dimanche 31 mai 2009

Tentativement d'épuisement du sujet Prof de Philo (2)


"Ce que font les esclaves désoeuvrés. On se divertit, on boit en bandes; nuits consolatrices. On entre dans des cinémas: il y au moins la chaleur animales, les femmes dont on touche les genoux et qu'on accompagne. Dans ces cuves sonores pleines d'éclairs blancs, les hommes vont s'oublier: ils sortent hébétés par les songes et vont se perdre dans des cubes où se déroulent ce que Bergson ose encore appeler la vie, avec ce robinet éternel dans un coin. Nous faisons comme les hommes."
Aden Arabie - Paul Nizan

 Il y a le plaisir des images dont j'ai pris conscience en philosophie puis un peu après chez A. quand j'ai vu ses Marylin Monroe étalées sur les murs. J'identifiais ça à un plaisir enfantin qui s'amenuisait avec le temps, mais non, il reste vivace et trahissait chez A. quelque chose de bouleversant renvoyant à sa solitude face à l'image "pieuse". Il y a quelque chose de semblable au plaisir insatiable que je prends à regarder mon professeur de philosophie et qu'on pourrait plutôt nommer "le plaisir de la présence", c'est à peu près la même chose qu'une image puisque dans les deux cas quelque chose est rendu présent. Le plaisir de l'image de mon professeur de philo, pourvue d'une dimension charnelle, de sa gestuelle, de sa voix.

Dimension charnelle, mais je n'ai jamais dû le toucher, à part peut-être les fois où il m'a tendu la clé de sa salle pour que je l'ouvre. L'objet est si petit qu'il est difficile d'éviter le contact.
A ne jamais toucher ses profs on pourrait se demander s'ils existent vraiment.

Parfois, je ne peux rien faire d'autre que de fixer mon cahier et gratter comme on prendrait en note les sous-titres d'un film sans pouvoir en profiter. Parfois des pauses pendant lesquelles je peux lever les yeux, regarder l'image-prof soliloquer pendant près de deux heures, avec quelques interventions çà et là. Parfois sa gestuelle est rudimentaire, peu de choses, parfois il atteint ce moment où le discours se fait littérature, prend tout son sens dans la déclamation, avec la gestuelle du politicien qui ne peut que croire en ce qu'il dit. Il s'emporte.

Il ne s'emporte pas tous les jours, il y a les jours où tout se passe normalement, soit cours magistral entraînant une légère paralysie de mon poignet. Puis il a ses jours où il marche et marche à travers la salle, de la fênetre à la porte, de l'avant à l'arrière, écoutant les questions en regardant par la fenêtre, jettant la craie en l'air pour la rattraper (de moins en moins souvent), digressant pour finir par se reprendre "excusez moi".

Des choses curieuses qu'il faisait, il a fini par les abandonner, comme s'il n'était plus nécessaire de nous en mettre plein la vue, de faire de lui un personnage. Il s'en tient à ses histoires rigolotes, à ses remarques curieuses que je note entre guillemets dans mon cahier. "C'est toujours une petit aventure l'éternuement".

Je ne sais pas si à force de quotidienneté de la solitude (la douce, la normale) on finit par agencer un roman autour de quelqu'un, à commencer à devenir superstitieuse, à interpréter n'importe comment n'importe quoi. On installe une narration entre les faits; on finit par faire un bon roman de tout, roman qu'on appelerait "période de sa vie". Juger d'une période, dire qu'elle est bonne ou affreuse équivaudrait à faire de la critique littéraire.

Plusieurs fois nous avons fonctionné par malentendu. Je ne saisis pas son ironie, je ne saisis pas quand il est sérieux. Parce que je l'écoute, je surinterprète, je panique.

Il me plaît de raconter une seconde fois que la première que je l'ai vu, c'est à dire en train d'ouvrir la porte de sa salle 105, je me suis dit "cet homme n'est pas fait pour moi" et je pensais que tout ce qui m'était possible de penser de lui se trouvait là, dans ce que m'inspirait son physique, l'absence d'expression finissant de lui donner un visage grave. Je me disais que je n'essaierai pas de lui plaire, et cette idée d'échapper aux charmes compliqués du professeur de philosophie me rassurait, me rendait sereine pour l'année à venir. La fin de l'année approchant je peux témoigner que j'ai passé l'année à attendre qu'il me reconnaisse et ces derniers mois à trop souvent penser à lui.

