyager?, tu dors à quelle heure?, tu dors comment?, tu lis quoi en ce moment? tu regardes beaucoup la télé? tu fais quoi quand t'as du temps libre comme ça? tu vas souvent au cinéma?, tu cuisines souvent? tu bois souvent du Coca light?, etc.

En mangeant son dessert il me dit que quand on boit de l'alcool on n'a jamais envie d'un dessert après, que le corps transforme l'alcool en sucre. Qu'après une cuite, le matin, on a envie d'un steak mais pas de sucré.

Je mets beaucoup de sel dans mes plats et beaucoup de sucre dans mon café. Il me dit que le café ça se boit sans sucre. Il dit que c'est comme le coca light, une fois qu'on en a goûté on peut pas revenir au Coca avec du sucre. Je lui promets qu'une fois chez moi je me ferai un espresso sans sucre, dans ma tête je suis secrètement pressée d'essayer, à la fois pour voir si j'arrive à aimer et pour le plaisir de lui obéir. Aimer le café c'est l'aimer sans sucre et ne le supporter qu'avec du sucre c'est ne pas vraiment aimer ça mais plutôt aimer un mélange.

Je lui demande pourquoi il ne comprend pas quand des voisins viennent se plaindre quand il fait du bruit. Il me dit quelque chose de très neuf et de très intéréssant, il dit : ça ne me dérange pas quand c'est pour que je baisse la musique que j'écoute trop fort comme maintenant (on écoutait les Pixies vraiment très fort) mais quand ils me font chier quand je joue du piano je supporte pas, je supporte plus. Puis il dit quelque chose d'encore plus précis, d'encore plus jouissif. Il dit,
et puis quand la personne se déplace et vient frapper à la porte ça me dérange pas, on discute, je lui explique. Mais quand c'est des gens qui donnent des coups sur les murs, en plus tu sais pas d'où ça vient, d'en haut ou d'en bas, (il mime les directions avec son index et ses pupilles), il y a quelque chose de malsain à donner des coups. Il me raconte qu'une fois un type a donné des coups pendant qu'il était en train de jouer, et qu'en plus il était dans les 11h du matin si je me souviens bien, et qu'après ça il n'a plus touché au piano pendant longtemps. Il me dit, sur le coup ça va tu acceptes mais c'est après que tu te rends compte que ça t'affectes énormément, que ça t'inhibes, que ces gens sont dangereux. Il ajoute, "je lui en ai voulu". La prochaine fois qu'on me refait ça j'irai voir la personne parce que je supporte plus ces coups qui viennent de nulle part. C'était libérateur de comprendre au détail près ce qu'il essayait de faire passer.


Entre ce qu'il me disait de son travail et puis cette histoire sur la prison que pourrait constituer la vie en appartement je me disais que tout le potentiel de vie et de création de A. s'en trouvait gâché, qu'il était ultrasensible et qu'il se fanait dans une vie aux codes étriqués et qui ne lui correspondaient pas. J'avais en tête l'image d'une fleur froissée, sur laquelle on se serait assis et qui garde quelques vestiges d'une beauté bafouée. Je me suis demandé en quoi je pouvais contribuer à le faire aller mieux, non pas à lui remonter le morale, ni à lui changer superficiellement les idées, je pensais à quelque chose de plus ambitieux. Je me demandais si une personne comme moi, gâtée, protégée, choyée et vide d'expérience pouvait servir à quelqu'un d'aussi indépendant et libre que A.. Il donnait l'air de souffrir sur place, avec ses regards dans le vide un peu amer, des remarques vagues mais pleines de sens prononcées d'une voix déclinante.

2

Trouver une sorte de récit continu dans lequel viendrait se greffer les idées et souvenirs recueillis dans mon carnet et là encore s'impose à moi l'utilisation de tranches pour pallier au manque de talent narratif ou la simple flemme de la superficielle précision.
Ce que j'essaye de faire : fixer une certaine ambiance [en littérature comme en cinéma il a toujours été question pour moi d'ambiance. L'ambiance dans laquelle l'oeuvre nous plonge et nous pouvons bien tout oublier du livre ou du film, s'il reste bien quelque chose de celui-ci c'est cette ambiance] de la lecture fixer les traits d'un personnage par petites touches récupérées ça et là. Je veux parler de l'ambiance, de la quiétude de ce séjour chez A., je veux parler de A., je ne veux finalement parler que de lui.

Sortie métro Laumière, je cherche un visage.

Dans la rue il est habillé tout en noir et tient mon bouquet multicolore dans ses mains.

L'appartement. Je mesure le décalage avec ce que j'avais essayé d'imaginer et ce qui se trouve devant mes yeux. C'était comme dans les films, la personne invitée qui fouille des yeux l'endroit pendant que l'hôte prépare quelque chose dans la cuisine. Une grande pièce partagée en deux. Le salon, deux canapés, un bleu et un rouge vinyle, une table basse en verre, un grand miroir posé à même le sol près de la porte d'entrée, la télé avec le magnétoscope et le lecteur DVD, l'immense bibliothèque, puis le "coin travail", avec ses guitares au mur, son piano, des étagères pleines de petits instruments, ses classeurs, son ordinateur. Les meubles sont tous collés le long des murs ce qui lui donne énormément d'espace au centre de la pièce. Il habite un appartement qui donne sur une sorte de coursive qui, je lui dis, fait penser aux vieux motels dans les films américains. Il finit ma phrase car tout le monde lui dit ça.

Depuis que je fréquente des adultes, depuis que je vais chez eux, je suis toujours surprise en découvrant l'énormité de leur bibliothèque. Leur largeur et leur hauteur sont souvent semblables, et puisqu'ils ont à peu près le même âge et que même, ils sont tous amis c'est comme s'ils avaient commencé à lire en même temps et avait continué de lire à la même fréquence pour finir par progressivement avoir ces bibliothèques très fournies. Chez T. le problème c'est que la bibliothèque est dans le couloir et qu'on ne peut jamais la voir en un seul plan dans sa totalité, c'est extrêmement frustrant, on est obligé de la longer, je trouve que c'est une erreur de calcul assez grave et un jour ça finira par l'énerver, ou peut-être pas.
Je me retrouve toujours bêtement ébahie devant la bibliothèque des autres, c'est loin d'être original mais elles sont pour moi les plus fidèles témoins de ce qu'on appellerait une "vie intérieure", l'expression est gentiment convenue mais l'idée est là. Plus que d'une vie intérieure il s'agirait même de la preuve indéniable d'une curiosité pour le monde, d'une envie de le dévorer tout cru, de ne rien y laisser s'échapper. Plus j'ai lu de livres plus le monde m'appartient ou disons, plus j'en possède et plus j'ai tenté de le faire mien et de lui appartenir tout autant. Plus je lis plus j'échappe à mon moi social, plus je me complexifie. Dans l'appartement d'un couple il est dur de faire une distinction entre livres de l'homme et ceux de la femme mais chez A. qui habite seul je pouvais aisément me dire "tout ceci est à lui" et la fascination en était décuplée, les livres devant moi se présentaient comme autant de moment de solitude, et s'imaginer une personne seule c'est comme la contempler dormir, on lui pardonne tout, elle nous est irrésistible. Sa bibliothèque prenait tout la largeur et la hauteur d'un mur, il y avait en son milieu ses cd et à droite ses dvd, le reste était sérieusement occupé par les livres tous rangés à l'horizontal et les étagères du haut sont réservées à des manuels de mathématiques et d'informatique, ils sont assez haut pour qu'on arrive à les exclure de la bibliothèque et ainsi ne garder que les "vrais" livres.
Tout le temps que j'ai passé chez A. je l'ai passé assise devant cette bibliothèque que je déchiffrais, parcourais des yeux comme s'il s'agissait d'un beau visage. J'ai fini par en comprendre son agencement, par en mesurer la réelle quantité de livres, et comme nous revenions souvent à discuter littérature A. se levait chercher un livre que seul sa mémoire visuelle lui permettait de retrouver, il bougeait des piles, en replaçait d'autres, puis extrayait des livres que je saisissais en les serrant entre mon index et mon majeur, après les avoir feuilleter et senti c'est moi qui à mon tour me relevait et tentait de les ranger à leur place approximative et à chaque fois qu'il me voyait me lever il me disait "jette le par terre, le range pas".

Il égalise la longueur des tiges pendant que je lui parle de ce qui m'est arrivé dans la rue et dans le métro. Je lui raconte l'épisode du "je lui ai dit que tu étais plus âgé que moi", il me dit c'est vrai, je pourrais être ton père, oui mais tu n'es pas mon père, encore heureux, avoir une fille comme toi, et un père comme toi; puis nous sourions gentiment.
Les adultes aiment à me rappeler qu'ils auraient pu être mon père, comme si on avait eu de la chance de n'avoir aucun lien de parenté et que cette chance tenait sur peu de choses.
Je lui tends un paquet, je lui dis qu'il a dû lire mon blog alors qu'il doit savoir ce que c'est même si j'hésitais entre plusieurs livres. Je regarde son visage ouvrir le paquet, au début en lisant Roland Barthes il fait "ah oui...", puis en atteignant le titre il dit "ah non même pas", surpris de ne pas avoir Journal de Deuil entre les mains mais Carnet du voyage en Chine. Il me dit que quand il a lu que je comptais lui offrir Journal de Deuil il a failli m'écrire pour me dire de ne pas lui offrir ça. Je lui ai dit que je connaissais son "histoire" et que j'aurai pas trouvé ça très indélicat de lui offrir Journal de Deuil, et que pour le coup, comme il était parti en Chine, ce livre lui correspondait tout autant à ce qu'il avait pu vivre. Il me dit qu'il ne se savait pas aussi proche de Roland Barthes, qu'en lisant Fragments d'un discours amoureux il s'était déjà senti très proche mais il ignorait qu'ils se ressemblaient autant.