La salle 105 est la seule salle de cours à se trouver au premier étage, les autres pièces sont reservées à l'administration, à la salle de photocopie, au CDI et aux toilettes, les seules toilettes plutôt calmes du fait de l'absence d'élèves. La salle 105 est la salle du professeur de philosophie. Il s'y trouve une armoire grise fermée à clé où il lui arrive d'aller chercher les livres dont il a besoin pour le cours. Cette armoire est le seul élément qui lui permette de marquer son territoire. En venant en cours il n'a donc besoin que de peu d'effets, d'abord nous avons déjà vu qu'il ne portait aucun manteau sinon des vestes en laine et un parapluie au grand maximum. Il a sa besace en cuir, je n'en ai qu'une en tête, une marron très plate mais je pense qu'il en a d'autres. Dedans doit tenir son Macbook et puis il a ce cahier un peu bizarre, non pas à spirales mais à anneaux argentés ne se reliant pas entre eux. Ce cahier semble lui servir à tout, n'est réservé à rien,  il l'utilise comme surface pour écrire. Il a aussi un unique stylo et pas l'ombre d'une trousse ni d'aucun lieu d'accumulation sinon peut-être son portefeuille. Il est l'homme de l'objet unique.

Parfois nos copies sont corrigées en noir, parfois en une sorte d'encre prune. On ne comprend pas tout ce qui y est écrit et la copie fait le tour de plusieurs personnes avant d'être intégralement déchiffrée.

Oui, les copies sentent la cigarette.

Il fait tout très singulièrement, c'est un homme aux manières délicates et émouvantes, qu'on observe comme on scruterait une photo d'actrice glamour, avec la même terreur fascinée, le même désir, la même curiosité devant l'altérité, l'insaisissable étrangeté.

Ce jour-là, c'était la première fois que je lui parlais de si près. De près on arrive à comprendre la clarté de ses yeux et tout son visage s'en trouve renversé. J'ai aussi vu sa peau rose, l'homogénéité de son teint, ses pores dilatés sur les joues, exactement comme Charlette et moi. Une beauté de poupon aux expressions incompréhensiblement sévères.

Cette semaine, première fois que je le voyais avec une chemise de couleur parme.

Son mystère vient de notre incapacité, de notre incrédulité à l'imaginer intégrer un quotidien, avec ce que cela suppose d'actes nuls, de répétitions, de trivialités, d'absurdités. Est-ce qu'il le tolère? On en viendrait presque à avoir peur pour lui et à s'excuser de consentir à vivre comme cela.
Ou peut-être en est-il au stade d'une compréhension totale et homogène du monde. Le quotidien est poétique en ses répétitions toujours réinventées, le confort n'a de sens que lorsque nous en sommes conscients. Il est assez détaché de tout pour en jouir comme s'il s'agissait d'un séjour dans un hôtel. Il voyage aussi beaucoup, ce qui lui permet, comme dit Paul Nizan, le moment de l'inventaire.

dimanche 24 mai 2009


Ma mère a sorti la grande coupelle qu'elle a remplie d'un ensemble de fruits se partageant l'espace de façon égale. Recluse à côté se trouvait une grande et silencieuse demi-pastèque; ce fruit-objet qui, même éventré en son milieu, par sa dimension et sa lourdeur est contraint à une existence solitaire en dehors de tout ensemble. Mais c'est d'une solitude assumée sinon exubérante que traduisent ses couleurs, trop vives pour dénoter une quelconque tristesse. Le melon, quant à lui, laisse deviner une nature introvertie: se trouvant entre deux mondes, indécis par nature, tenant dans une main en prenant le risque de lui échapper, complexant sur une dimension qui ne lui appartient pas. On assiste parfois à l'une de ses tentatives de repliement sur lui-même -ce sont les petits melons- nous faisant ainsi profiter du même coup d'une plus grande intensité de saveur; là où la pastèque ne nous assure pas de l'homogénéité de son goût en chacune de ses parties, comme s'il s'agissait uniquement pour elle de s'étendre, de s'étirer, au mépris de sa fonction et de son consommateur; elle n'en fait qu'à sa grosse tête.