Un peu partout dans son appartement, des photos qui de loin me paraissaient être des photos de simple pin-up, je lui dis "c'est marrant ces pin-up" il me répond "c'est Marylin, partout", alors je me lève pour aller regarder. Un peu partout donc, une trentaine voire beaucoup plus, de photos de Marylin Monroe, sous verre et accrochées. En parcourant la pièce je finis par comprendre que de par leur nombre son intérêt pour l'actrice n'est pas un léger intérêt pour une icône à l'image usée jusqu'à la corde mais le sérieux intérêt du collectionneur sinon de l'adolescent. Celle qu'il préfère c'est Marylin devant l'armée américaine qui part pour le Vietnam "eux ils vont tous crever et elle, elle est là", s'il pouvait il s'en ferait un poster. J'ai vu trois cette photo affichée chez lui. Je me suis dit "il aime les images comme un enfant". Il aime Marylin et Audrey Hepburn, je lui dis que ce sont deux opposés, il me répond que oui, les deux facettes de la féminité.

Nous avons entamé la salade à 22h et puis le plat principal à 01h du matin. Vers les 2h ou 3h nous sommes allés dans un bar où il a acheté un paquet de cigarettes pour 8€ et ayant eu marre du Coca Light j'ai commandé un jus d'ananas moi qui ne boit jamais de jus. Il y avait un gros chien noir dans le bar et A. se baissait légèrement pour le caresser, c'était un prétexte pour continuer notre discussion sur le rapport que peuvent avoir les hommes avec leurs animaux domestiques, une discussion qui se poursuivait par fragments tout au long de mon petit séjour chez lui. Il est pour dire qu'un rapport humain avec l'animal ne fait de mal à personne et que dans un état d'extrême esseulement on ne peut y échapper. Je suis pour dire que ce rapport humain avec l'animal se fait au détriment d'un rapport humain avec l'humain, où plutôt que Deleuze et mon prof de philo disent cela et que je les comprenais, lui non. Je lui dis, ce qu'il raconte c'est la relation de Houellebecq avec les chiens, l'humanité est pourrie, vive les animaux.
Une semaine avant que je me retrouve dans ce bar nous étions juste en face en train d'attendre le bus avec mes copines et je fixais le bar en me disant qu'il était joli et mystérieux. Nous rentrions des Buttes Chaumont et je ne me doutais pas d'être à deux pas de chez A. Ce genre de coïncidences m'enchante toujours autant.
Après le bar nous sommes retournés chez lui et nous avons manger de la glace à la tarte tatin, à la vanille et au caramel, le tout qui tenait dans un petit pot. Je ne pense pas qu'il ait fini la sienne et je lui disais de faire attention à ne pas la laisser fondre; moi j'ai tout mangé.

Quand il dit que de toute façon il va bien finir par quitter son travail et qu'il devra déménager. S'il déménage il vendra tout ses livres "je vendrais tout ça". Je lui demande si ça ne lui fait pas quelque chose, si ces livres ne sont pas une partie de son identité. Son manque d'intérêt pour ces choses là, cette façon qu'il a d'être capable de passer du noir au blanc, du tout au rien, j'ai d'abord pris ça comme une preuve extrême de liberté et d'indépendance mais qui me faisait peur à moi, restée ridiculement attachée à mes livres, aux objets auxquels je m'identifie. Je voulais lui dire, tu te trompes, mais c'est moi qui me trompait. Là où je pensais qu'il allait être démuni il serait en fait libre, d'une souplesse d'agir foudroyante et que je sentais pour l'instant latente mais prête à rugir. Pour plaisanter j'ajoutais "et puis tu vas même couper tes cheveux". Ses longs cheveux noirs. Il me dit "c'est pas impossible" moi qui attendait "ah non ça par contre". Je m'en voulais alors d'aimer sa bibliothèque, d'aimer ses cheveux, et une fois sa bibliothèque bradée et ses cheveux décapités c'est bizarre mais ce serait encore lui. Je m'en voulais d'aimer ses cheveux mais c'est dur de ne pas les aimer et dans un même temps d'accepter de les voir disparaître. Je le sentais vouloir se diriger vers un inconfort qui m'apparaissait dangereux.

Il m'a fait boire du vin chilien mais il m'avait aussi acheté des canettes de Coca Light. Le soir il se souvenait de ce que j'avais fait pour ma copine qui était venue dormir chez moi, je lui avais laissé une bouteille d'eau à côté d'elle au cas où elle aurait soif dans la nuit. Il a vidé une bouteille de San Pellegrino pour me la remplir d'eau plate. Durant la soirée, quand nous évoquions l'heure du coucher il me parlait de me faire prendre une moitié de cachet pour dormir car il sait que les gens dorment mal chez lui et moi même je venais de lui dire qu'à cause de l'excitation d'être chez quelqu'un j'aurai peut-être du mal à dormir.

Pendant des heures il laissait défiler dans l'air l'intégral des Cure. Ensuite, peut-être après minuit nous avons commencé à écouter des CD sur le lecteur DVD, nous avons écouté le Velvet Underground, Berlin de Lou Reed, la chanson Muriel et l'album Closing Time de Tom Waits qu'il m'a ensuite offert "puisque tu aimes Neil Young", les Pixies et Ennio Morricone. Je lui dis "mais la voix de Tom Waits a changé". Il m'a raconté que Tom Waits avait mis tout en en oeuvre pour rendre sa voix plus grave, qu'il buvait et fumait comme un malade, et que ça a marché même s'il a quand même choppé un cancer du larynx.
Il me dit que dans les Pixies lui aime justement tout ce que je n'aime pas, et que Monkey gone to heaven est la meilleure chanson pop du monde. On en écoute une version bizarre de la BBC.

Au dessus de son petit bureau une photo rare de Proust et Melencholia d'Albrecht Dürer.

Il me dit que la fac c'était pour lui une catastrophe. Je lui dis que je sens que pour moi ça va être pareil et j'essaye d'expliquer. Je lui dis que j'ai un ego assez énorme et que dans ma scolarité j'ai toujours eu besoin d'une proximité avec le prof et d'établir une relation spéciale avec lui, que je travaillais bien sûr pour moi mais que j'avais l'idée un peu stupide que je ne voulais pas décevoir les profs auquels je tenais et que pour le coup la fac s'annonçait comme un changement radical; c'est assez ridicule mais j'ai besoin de me sentir aimé, j'ai mis quelques secondes avant de pouvoir prononcer ça. Il me dit qu'il n'osait pas en parler mais que pour lui c'était exactement le même problème qui s'était présenté.
Il me dit que j'ai "une vraie vie de jeune fille", je lui dis que c'est vrai mais qu'il doit penser que je m'en rends compte, que j'ai le recul qu'il faut pour voir qu'il s'agit de mes plus belles années, que j'ai tout ce qu'il faut et que c'est aussi fragile qu'éphémère mais que l'important c'est de se rendre compte sur le moment de ce qu'on est en train de vivre.

Quand il me dit que son travail l'affadit, lui ôte toute capacité à s'émerveiller, toute envie de vivre, il trace un horizon avec le plat de sa main pour signifier l'aplanissement. Il en parle longuement et je le laisse parler, il me dit qu'il aime la vie mais que ce travail...t'es là et tu vois le soleil par la fenêtre et t'en as plus rien à foutre, tu vas à la cantine alors que tu pourrais sortir manger dehors, le travail l'a totalement inhibé, lui qui fait de la musique et lui qui écrivait avant, maintenant il se sent vide. Je lui dis, oui ça me fait penser à Houellebecq qui disait qu'une fois qu'il a su qu'il était assez riche pour arrêter de travailler il était heureux, et que Ponge dans Le Parti pris des choses expliquait qu'il ne lui restait que 20 minutes pour écrire le soir parce qu'après il était trop fatigué et que la perte de la sensibilité se double d'une fatigue perpétuelle et qu'en clair, que bref, c'était une constante de beaucoup d'écrivains, qu'il s'agissait d'un problème humain dont il était difficile d'échapper, qu'il était difficile d'avoir un métier épanouissant et que ça me faisait peur. "Tu as raison d'en avoir peur".

Le vin m'embue un peu la vue et j'ai du mal à manger mon riz, j'en fais tomber par terre et je ramasse les grains un par un sur la moquette marron. Il me dit d'arrêter d'en boire, qu'il voulait surtout ne pas me faire trop boire, alors je poursuis la soirée avec du Coca Light. Je lui dis que je n'ai jamais été saoule et que j'ai toujours peur de l'être et de ne pas pouvoir assurer une discussion, que c'est important pour moi de discuter.