Les fruits ne nous font parvenir aucune odeur, ce sont les objets du goût. Ils sont un peu comme les fleurs qui exhalent leurs odeurs à un périmètre très réduit et dépassant rarement les limites de leurs propres matières : c'est pour cela qu'il faut plonger le nez au coeur du bouquet, au risque de les faire vibrer...ou se résigner à les connaître par le biais de sprays désodorisants pour toilettes, de shampooing et autres cosmétiques.
Alors dans la cuisine ça ne sentait pas le fruit mais plutôt la viande que ma mère cuisinait dans une sorte de gros wok qui doit être nouveau : je connais nos casseroles et poêles, il n'y a aucune raison d'en changer mais en déménageant et avec la nouvelle plaque chauffante à induction on a dû tout renouveler. Inquiète de l'odeur conventionnellement délicieuse mais que la chaleur rendait écoeurante je lui ai signifié, comme une sorte de règle à appliquer jusqu'à nouvel ordre, de ne pas cuisiner d'aliments trop lourds parce qu'il faisait chaud, elle m'a répondu qu'elle n'avait cuisiné que de la viande. Dans ma chambre où les deux grandes fenêtres sont ouvertes dans l'espoir qu'un courant d'air se forme on pouvait aussi sentir une toug autre odeur de viande provenant du balcon des voisins, on y entendait aussi de subtils tintements de vaisselles et de couverts mais pas de discussions. Il est dur d'échapper à la tentation familiale du repas sur la terrasse qui suppose une organisation sommaire et une motivation partagée.

Je me souviens de l'année dernière, période du bac oral de français, je passais des journées seule sur ma terrasse à poursuivre la massive lecture de l'Adolescent, j'avais vraiment bronzé et j'aimais porter cette chemise à manches courtes bleu marine achetée chez Muji, je ne voulais presque porter que ça tellement elle m'assurait d'une élégance sous les plus lourdes chaleurs là où les autres succombaient à un total mépris de cette élégance sinon de la pudeur. Je tiens à la pudeur comme une vieille dame à son sac, parfois j'en ai honte et parfois je me dis "tant mieux tant mieux".

Il n'en reste plus que sa chair grossièrement découpée en morceaux inégaux, domestiquée afin de lui conférer une taille humaine. C'est la pastèque déconstruite, puzzleisée, cubiste, finissant dans un bol entre les yaourts, agonisant dans son jus insipide, avec un léger et miséreux voile de film transparent censé l'aider à se conserver jusqu'au prochain dessert. L'heure venue il n'en reste déjà plus, car la pastèque se mange sans faim, elle se mange par caprice, parce qu'en panne d'inspiration nous ouvrons le frigo et que la pureté de sa couleur nous drague; telle une petite adolescente aguicheuse dont les effets qu'elle provoque la dépassent.

peinture de Fernando Botero

samedi 23 mai 2009

A l'exposition Giorgio de Chirico.

Je me jette dans l'exposition avec une curiosité innocente et nettoyée, j'ai le désir simple de découvrir un artiste avec lequel je pars déjà sur un mauvais a priori. Je me souviens de grandes expositions faites toute seule et où je suivais méticuleusement le parcours, où je lisais tout et où je finissais après une heure et demi à me rendre compte que j'avais mal aux jambes ainsi que la gorge et la bouche sèches. J'étais heureuse de m'en rendre compte si tard car c'est ce vers quoi le musée tend: que l'on arrive à en oublier son corps, ses besoins naturels, son statut social, ses préoccupations les plus triviales. Il y a des expositions avec lesquelles ça prend mais cela suppose toujours que je m'y rende seule.

Il m'arrive de persister. Si je n'aime pas un écrivain je continue de lire ses livres, si je n'aime pas un cinéaste, je continue d'aller voir ses films. Je maintiens ma confiance en eux, la rupture en art est douloureuse.

Je vois des couples qui évoluent entre les pièces, l'un se tient par la taille, ici la femme regarde le tableau et l'homme vient lui embrasser le front. Je me dis que l'amour exclue de son monde tout ce qui n'est pas lui parce que justement ceux qui s'y trouvent subissent une révolution dans leur vie. Je me dis que le jeu de l'amour ne cesse jamais, que l'amour englobe la vie, la retourne, la révolutionne. C'est un autre langage qu'on se met à parler; et c'est très bizarre à observer: ces gens ne sont pas dans leur état normal. Même dans les musées ils persistent à s'aimer et à se le prouver. Devant un tableau on préfère encore sa compagne au tableau. Peut-être même vont-ils au musée pour voir "sa moitié" regarder un tableau plutôt que le tableau.
Je me souviens que j'étais venue avec Baptiste au Musée d'art moderne et que j'avais touché du bout des doigts un Delaunay, le mec m'avait engueulé.