Comme nous nous sommes mis au lit à 6h j'étais quand même assez fatiguée pour m'endormir toute seule mais il a insisté pour que je le prenne et je ne comprenais pas pourquoi il insistait puisqu'il s'agissait de mon sommeil personnel, puisque c'était ma merde. Puis il a dit "j'ai envie que tu me fasses confiance" et alors je n'ai plus rien dit parce que ça suffisait et l'un en face de l'autre il m'a demandé de venir communié en prenant cette moitié de Lexomil, ensuite je lui ai demandé de faire un signe de croix et il l'a fait. C'était un moment très tendre et je repense à sa demande.

mardi 21 avril 2009

1

Je me lève et je murmure faiblement "Emile", comme par crainte de le réveiller mais voulant le réveiller tout de même. Puis cette crainte se mue en plaisir vicieux de réveiller la personne endormie, de lui faire du mal, mais un mal qu'elle accepte puisqu'il est déjà 10h et qu'il faut se réveiller. Les rôles s'inversent: ce n'est plus moi qui est en faute mais bien lui et plus j'en prends conscience plus je hausse le son de ma voix et finis même par doucement le secouer. J'ignore pourquoi mais nous tenons à prendre notre petit-déjeuner ensemble. Il me dit "attends moi, dans 10 minutes" et je lui réponds "non j'ai trop faim, allez allez" et il préfère se lever plutôt que de me rater. Nous discutons un peu ensemble tout en sortant les ingrédients de notre petit-déjeuner, il n'y a plus ces crêpes trop bonnes et un peu gluantes que j'avais pris l'habitude de manger avec de la confiture de fraises.

J'ai pris ma douche. Il m'arrive de plus en plus voire même à chaque fois de me shampoiner les cheveux à deux reprises par souci excessif de propeté. Comme si une première couche superficielle s'en allait avec le premier shampooing et la deuxième couche, plus tenace, avec la deuxième. Ensuite j'ai fait un masque, le pot était dans la douche et j 'ignore à qui il appartient mais j'estime y avoir droit. [Aborder un jour le problème de la propriété au sein d'une famille de cinq membres)

Je me suis rasé les jambes, je le fais toujours au bord de la baignoire, après ma douche. J'utilise la mousse à raser de mon père, j'estime l'achat d'une mousse à raser pour femmes un peu superficiel, en fait je n'y pense pas. J'en avais une il y a peut-être un an, une Auchan parfumée qui ne moussait qu'une fois au contact de la peau, au début c'était un gel et c'était toujours agréable de l'utiliser. La mousse à raser de mon père je l'utilise en cachette comme il m'arrive parfois d'utiliser son déodorant quand je n'en ai plus. Ce sont les dernières choses qui me rattachent tendrement à lui justement parce qu'elles sont utilisées derrière son dos et que ça le met dans une situation d'innocente ignorance où il m'apparait comme vulnérable, ou pour une fois ce n'est plus moi la victime. Cette relation de produits d'hygiène partagés est encore la seule que je tolère et où j'y ressent toutes les subtilités d'une relation père/fille.

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J'ai menti à tout le monde, mentir c'est se rendre coupable et ma famille en est la victime, je me sens triste de les bercer d'illusions, de les voir ne pas avoir peur pour moi, de les voir me faire confiance, me croire sur paroles, mais il est impossible d'agir autrement compte tenu de ce que je m'apprête à faire, et qui est tout à fait innocent, ce n'est mal que du point de vue d'une mère alors qu'objectivement c'est un acte neutre. Dormir chez un adulte.

Le bizarre réflexe de vouloir corriger ma soeur qui me parle de Marie chez qui je suis censée dormir "et elle habite où?". Elle? Je vais chez un homme très chère. Je me retiens mais je sens le danger proche, et quand ma mère me demande de petits détails il est en fait plutôt aisé de ne pas mentir sur les faits. "Vous comptez sortir ou rester chez elle?
Oh...rester."

Je vide et nettoie l'intérieur de mon sac, je commence par y empiler un petit pyjama fleuri, une culotte de rechange, une chemise bleu, un gilet pour me couvrir, une trousse de toilette avec mon eau précieuse, mon étui à lentilles, mon déodorant, ma brosse à dents, ma crème anti-eczéma, puis Journal de deuil dans un petit sac pour ne pas l'abîmer, comme ce n'est pas un livre de poche. Je fais appel à mon imagination afin me mettre dans des situations extrêmes et voir de quoi je pourrais avoir besoin, l'expérience aide à savoir ce qu'il peut y avoir d'imprévu quand on dort chez quelqu'un, par exemple le problème de la personne qui dort avant vous et se réveille après, comme on ne peut rien toucher, rien manipuler, bref que l'on est pas chez soi, il faut donc apprendre à gérer silencieusement l'attente, l'ennui. Chez Elise j'avais écouté la radio sur mon portable car la lumière était trop éloignée de mon lit et je ne pouvais pas lire jusqu'à m'endormir sinon j'aurai dû me lever pour l'éteindre et donc me réveiller.
Je demande à Emile et Myriam ce que je pourrais prendre, Emile me conseille de prendre un DVD et Myriam rejoint ce que je disais "prends un livre parce qu'elle va dormir avant toi et se réveiller après toi" avec ce petit rire signifiant "t'es dans la merde". Je prends une autre petite pochette pour mes effets personnels que j'ai besoin d'avoir à portée de main dans les transports, une petite pochette ovale façon cuir que j'aime beaucoup mais qui est toujours trop petite pour y mettre un livre trop épais. Dedans mon portefeuille, mes clés, mon carnet à idées, un stylo et un crayon à papier, des chewing-gum, mon portable. Donc c'est bon, je sors de chez moi, de façon plus définitive que d'habitude, je vais vivre dans mon autonomie pendant 24 heures et mon matériel, mes effets personnels tiennent dans mes mains, je suis seule, brune, et je m'engage dans la capitale.

D'abord acheter des fleurs, c'est la seule chose que A. m'ait demandé. C'est toujours quand on a besoin d'un fleuriste qu'on s'imagine qu'on n'en trouve pas. Le premier trouvé est une sorte de fleuriste un peu artistique, avec une fleur dans un vase façon Palais de Tokyo moi qui ne demande qu'un modeste bouquet de petites fleurs roses, quelque chose de romantique et de doux, des fleurs comme coloriées au feutre. Il est drôle dans son enfance d'aimer dessiner des fleurs alors que ce n'est pas forcément la chose que l'on cotoie le plus dans notre vie. Peut être qu'on aime ça parce que justement la difficulté du dessin est moindre et pour peu d'efforts on a quelque chose de figuratif sur le papier. Un peu comme les coeur, le soleil ou les nuages, la rotondité est enfantine.
Je veux du rose, pas de jaune, ni de rouge ni de blanc. Je me souviens de ce que Cécilia me disait la veille parce que je l'ai noté dans mon carnet et que même, comme je ne me souvenais plus des termes exacts elle me dictait précisément ce qu'elle venait de dire, c'est une situation un peu étrange, cela faisait de sa phrase une sorte de réplique qu'elle aurait récité et qu'elle pouvait reciter.
"jaune ça fait Franprix, blanc sale vierge qui veut se faire déflorer, rouge ça fait...pitié, rose c'est bien, c'est mignon".

Quand je lui dis que j'aimerais du lilas, elle me demande si c'est pour offrir, "oui". Elle me joue le visage un peu inquiet, prête à m'annoncer "ça tiendra 2 jours, je vous le dis hein, si c'était pour vous je vous aurais fait un prix mais si c'est pour offrir, 2 jours..."
Je lui dis alors que je veux de celle-ci, des oeillets, plutôt dans les teintes saumon, elle m'en sort quelques unes et je trouve alors le bouquet bien maigre dans sa main puis comme elle pensait la même chose ou par habitude de voir ses clients inquiets elle me dit qu'elle compte "m'arranger ça avec du feuillage".
Je la regarde manipuler les tiges dans le bruit très délicat du frottements, du bruissement des fleurs qui raisonnait dans le silence de la concentration pour elle et de l'attente patiente pour moi. Derrière elle se trouvait des rubans de toutes les couleurs qu'elle choisit précautionneusement dans le ton du bouquet. Dans un premier temps cela devait être un réel plaisir de repérer la couleur dominante du bouquet puis dans un deuxième de choisir le ruban adéquat. Concentrée, elle sait qu'elle atteindra forcément le bouquet réussie, la perfection, le "tout comme il faut" et il y avait de mon côté un véritable plaisir à la voir exercer son art.; les bruissements du film transparent, du ruban qui s'y serre autour, du petit autocollant de la maison. En la voyant faire, en sentant cette très claire odeur de fleurs, dans le confort de mes petits préjugés je me disais :"Voilà une vraie artisane, habile de ses mains, l'innocence du petit commerçant qui dans notre esprit en est réduit à sa profession". Et puis, "les fleuristes, voilà un métier dont j'envisage difficilement la disparition. Les fleurs ne se téléchargent pas, ne se démodent pas encore, peut-être que le fleuriste sera le dernier métier du monde..." Puis je finis par sortir dans la rue, comme une jeune mariée un peu honteuse de se faire remarquer pour l'occasion.
Avec un bouquet dans la main j'envisageais très bien d'être abordée par des hommes dans la rue qui m'auraient fait le coup du "c'est pour moi les fleurs ?". Certains hommes un peu zinzin aiment bien jouer à ce jeu-là, peu risqué et gentiment amusant. Quelques mètres après cette réflexion, un mec se retourne pour attendre ses copains, puis :
C'est pour moi les roses ? (il est drôle de remarquer que le garçon prend le mot "rose" pour celui de fleur, comme si la rose était toutes les fleurs)
Euh non...je pense pas (sourire)
C'est pour votre petit copain alors ?
Oui...voilà (sourire)
Très charmante en tout cas
MERCI. (sourire)
C'était aussi surprenant qu'agréable de voir ce garçon se satisfaire de ce bref échange sans chercher à poursuivre, je lui en étais très reconnaissante; s'il y a bien une chose que je n'aime pas faire dans ma vie ce sont les personnes qui me mettent dans la situation inconfortable du refus, qui me font jouer le mauvais rôle.

Dans le métro un homme âgé m'invite à m'asseoir à côté de lui pour que je puisse être tranquille, j'accepte en le remerciant et en ajoutant " c'est encombrant les fleurs". J''ai mon bouquet et mes deux sacs, je sens mon corps un peu trop chaud dans mes habits en plus j'ai très soif. Très doucement, par de petites phrases ponctuelles qui finissent par réclamer des réactions il introduit la conversation et commence par me dire qu'il faut mettre du fortifiant dans l'eau des fleurs puis il me demande si elles sont pour un homme ou une femme, un homme, il me demande mes intentions, je lui dis que justement c'est la personne qui m'a demandé d'apporter des fleurs. Il me répond "ah ça ça cache quelque chose", je lui demande quoi, il me répond que la personne veut que je pense à elle, puis je finis par avoir l'impression de parler à une copine de par les excès d'interprétation qu'il émet, l'engouement pris à la supposition la plus exagérée, faisant toutes sortes d'extrapolation à partir de peu de faits. Je lui réponds amusée que la personne est beaucoup plus âgée et que je ne pense pas qu'elle ait des sentiments pour moi, que ce serait plutôt le contraire; il me dit que ça on ne sait pas et je me plais à croire en ses suppositions comme à celles d'une voyante. Cette façon surprenante qu'elles ont de venir de l'extérieur et d'arriver à toucher à l'intime. Le vieil homme atteint peut-être une forme de clairvoyance à force de vécu, il regarde la vie des autres comme quelqu'un qui regarderait un film qu'il connaîtrait par coeur.

La conversation établie il commençait a chuchoter, à vouloir émettre des opinions, il m'aurait presque pris le bras. J'avais peur d'arriver à ma station et de devoir lui couper la parole, cela rejoint l'idée que je déteste refuser, je déteste les actes négatifs. Puis Laumière, blanc sur bleu est apparu et j'ai feint la surprise, "oh excusez moi mais je dois descendre, bonne soirée", je ne sais plus si je lui ai dit "merci" mais j'espère que oui. Il m'a répondu "oh allez y, je vais pas vous retenir", puis j'ai entendu un dernier "très agréable", un peu comme adressé aux gens qui étaient autour de nous et qui ont assisté à la formation de notre mignon petit couple de pipelettes. Je ne me rends compte seulement au moment de l'écriture que cet épisode rejoint de près celui du garçon qui me demande si les roses sont pour lui. Cela reste très plaisant de parler à des gens dans la rue, de se faire aborder, à condition que la personne ne réclame rien d'autres que ce qu'elle est en train de faire. Voilà l'idée qu'on peut se faire d'une vie extérieure agréable.

dimanche 19 avril 2009

Cécilia qui me dit que j'ai fait deux fautes d'inattention sur mon blog et qu'elle voulait me le dire. Cette scène comme la somme des 2 ans et demi d'une amitié acquise progressivement.

Julie qui m'envoie un mail plutôt long, c'est la première fois qu'elle m'écrit autant et je perçois dans cette première missive comme le début de quelque chose de plus sérieux entre nous, basé sur un double langage, ou deux relations parallèles. La réelle, celle qu'on peut avoir au lycée, une relation très légère et où l'on rit beaucoup, où les sentiments et impressions de l'une sur l'autre se taisent sans forcément qu'on ressente des non-dits entre nous. Puis ce qu'elle vient d'inaugurer avec ce mail, c'est à dire l'expression de ce qui peut entraver le bon déroulement de notre amitié, un monde de langage où l'on s'explique.

Au cinéma, lors de la projection de Reinette et Mirabelle, quelques secondes où la pellicule déconne. Frayeur dans la salle à l'idée de rater quelques secondes du film, à l'idée que l'histoire s'arrête, comme les restes d'un réflexe enfantin.

Nous mangeons dans un snack libanais très propre, le menu est si exotique pour le novice que sa dernière page est consacré à un "dictionnaire des saveurs". Cécilia qui prononce sans comprendre le nom des plats, "hommos...vous mangez des hommes ??"
En musique de fond les grandes chanteuses libanaises actuelles, et la serveuse qui sert comme une mère libanaise et dont je repère l'accent si particulier : la façon qu'ont les libanais de mieux parler français que nous, sans procéder à des raccourcis, des apostrophes partout.

Nous mangeons le même sandwich entourées de libanais dont certains me rappelent mes oncles venant manger seul chez ma grand-mère avec tout les plats déployés devant eux, comme des enfants gâtés, les épaules voûtées sur leur assiette. Physiquement il y a plusieurs façons d'être libanais et dans la salle elles y sont toutes.

Cécilia qui me dit "tu dis toujours ça, tu dis toujours "je suis pas compliquée"" sur le ton véhément de la révélation. Elle a raison et je suis contente qu'elle ait mis le doigt sur un de mes tics de langage, un de mes tics de pensée. C'est vrai qu'au fond je trouve que je ne suis pas compliquée, pas difficile, que je ne fais pas d'histoire d'exigences. Mais je crois aussi que c'est en partie très faux.

Connection tardive à internet, j'avais une première fois dans l'après-midi répondu à mes mails et ce soir là je reçois toutes les réponses: 8 mails dans ma boîte. Je ne pense pas en avoir déjà eu autant et c'est un véritable plaisir que de les ouvrir un à un comme des cadeaux, et même avec une excitation largement plus grande puisqu'il s'agit de la surprise non du choix de l'objet offert, mais la surprise des mots et du propos, je ne me lasse pas de relire ces phrases et de finir par en comprendre le sens profond, l'intention. Le langage est finalement source d'un plaisir inépuisable.

Mail de A. qui confirme pour mardi. Je me connais, j'aurai des envies de le relire dans la soirée alors je le copie/colle dans Word.

Nous finissons par prendre un dessert à la pâtisserie tunisienne. J'hésite entre plusieurs formes de biscuits dégoulinant de miel et je prends la pâtisserie ressemblant le plus à celles qu'on trouve devant les églises libanaises les jours de fête chrétienne, un beignet au miel. Le vendeur est gentil et il nous donne les plus grandes parts de ce qu'on demande, il nous demande si on veut des serviettes "vous êtes des filles, vous êtes pas comme nous les garçons, vous restez pas comme ça" mimant l'essuyage d'une bouche avec une serviette.
Dès la première bouchée je me sens déjà gavée, Cécilia dit "mon taux de cholesterol vient de monter", je fais mine d'avoir des difficultés à marcher, sur le trajet du métro on se plait à ce jeu-là.

Discussion mère/fille dans l'intimité de la salle de bains, chacune de nous deux est en train de se faire les cheveux. Je lui parle de cette chemise que j'ai en double mais dans deux couleurs différentes et dont le modèle bordeau présente un défaut au niveau du bouton se fermant sur la poitrine, les deux pans s'écartent, laissant voir ce que j'ai en dessous, comme si j'avais grossi, mais la bleue elle par contre reste en place. Elle me dit que parfois, un centimètre change tout, que c'est simplement un défaut de fabrication. Je lui dis qu'avant ce n'était pas comme ça, puis je réessaie la chemise et alors tout va bien, aussi, entretemps j'ai maigri un peu. Je suis soulagée parce que j'adore cette chemise.
Ensuite je lui dis que j'allais laisser pousser mes cheveux, comme du temps de la 4ème où ils m'arrivaient aux épaules et où je ressemblais à une princesse aux yeux cernés. Je lui dis que ça me va mieux, elle me dit "oui oui, mais je te l'avais dit, toi tu voulais un carré court",
oui mais le carré court je trouve ça beau aussi, tout me va.
oui laisse les pousser parce qu'après tu pourras plus
oui après ça fera négligé.
Je suis un peu triste à l'idée que même les cheveux aient leur jeunesse.
Je reste tout de même excité à l'idée que je vais avoir de longs cheveux qui déborderont de mon écharpe comme d'un vase.

Cela fait quelques temps que je n'ai pas mangé la cuisine de ma mère. A cause de mon régime mais aussi de ces déjeuners et dîners au restaurant et des soirées où je ne mange qu'un potage industriel ou une boîte de conserve et que j'avale dans l'unique but de remédier à ma faim comme s'il s'agissait d'un problème.

Au Mcdo, je paye mon petit coca light, la fille "oh elle est belle cette pièce"

Au Jardin des Tuileries, une nana qui je crois en me voyant, s'exclame "toutes les filles les ont", je pense qu'elle parlait de mes Wayfarer, parce que je dis exactement la même chose quand je croise une fille avec. Je suis un peu vexée qu'elle me réduise à ça, avec ou sans je reste un être humain.

samedi 18 avril 2009

Au Mcdo, la vue imprenable sur les personnes qui entrent et qui sortent. Un des serveurs du Reflet entre au Mcdo, celui qu'on a prénommé Maximilien avec les copines. Je suis déçue à l'idée qu'il mange autre chose que les plats préparés par le cuisinier du Reflet. Les serveurs du Reflet n'ont que peu de contact avec lui. Ce dernier dépose les plats sur le comptoir et le serveur les dépose devant les clients. Quand il est l'heure pour le serveur de manger son plat, il s'éxécute un peu à l'écart du comptoir et ce plat qu'il mange est imprégné d'une sorte de souci maternel inhérent à toute cuisine et qui ne s'adresse à personne en particulier. C'est à dire que le cuisinier et le serveur peuvent bien se détester, quand le serveur mange le plat du cuisinier ce souci de l'autre, cette abnégation, ce "tu passes avant moi", subsiste.
J'aimerais que Maximilien vienne s'asseoir pas loin de moi, je sais qu'il me reconnaîtra et alors il verra qu'en dehors de son café ma vie continue; lui même pensera "elle voit bien que je ne suis pas que le café".
Je vois aussi passer le guichetier de la Filmothèque, je ne l'ai jamais vu autrement que tronqué par son guichet légèrement surélevé. Lui il me connaît, il me connaît même deux fois puisqu'il m'a déjà parlé, c'est celui qui nous a dit "je vous inviterai prendre un café parce que vous êtes des fidèles". Il est tout petit et il porte un pull blanc sous une veste.

Cet homme d'une beauté confondante et qui mangeait derrière moi, il devait bien avoir 26 ans et si je me suis assise là c'était pour ne pas qu'il m'échappe/que je lui échappe. En vidant son plateau à la poubelle je l'ai vu dans le reflet de mon écran regarder par dessus mon épaule ce que j'étais en train de faire. J'ai croisé son regard dans l'écran, puis il s'est engouffré dans la ville et par la baie vitrée je l'ai vu se mouvoir dans la rue, hésiter devant le passage clouté, se recoiffer un peu, en somme, faire quelque chose de son corps en sachant que je le fixais. Il s'est retourné, j'ai vite détourné mon regard.

Les effets ravageurs de la fatigue. Chez Gibert avec B. qui en sortant d'un Rohmer m'a vu à travers la baie vitrée du Mcdo St-Michel. Je feuillette les quelques livres sur lesquels j'ai des vues, Pavese, Jean-Philippe Toussaint, Ponge. L'écriture est creuse, indéchiffrable, c'est trop de littérature, trop de noir sur trop de blanc, ça m'ennuie affreusement, l'envie de dire "pour qui se prennent-t-ils ?". Je repars quand même avec le Savon de Ponge.

L'exemplaire en occasion mais dans un état comme neuf du Carnet du voyage en Chine que j'ai caché sous la pile d'exemplaires neufs est toujours là, je le garde en vue de l'offrir à A. mais il m'est encore impossible de faire cet achat, cela voudrait dire que je suis sûre d'aller chez lui et face à cette impertinence, à cette avance que je prends, la malchance ne pourra que vouloir frapper.
Le livre doit tenir caché au moins 2 jours merci de ne pas le toucher.

A 19h40 déjà chez moi, cela va faire plusieurs jours que je n'ai pas été si tôt chez moi, c'est comme si je condescendais à rendre visite à ma famille, sauf que je m'endors.
Cette manière imperturbable qu'à ma soeur de regarder la télé, les clips, Canal +, de s'ennuyer paisiblement de ce bon ennui somnolent sans jamais se rendre compte de la médiocrité de ce qu'elle fait. Ces heures devant la télé alors que dehors il fait jour et qu'on sent depuis le salon les effluves d'énergie d'une capitale rendue accessible grâce aux transports, au train qui n'est qu'à 7 minutes d'ici. Dans ma chambre je souffre énormément de l'ennui en même temps que de la solitude, hier encore Marie était sur Paris et Gabriel était là et j'avais le sentiment d'un emploi du temps chargé où chaque jour serait l'occasion de voir des personnes mais le basculement a eu lieu et je n'ai ni envie de lire, ni d'aller au cinéma et pas assez d'énergie pour mettre de la musique qui aurait eu pour vertu d'alléger une situation pesante, celle d'être au lit à 19h. Aussi je m'endors comme pour mourir quelques heures, j'espère qu'il sera le plus tard possible à mon réveil.
Si seulement j'avais internet j'aurai pu projeter de voir J., travailler à ce qu'il me réponde, seulement il n'a pas de portable et il ne répond pas au mail. Je pense à ces personnes qui par caprice et par ennui ont toujours une liste d'amis interchangeables à appeler et qui sont assurées qu'en les appelant elles auront un rendez-vous pour le lendemain sinon dans l'heure. J'aimerais appeler A., lui dire n'importe quoi mais entamer une conversation qui me ramènerait à sa mémoire, le ferait penser à moi. L'idée me traverse de lui annoncer que pour mardi je peux dormir chez lui mais ce serait trop nul, trop bête, inutile, je vais attendre dimanche soir/lundi en journée. Je dois lui laisser le temps du week-end et me calmer, accepter l'esseulement. [Hier petite discussion sur les synonymes de "solitude" avec Gabriel, mot que je trouve trop littéraire, trop complaisant, esseulement est mieux]

J'angoisse pour ce samedi qui arrive, je n'ai rien de prévu, je ne peux compter sur la présence de personne et si je ne fais rien je pense que je vais mourir. Je compte travailler la matinée puis sortir assez tôt et aller à une exposition, Jeu de Paume sûrement, enfin j'irai faire ma session internet et je proposerai à Cécilia un cinéma, nous irons peut-être au Reflet au manger un dessert au Lutèce. Je me promènerai, je verrais des gens, j'espère qu'il fera soleil et que ça fera sentir bon la ville, je sortirai mes lunettes de soleil. Je rentrerai rassasiée de ma propre vie.

Je me lève à 23h pile, j'aimerais comprendre qu'elle est cette force occulte qui me fait toujours me lever à des horaires bien arrêtées et sans l'aide de réveil. 8h, 10h, 12h.
J'avale sans réel plaisir une boîte de petits pois carottes, ma mère a fait les courses et je ne veux même pas imaginer tout ce qu'elle a pu acheter de bon et de gras, je préfère suivre le chemin le plus court vers la satiété, c'est à dire cette boîte de converse et ne rien m'autoriser d'autre.

Un je ne sais quoi fait du journal intime le genre littéraire le plus malléable, le plus intéréssant même. Cette écriture fragmentée qui nous fait passer du coq à l'âne répond à notre désir de divertissement : même devant le roman que nous aimons le plus nous souhaitons en être diverti, passer à autre chose. L'austérité, le sérieux et l'isolement que suppose la lecture et qui est (j'imagine) la principale cause de répulsion des personnes n'aimant pas lire. Le journal intime, par cette sorte de légèreté, d'inconstance et d'extra-subjectivité assumée répond à ceci, ainsi qu'à notre penchant pour une forme respectable de voyeurisme.
J'ignore si je dois me lancer dans une période où je ne lirai qu'exclusivement des journaux intimes.

Hervé Guibert me fait penser à A., j'aimerais trouver le temps de lui en parler et j'aimerais que ça l'intéresse. Il doit le connaître mais il est peu probable qu'il est lu le Mausolée des amants. J'aimerais qu'il me demande de lui en lire des passages. Ensuite il me jouera du piano.
Le trop fort et trop sincère désir d'aller chez A., de tout bien regarder, de tout comprendre, de passer d'une terre inconnue à un endroit qui au fil des heures me paraîtra familier. D'abord sentir sur mes épaules tout le poids, toute la pression d'un appartement dans lequel se déroule sa vie, sa conscience, les étapes de sa solitude ainsi que quelques unes de ses activités-habitudes qui venant de lui m'intéressent, où boit-il son café ? Etre émue à l'idée que tout ce qui s'y trouve soit le fruit de sa volonté, non pas d'un désir de décorer mais plutôt d'agencer. Décorer c'est soumettre les objets à une fonction qu'ils n'ont pas, et donc produire de l'inutile alors qu'agencer ce serait vivre entouré de ce qui pénètre chez nous sans crier gare, sans que l'on est eu a caculer, et voir comment on peut organiser la cohabitation de cet ensemble hétéroclite par une bibliothèque ici, un bureau là; laisser faire le hasard.

L'impression que je pourrais écrire un court récit sur A.

Insupportable attente que le jour se lève, que je puisse sortir, que les transports reprennent leur respectable fonction, que les cafés rouvrent et que des gens seuls mais gais peuplent les terrasses. Les cinémas, les parcs, les restaurants, les magasins; de chaussures, de vêtements, de biens culturels, de cuisine, et les gens qui achètent de la seule façon qui soit permise en week-end : par caprice plus que par nécessité. Le souvenir un peu fou qu'il m'arrive souvent de devoir faire passer plusieurs métros bondés avant de pouvoir en prendre un; l'envie de revivre ça. Et toujours l'idée éclatante que malgré l'agitation, malgré l'action, on se tient toujours à la surface des choses, que l'on ne fait que frôler les existences, que les choses sont encore mieux que ce qu'on voit déjà.
L'idée novatrice que le jour soit supérieur à la nuit.

L'agréable contraste de se maquiller à la lumière d'un ciel blanc et aveugle, ma joue grise et aux pores irréguliers que je grime d'un blush excentrique.

J'ai de la sympathie pour cette parka, pour ces poches larges et robustes qui peuvent abriter le plus gros des livres de poche, ma carte Imagine-R, mon peigne, et cette capuche légère qui me protège des pluies imprévisibles.

Dans le train, une fille en face de moi à son copain : "j'ai rangé tout mes cols roulés"

Chez le bouquiniste Silly Melody, je me suis souvenue avoir eu entre les mains le Mausolée des amants en version nrf, légèrement abîmé, un bel objet. Un bel objet que j'aimerais retrouver et offrir à A., mais je ne le retrouve plus.

vendredi 17 avril 2009

Au Mcdo de la Défense. Le sentiment qu'il suffit de faire deux fois la même chose pour pouvoir parler d'habitude.

Hier j'avais chaud aujourd'hui j'ai froid, hier j'ai pris un coca light, aujourd'hui je prends un cappucino et je reste 1h47 comme ça, peu réceptive à ce qui m'entoure sinon à mon environnement direct, c'est à dire cet espagnol qui est venu se poser avec son ordinateur devant moi, il a dû chercher un endroit pour se poser et en me voyant il en a déduit que c'était ici "le coin ordinateur". Son pc est minuscule, la taille du mien divisé par 4, il fait presque la taille d'une boite d'hamburger en carton, l'image est amusante.
A côté de lui une famille parle en langage des signes, malgré le bruit je sens près de moi ce petit territoire de silence dans lequel je me reconnais et m'inclus, je décide de m'y concentrer, d'y prendre part et je finis par reconnaître l'infinie supériorité du silence sur la parole qui inévitablement finit par devenir du bruit.

Cette façon qu'à Marie d'aborder n'importe qui, pour un oui ou pour un non, dans la rue, au restaurant, partout, ce côté sans-gêne qui parfois s'avère bien utile, fais qu'elle aura au moins tout tenter. A chaque fois que j'y suis confrontée je rigole comme pour m'excuser à sa place, pour montrer que tout cela n'a rien d'une décision concertée, que je suis autant qu'eux prise par surprise. Cette sorte de naïveté à croire qu'on ne dérange jamais les gens, eux aussi ne demandent qu'à être dérangés mais finissent par croire qu'ils n'aiment pas ça.

Il boit une bière à une table, près des bus, je me rappelle de lui, j'avais son visage sur le bout de la langue. J'avance vers lui, je m'engage pour au moins 3 heures, j'espère seulement que ça va bien se passer. Il me prend un café, je lui prête des livres de Sartre, il m'offre un Delillo et un film, Wanda. Cette manie qu'il a de toujours m'offrir des livres, chez lui je ne trouve pas ça déplacé, j'ai l'impression qu'il cherche à me protéger et qu'il n'a trouvé que ce moyen.

Le sentiment que ces vacances me resteront longtemps en mémoire. D'abord ce sac à dos que je vais devoir me trimballer jusqu'à la fin des vacances et que je vais finir par ne plus voir comme avant, je ne l'ai jamais vraiment aimé, il a toujours trop entravé ma féminité. Ces sessions internet au milieu de l'agitation, les cafés et les restaurants avec Cécilia que je n'ai jamais connu mieux qu'en vacances, quand on va au cinéma ou acheter des livres. L'impression qu'en période de cours elle m'échappe totalement, que l'on s'éloigne l'une de l'autre dans l'attente des prochaines vacances. Puis Gabriel que j'ai vu, A. que je risque de voir, J. que je veux voir pour le plaisir de faire éclater dans l'air une conversation sur le cinéma puis pour finir la lecture d'Hervé Guibert, cette vie dans ma vie, cette conscience écrivante qui semble se déployer au moment où je la lis.

J'ai commencé à mentir à ma mère pour mardi soir, je lui ai dit que je dormais chez une copine qui n'habite pas loin, il s'agit de Marie. Tout semble être en place, il ne reste plus que sa confirmation. Je redoute je redoute, j'ai lancé les paris, Cécilia dit qu'il ne va pas annuler, Marie dit carrément qu'il va oublier. Je suis du côté de Marie mais j'encourage Cécilia a espérer pour moi, sorte d'espoir désespéré.

Plusieurs fois j'ai eu ce désir de donner une suite aux Parti pris des choses de Francis Ponge,Son entreprise littéraire qui me paraît aussi passionnante qu'interminable. Je sens comme une complicité qui me relit à ce livre autant qu'à cet écrivain. Le sentiment que dans sa solitude et ce qu'il appelait "le drame du langage" Francis Ponge avait des intentions à mon égard.

Ces "50 personnes" de la note précédente ça ne lui a pas plu. Au moment où je l'écrivais je savais ce que j'étais en train de faire, ce que ça voulait dire. Que dire sinon que je n'englobe personne, que ces personnes je m'en souviens de toutes en particulier, qu'au moment de les voir c'était du sérieux, ce n'était pas "une de plus", mais un réel désir. 50 c'est beaucoup, mais on peut bien faire les choses 50 fois. Cette sorte d'addiction aux rencontres, dans un monde où tout est trop à sa place. Je lui explique mon dilemme : où je prends en compte l'opinion des personnes qui me lisent et qui me connaissent et alors je me censure ou alors je fais mine de ne rien savoir et alors je parais agir de manière inconséquente, irresponsable mais au moins j'ai la sensation que ce blog m'appartient. De toute façon je me censure déjà énormément. [L'idée de tout recommencer autre part, anonymement.]

Il commande une salade Océane, je commande une Dame Blanche qui finit de fondre en attendant que la salade de Gabriel arrive, c'est toujours délicat de faire attendre une glace.

"tu vas dans la rue et tu fais de la science-fiction".
Gabriel me dit ça, en parlant de ce que j'écris, je comprends à demi-mot ce qu'il me dit, disons que cela fait écho à une de mes secrètes intentions qui est de rendre la réalité plus attrayante, de faire en quelque sorte sa pub en même temps que je fais la mienne.

Cette pâtisserie tunisienne à St-Michel, à chaque fois c'est la même histoire, j'oblige Cécilia a m'y emmener pour prendre un dessert puis je finis devant la vitrine à ne pas savoir me décider, à les juger une par une bonne/pas bonne, puis à trouver les pâtisseries chères, enfin je repars bredouille. Peut-être que la vitrine suffit.

Cette nouvelle coiffure de vacances que je commence à bien aimer. De chaque côté du crâne des mèches que je plaque à l'aide de barrettes, c'est net, c'est propre, je réponds à mon désir de lâcher mes cheveux sans les sentir me venir sur la figure, j'ai aussi du plaisir à réajuster les barrettes quand je les sens lâcher.

Mon père "a sa journée", nous comptons aller au restaurant et devant le manque d'initiative je propose à la famille d'aller au Lutèce, le restaurant de la bande des meufs. Mon père sait que je n'aime pas les chaînes de restaurant (bon ce n'est pas très original), je crois que j'en avais parlé à ma soeur et je pensais qu'il n'écoutait pas. Il me dit "t'aimes pas les chaînes toi, t'es déchaînée".

jeudi 16 avril 2009

Ce matin à la radio, l'émission Service Public sur comment faire venir les jeunes au musée. J'écoute le début de l'émission à la cuisine puis je la poursuis dans mon lit, avec le radio-réveil que j'enlace. Je suis en quête d'arguments qui diffèrent de ceux qu'on connaît déjà, à savoir
1) inculquer très tôt le goût de l'art aux enfants
2) rendre l'accès gratuit
tout les professionnels, dont une femme déjà croisée chez Taddéi et que je reconnais par la seule singularité de son métier : spécialiste en économie de la culture, bref, tous ces professionnels semblent vouloir se mettre d'accord sur une sorte de stratégie à adopter pour faire venir les jeunes aux musées. La question, plus fondamentale et sans doute plus intéressante à poser, serait "pourquoi voulez-vous qu'ils y aillent ?". Je ne tiens pas une heure et le lancement d'une chanson est un bon prétexte pour éteindre et retourner à ma lecture.

Ce sac à dos qui contient mon ordinateur alourdi mes épaules, il fait contraste avec ma tenue. On dirait une écolière qui semble se détacher complètement de cette charge portée sur son dos, elle le porte comme quelque chose d'amovible, comme une charge qui n'entrave en rien ses désirs de coquetterie.

Je vais au Mcdo de la Défense, je commande un Coca Zero et je m'installe. A chaque instant j'ai peur que quelqu'un se décide à me voler mon ordinateur, qu'il me suive et qu'il me frappe, je ne supporterai pas l'agression. J'ai anticipé le coup et j'ai dans la pochette avant de mon sac une bombe au poivre que je n'aurai ni le temps ni les moyens de sortir mais qui d'une façon ou d'une autre me protège, s'annonce comme une option, qui me fait penser que "contre le mal, je peux gagner".

Obsession de la précision. Au moment de poster sur mon blog je demande à Cécilia qui vient d'arriver quel poulet nous avons mangé hier, le nom m'échappait, "poulet à l'impériale". Au moment où elle me le dit je sens que je viens d'échapper à une erreur grave alors que tout le monde s'en fiche, que ça n'enlève et n'ajoute rien au texte; sinon de la véracité.

Chez Gibert Joseph, je fais d'abord le tour des étages pour voir si T. n'y est pas, depuis le jour où je l'ai croisé par hasard dans le métro c'est comme si je sentais que nous étions fait pour tomber l'un sur l'autre. Mais une fois c'est déjà beaucoup, ma chance de tomber sur lui est déjà passée.
Progressivement j'abandonne Cécilia, à la recherche d'un livre je m'éloigne d'elle et finis par quitter l'étage. Nous avons toutes les deux une série de livres et d'auteurs à acheter, des titres plus ou moins déterminés, d'autres que l'on aimerait feuilleter par curiosité. Je cherche le rayon Mille et une nuit.

L'impatience m'oblige à oeuvrer en vue de la soirée chez A., de m'agiter comme si des choses étaient à faire alors que je n'ai qu'à attendre sa confirmation. Je lui cherche un cadeau, j'ai déjà en tête Journal de deuil de Roland Barthes. J'ai reçu le livre récemment, je ne l'ai pas encore lu, je sais que ça lui fera plaisir; c'était ça ou de la nourriture mais j'ai le désir secret de durer plus longtemps que de la nourriture, j'aimerais étirer le moment de la consommation à celui de la lecture d'un livre. Savoir qu'A. pensera à moi le temps de la lecture et que si cela lui plaît il puisse relié ce plaisir pris à ma personne.

Devant la Filmothèque, je vois sortir ma soeur du cinéma, elle vient de voir La Carrière de Suzanne et La boulangère de Monceau. Je lui dis que je les adore ces deux-là, elle me dit "de toute façon c'est tous les mêmes". Je finis par me demander si elle aime ce qu'elle voit et que je devrais le lui demander, je suis curieuse de savoir si elle est sensible à ce cinéma particulier et qu'elle vient de découvrir. Il y a son copain Jocelyn avec elle, il est très beau, j'ai un petit faible pour lui et je pense que c'est réciproque. Je présente Cécilia à ma soeur et inversement, je parle tellement de ma soeur à Cécilia et aujourd'hui elle la voit. Jocelyn nous demande ce que nous allons voir. Une fois partis Cécilia me dit que ma soeur est plus belle que moi et que Jocelyn est d'une beauté "simple et pur" mais qu'il devrait trop changer ses fringues.

Devant le cinéma, deux beaux gosses espagnols viennent faire la queue et demandent aux filles derrière nous "vous faites la queue?"
"euh oui plus ou moins, c'est un peu le désordre",
tout le monde rigole de bon coeur, "et bah on va remettre un peu d'ordre". J'aime la remarque, j'aime le ton et cet accent qui en même temps qu'il se déploie essaye de se faire oublier, joue à faire comme s'il n'y avait pas d'accent. Je le dis à Cécilia "ils sont pour nous".
Une fois dans la salle il s'installe près de nous et pendant que j'attends pour aller aux toilettes je vois Cécilia qui leur parle par dessus mon siège vide, je me dis "elle a réussi" mais la discussion tourne court et restera sans suite. Je sors des toilettes et le film a déjà commencé, je m'installe entre Cécilia et l'homme, je sens son parfum, je me sens comme assise à côté d'un homme que j'aime. Je me dis pour moi-même que cette séance s'avèrera intéressante. Pendant la séance je sens la chaleur qui se dégage de son bras, comme une pierre chaude, le tissu de ma chemise frôle le sien et il semble que tout soit dit, que notre relation se résumera à cette vibration de ces bras qui ne se touchent même pas et qui se repoussent en même temps qu'ils s'attirent, exactement comme des aimants. Parfois l'un de nous deux bouge son bras comme par refus de poursuivre le jeu.
En rentrant je raconte à ma soeur ce qu'a dit Cécilia à son sujet, "elle dit que t'es plus belle que moi et que tu te maquilles bien". Je prends ma douche et je vais manger un peu dans la cuisine, j'essaye de perdre quelques kilos alors je me fais violence et je ne touche pas à la paella, je mange plutôt un potage suivi d'un yaourt. Ce n'est pas aussi savoureux mais j'ai au moins la satisfaction de m'être soumise à une discipline, de manger d'abord fonctionnel plus que pour le plaisir, c'est ça tout le but du régime.

Je passe le laps de temps qui me sépare du sommeil à lire Le droit à la paresse de Lafargue qui se révèle être en fait un réquisitoire politique plus qu'autre chose, on y retrouve la verve des anciens textes politiques sur lesquels on tombe parfois dans les manuels d'histoire. Si mon professeur de philo m'a conseillé ça plutôt qu'un autre livre (il y avait aussi Oblomov) c'est que j'y trouverais forcément mon compte, donc je poursuis.

Hervé Guibert.
Un journal fait toujours un peu douter de la mort de l'écrivain, disons qu'on y pense même plus : s'il a existé c'est qu'il existe encore, forcément. J'ai le sentiment de vivre deux vies parallèles et je ne sais pas laquelle des deux est la plus réelle, me marque le plus.

Ce matin, réveil matinal et l'impression que je peux enchaîner une série d'activités inutiles comme écouter On the beach de Neil Young dans mon lit avec Emile qui dort par terre. Douceur de la musique, douceur du ciel blanc et du visage d'Emile qui lentement se réanime, reprend conscience. Sentiment rassurant d'être progressivement puis totalement en présence d'une autre conscience que la mienne, d'être réellement deux dans la pièce.
A chaque chanson je lui demande "et celle-là tu l'aimes ?", il aime bien les passages avec l'harmonica mais je comprends qu'il n'aime pas, Neil Young est compliqué, Neil Young créer de la musique qui ne se comprend que si à la base on est pourvu d'une certaine somme d'expériences et de sentiments, et dans cette musique il s'agira de retrouver ces sentiments, ces expériences.
Je ne comprends pas encore tout Neil Young, il y a des chansons qui m'échappent, dont l'émotion m'est encore incompréhensible et j'ai conscience de la masculinité de sa musique, des chansons écrites et chantées depuis son petit statut d'homme. Quand Neil Young parle de la femme d'une façon que je peux seulement envisager mais qui ne fait écho à aucune expérience.
"You're only real, with your make-up on"

Il veut Crystal Castles, il prononce le T de Castles. Je lui mets Animal Collective, ça il aime.

Puis comme par habitude je finis par poser sur le ventre mon livre et par me rendormir. Je crains toujours d'avoir trop dormi, je crains qu'il soit plus de 13h mais il est toujours 12h57 quand je me lève. Je n'ai toujours pas réglé ma montre à l'heure d'hiver.

Je me coupe les ongles des pieds en réécoutant Doolittle des Pixies, quelque chose m'échappe dans cet album, je ne comprends pas comment on peut passer du bruitiste Crackity Jones à la douce perfection pop de La La love you.

Je ne prends pas de parapluie malgré le fait qu'il soit impossible qu'il ne pleuve pas. Je ne prends pas de parapluie comme pour conjurer le mal, comme pour soumettre le temps à ma volonté. Je ne veux pas qu'il pleuve, il ne pleuvra pas.
En sortant du bus je déplie mon écharpe fleurie pour la poser sur ma tête.

Charlette et Cécilia concernant Miro.
Cécilia, c'est ton préféré Miro ? Il a fait trois taches.
C'est des jolies taches.

Aujourd'hui jeudi je vois Gabriel, cela va faire plus d'un an que je ne l'ai pas vu et j'ai peur, comme à chaque fois. Un jour qu'il me restait du temps après un bac blanc j'ai établi la liste exhaustive des gens rencontrés par internet, elle était immense, il y en avait 50. Je pourrais parler comme un comédien qui à chaque fois qui monte sur scène n'en finit jamais d'avoir le trac. J'ai toujours peur et toujours envie de reculer devant l'idée d'une rencontre imminente.
Le désir de rencontrer l'autre est toujours déséquilibré, il y en a toujours un qui désire plus que l'autre de faire cette rencontre, et quand c'est moi qui désire un peu plus il s'avère alors que j'ai peur de décevoir, que j'ai peur de rater ce que je considère comme un examen. Quand c'est l'autre qui désire un peu plus que moi alors je flippe qu'il ne soit pas à la hauteur, j'ai peur de la déception, de la discussion qui ne va nulle part, d'une discussion qui aurait pu ne pas exister. Pourtant ça ne s'est jamais mal passé, à force d'expérience on a très tôt l'intuition de ces choses-là, dès le moment où l'on se frotte virtuellement à la personne, dans sa façon de s'exprimer sur internet, dans la tournure que prenne ses idées, dans ses goûts autant littéraires que musicaux, dans sa façon de se mettre ou pas en scène, d'agencer, d'organiser le dévoilement de sa personnalité; on devine tout. Il y a une première "sélection" qui se fait sur internet : décider de parler à la personne ou l'ignorer, la rejeter ou vouloir atteindre une sorte d'amitié pure avec elle.

J'ai déjà vu Gabriel mais cela remonte à trop longtemps. Je ne me souviens que partiellement de son visage : yeux clairs, cheveux très bruns, j'ai tout oublié de sa voix mais je sais qu'il n'était pas timide et que je ne l'étais pas non plus malgré la sorte de pression constante de son amour pour moi. Je ne peux éviter de parler de ça sans le sentiment de le trahir, comme si en disant "son amour pour moi" j'affirmais ma supériorité sur lui.

Impression qui se confirme de jour en jour que je vais me confronter à une annulation de la part de A. Envie de dire "je le sens gros comme un camion". Je vois déjà la scène, au téléphone ou par mail : A. qui a une excuse forcément valable et moi qui lui affirme bêtement que je comprends, qui accepte jusqu'au bout, qui n'a même pas à accepter mais plutôt à subir, à encaisser mais qui préfère penser qu'elle accepte, que la volonté y est pour quelque chose.
[toujours ce sentiment de m'imposer à lui, de le gêner, que mon affection le colle et le dégoûte.] Je mimerai le détachement, l'indifférence devant la perspective de cette soirée et encore plus devant son annulation alors que mon imagination malade semble avoir déjà tout vécu de cette soirée, tout créé dans les moindres détails.
Penser à remercier les gens comme lui qui sur quelques jours nous font vivre de délicieux moments d'imaginaire, peut-être que finalement cela suffit.
Je retrouve cette idée chez Guibert qui dans sa première note écrit :
"Coin de fenêtre : emplacement vide où je vais mettre ce mannequin d'enfant si je l'achète. Mais il me semble déjà le voir, à cet emplacement vide, puisque je le désire. Je pourrais ainsi vivre dans un décor dénué, contrairement au mien, entouré seulement de désirs et de suggestions d'objets (je refuse toujours de constituer une collection)."

Lien étroit entre cette façon quotidienne d'écrire et le rapport que j'entretiens avec ma vie. Plus qu'une vie qui influence et dirige directement mes propos il semblerait qu'à force d'écrire et de faire de sa vie un moment quotidien de littérature j'en arrive à vivre ma vie comme une création de chaque instant, profondément excitante, comme une source inépuisable d'inspiration. Interpénétration des deux dans laquelle je trouve mon compte, dans laquelle je suis heureuse, je pense ne jamais arrêter et je regrette d'avoir passé tant de mois à n'écrire qu'une fois par semaine, à me sentir engloutie dans le réel. Il y a une manière d'alléger le poids du réel par l'écriture, de vivre à cheval sur les deux, c'est du 50/50. L'écriture n'est pas quelque chose d'abstrait, d'idéal, ce n'est pas un truc de lâche ou de frustré, c'est très concret. [Soulagement devant cette idée pour laquelle il n'y a pas à se persuader puisque je la vis et la constate.]

mercredi 15 avril 2009

"Il est heureux que j'aie la possibilité d'une évacuation quotidienne, par le journal, d'une écriture, même mineure, même déviée ou recouverte, sans elle je serais désespéré, peut-être déjà mort."
Hervé Guibert - Le mausolée des amants

Harold & Maude au cinéma, une histoire mignonne sur fond de Cat Stevens, une histoire peut-être même beaucoup trop mignonne, qui ne marche pas, en tout cas pas sur moi. Une sorte de Juno 70's à l'humour incompréhensible. Je n'accroche pas, et je suis triste de ne pas accrocher car j'ai pourtant un a priori positif sur tout film en provenance des années 70 mais ce bon a priori finit par se retourner contre ces films. Midnight Cowboy reste l'indétrônable.

Mcdo St-Michel, l'hôtesse de caisse est belle et douce, blonde. Je regarde sa nuque en train de me préparer mon cappucino. Sorte de complicité blonde/brune au moment de lui dire au revoir, en tout cas c'est comme ça que je le ressens.
Finalement bénéficier de la connexion Wifi du Mcdo se révèle avoir un prix, celui de la boisson.

Bizarre de se retrouver dans un lieu publique avec un objet aussi familier que mon ordinateur, je ne l'ai jamais vu autre part que poser sur mon lit, dans ma cuisine ou au salon, ici il est exposé aux regards de tous, c'est un peu comme surprendre un proche dans un univers publique que l'on a toujours côtoyer seul, choc des rencontres.
Nous attendons Marie qui prend son temps pour arriver. J'ai internet mais Cécilia et Charlette s'ennuient et finissent par inventer des jeux insensés. J'écris à G., j'écris à A., j'écris à Julie partie à Rennes, j'écris à mon professeur de philo, j'écris sur mon blog et sur le forum. Au moment de partir j'ai le sentiment d'avoir tout accompli, d'avoir tout bien fait mais comme d'habitude ce travail ne tient qu'un temps et demain il faudra encore répondre à d'autres mails, actualiser tout ça. Internet est une course interminable, ne plus avoir de connexion est impardonnable.

Nous mangeons au restaurant chinois à St-Michel, c'est jour de fêtes et nous prenons toutes des menus, nous mangeons dehors. Beignets de riz soufflet, poulet à l'impériale, glace café vanille. Nous vivons la venue progressive de la nuit et la venue progressive des enseignes lumineuses qui domptent l'obscurité. Aujourd'hui encore, et ce depuis bientôt 2 ans, la richesse de nos sujets de discussion est inépuisable.

A. m'a appelé deux fois vers 19h30. Voir ces deux appels en absence sur mon portable est comme voir se retourner la situation : cela a toujours été moi qui le réclamait,qui avait besoin de lui, et les appels en absence me font miroiter le contraire, je le sens déçu à l'autre bout du téléphone, dans un état d'attente et de contrariétés dans lequel j'aimerais pouvoir le laisser languir. Seulement laisser ses messages sans réponse m'est plus insupportable qu'à lui, je sais qu'il s'en fiche. Je ne le rappelle pas tout de suite, je préfère lui envoyer un sms pour lui demander si je pouvais le rappeler plus tard. J'aimerais être au calme pour lui parler, le trac me fera lui demander de répéter à chaque phrase, je ne serais pas "au top, je ne me sens pas capable de gérer deux dimensions en même temps, l'extérieur et l'intérieur du téléphone. J'ai toujours redouté de l'avoir au téléphone, il m'impressionne encore trop et avec le temps ça ne se calme pas. Tout travail de relativisme est inutile : le considérer comme ce qu'il est, c'est à dire une sorte d'ami rare comme on parlerait d'oiseau rare, ne calme en rien ma fascination, ma timidité, cette façon que j'ai de ne pas me sentir naturelle en lui parlant, de jouer le rôle de la jeune fille. Je travaille à détruire tout cet amas de fantasmes pour ensuite mieux reconstruire, reconstruire quelque chose qui se rapprocherait d'une saine réalité, mais je me confronte à mon impuissance, à l'inefficacité.
A ma proposition de le rappeler à 22h il répond "Minuit".

Je le rappelle à minuit dix, je le pensais chez lui mais il est entouré d'amis, j'ai peur de paraître ridicule, la fille qui appelle à l'heure, qui est seule chez elle et qui croit des choses pendant que les amis attendent, peur de ne "rien lui dire". Il me propose qu'on se voit pendant mes vacances, puis l'invitation se précise, il aimerait que je vienne dîner chez lui un soir et je pourrais même dormir. Je n'accepte pas tout de suite, je suis encore surprise et je préfère attendre de mentir à ma mère pour confirmer l'invitation. Cette invitation est l'aboutissement de notre belle relation, nous nous connaissons à peine, disons que ce qu'il connaît de moi et ce que je connais de lui est à 50% de la projection, à 50% de la réalité, et nous nous en tenons à cette équilibre, nous construisons là-dessus.
A chaque fois que je le vois il apporte avec lui un univers si neuf, en décalage avec la ritournelle du quotidien que chacune de nos rencontres est autant de petits îlots de liberté où personne ne se doit rien et où la bienveillance règne. On ne fait que parler, qu'échanger, on se distrait de nos vies respectives, puis on ne se voit plus pendant des mois et on reprend contact par hasard.
Je lui rappelle que je n'ai plus internet, que je le lui ai dit dans mon mail, il ne s'en souvient plus, je suis un peu vexée d'autant plus que le mail, écrit dans l'urgence, ne faisait pas plus de dix lignes et qu'il date d'il y a seulement quatre heures. Ce manque d'indulgence le caractérise assez mais dans l'idée qu'il ne s'adresse pas seulement à moi je ne le prends pas comme une offense personnelle. Je ne sais pas réellement ce qu'il veut, il me veut chez lui à dîner, mais il ne m'écoute qu'à moitié. Par contre il se souvient de mon avertissement de travail l'année dernière alors que mon propre père n'est pas au courant, j'oublie la première mésaventure, je lui souhaite bonne nuit.

C'est un peu ridicule mais je pense à la tenue que je porterais pour aller le voir, je pense à la tunique neuve trouvée chez Bershka, bleu marine, un peu vaporeuse, manches chauve souris, col de chemise. Je sais qu'il reste très sensible aux apparences féminines, très exigeant, et que les conseils qu'il me prodigue je les reçois comme provenant d'une sorte d'opinion commune masculine. Je sais que ses remarques sont celles d'un homme aux critères de beauté d'une exigence sans pitié, semblable à celle des enfants qui jugent d'une chose "belle" ou "pas belle" sans jamais plancher sur un juste milieu. J'éprouve encore le besoin de le séduire, je sais que ça compte pour lui, je sais que ça compte d'avoir devant soi quelqu'un de présentable, que cela pèse pas mal sur le bilan de la soirée. Je pense d'ailleurs que devant la beauté ou son absence nous restons nous aussi sévère comme des enfants, on ne pardonne pas vraiment à la laideur. La beauté est purificatrice, donne l'impression que le fond de notre oeil se nettoie. Si je dors chez lui cela demandera beaucoup d'organisation, déjà que me rendre présentable demande du travail mais me rendre négligemment présentable (cette façon de rester présentable, de paraître encore bien habillée en pyjama au moment de dormir chez quelqu'un)...
Bien lire est aussi important que bien manger, cela influe sur mon humeur. Si je lis bien alors j'écris bien car je suis directement influencée par mes lectures, cette nouvelle façon d'écrire, par fragments, par tranches, c'est à Hervé Guibert que je la dois. En ce moment je suis bien, je suis "heureuse" parce que ce que je lis est bon, ce que je mange aussi, et parce que j'écris tous les jours et que ça c'est un remède inestimable contre la tristesse et la frustration.

Page 161, message d'Hervé Guibert à mon intention.
Discussion avec T. sur le but de la publication [...] l'idée de ne pas être publié dépasse l'idée de mon corps rongé par les vers. Il ne s'agit pas de postérité, mais de l'assurance vague, presque abstraite, de rencontre, dans le temps, à des fuseaux divers (non plus horaires, mais annuels, et peut-être centenaires), même si le livre n'a jamais été réédité, même si le stock a été pilonné, même si la plupart des exemplaires ont été détruits dans le feu ou ramollis par l'eau des égouts, et la plupart des caractères effacés, d'un lecteur, d'un seul lecteur, d'un jeune homme ou une jeune fille, un vieillard, un enfant, d'un exemplaire réchappé qu'il prendra entre ses mains, et que cette parole, cette voix se remettra à vivre, pour quelque temps, dans son corps, avant de se refiger en surface morte, compressée, inutile, qu'elle sera encore une fois redéployée, et célébrée par sa lecture, cette action physique de l'écriture, cette matière, ce temps perdu, comme à prier, et qu'il aimera, qu'il sera sensible à l'amour, mais peut-être je l'explique encore mal, je l'amoindris. Je serais tenté de dire : s'il n'y avait cette assurance, cet espoir d'un seul lecteur, un jour, je n'écrirais plus, mais j'écrirais encore moins s'il n'y avait pas d'amour à raconter, car c'est l'amour que j'ai envie que ce lecteur-là discerne."