Je m'intéresse aussi aux documents exposés sous verre, j'en viens même à rester plusieurs minutes à déchiffrer une lettre qu'il écrit à un grand collectionneur Paul Guillaume. Il lui dit qu'il peint beaucoup et qu'il a le sentiment de devancer tout les peintres qui ne sont pas en train de le faire, il dit aussi qu'il ne croit pas en la pérennité de Monsieur Modigliani et Utrillo. C'est très drôle et rien n'est perdu de la vivacité du propos, de l'écriture : destinataire comme expéditeur sont morts et pourtant tout est restitué dans sa totalité. Soudainement j'ai la très forte envie de commencer une relation épistolaire, intelligente et discrète.

L'idée que Chirico finisse par ne plus que faire et refaire ses premiers tableaux, dans un souci (j'imagine) de conservation obsédante, entêtante, de conscience de son talent finalement assumée, trahit quelque chose de touchant et que l'on ne rencontre pas très souvent je crois, l'idée que l'artiste avant d'être surhumain est peut-être trop humain.

Mes 12-13 ans, ont été marqués par une correspondance avec un certain Hugo qui vivait à Tours je crois. Je lui écrivais des lettres d'une vingtaine de feuilles sur des blocs de correspondance bon marché que j'achetais chez Champion. Je n'ai jamais retrouvé cette même ferveur à l'écriture sur papier, avec Baptiste je le faisais aussi et ça marchait très bien, j'éprouvais un plaisir bouleversant à le lire et une excitation à lui répondre, à savoir que j'étais en train de lui dire des choses.

A la fin de l'exposition je tombe nez à nez avec un tableau qui illustrait la couverture d'un livre de Roger Pol-Droit acheté en 4ème. Je me dis -et j'avais le sentiment d'avoir déjà pensé ça de façon si précise à un moment de ma vie- que la première approche que l'on fait de la peinture se fait avec les couvertures de livres de poche.
Camus/Nicolas de Staël
Proust/Monet

Une journée avec une exposition est une journée bien remplie, quoiqu'il arrive.
Au moment où l'on sent que la journée bascule dans l'inertie et l'insatisfaction : se précipiter dans un musée.

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A propos de A bout de course de Sidney Lumet.

Alister dans la queue devant moi avec sa copine.

Impossible de passer à côté de cette façon qu'ont les personnages de laisser le robinet ouvert pendant de très longues secondes, autant dans la salle de bains que dans la cuisine.

Une larme me nettoie la joue à la scène finale, je ne fais aucun geste pour ne pas attirer l'attention de Cécilia qui repérerait tout de suite que je suis en train de me sécher les yeux.

vendredi 22 mai 2009

Vendredi dernier nous étions invités ma classe et moi ainsi que quelques élèves de ES et de S qui remplaçaient les Grands Absents de la TL, à assister à l'enregistrement des Nouveaux Chemins de la Connaissance sur France Culture. Mon professeur de philosophie devait y dérouler pendant une heure un plan de dissertation sous les interruptions de l'ancien mec de Carla Bruni.

Je me souviens du jour où il a annoncé à la classe que six élèves pouvaient venir à l'émission, il disait que c'était inutile, qu'il n'en voyait pas l'intérêt mais que la production y tenait, et il pensait qu'on penserait pareil que lui alors qu'on était tout éblouis tout excités; les médias impressionnent toujours un peu avant qu'on arrive à comprendre de quoi il en retourne, peut-être qu'on les associe à des artistes.
Je crois que j'ai eu honte pour moi d'avoir l'envie d'y assister, je me trouvais des excuses "oui mais moi j'y vais parce que j'écoute l'émission et je veux voir ce que ça donne, comment ça se passe, je veux voir Raphaël Enthoven". Oui en fait ça n'était pas bien compliqué. Aussi c'est que l'enregistrement tombait au moment du cours de philosophie du vendredi et que je déteste rater des cours de philosophie, que ça m'aurait attristé de rester chez moi alors que je pouvais passer du temps avec pas loin de mon professeur.

C'était la deuxième fois que j'allais à la maison de la radio, la première étant il y a 4 ans. J'étais assez émue d'y retourner, parce que j'adore ce bâtiment, disons qu'il "en impose" et qu'on ne sait pas vraiment comment s'organise le lieu entre les différentes radios qui y sont établies mais qu'on sait néanmoins que des cartons d'intelligence et de personnalités s'y entassent, que des gens connus y entrent, y sortent, c'est le grand moulin et ça ne s'arrête jamais. C'est pour ça que j'aime autant la radio : elle ne cesse jamais de bouillir, à toute heure, cela a quelque chose de rassurant. Macha Béranger décédée il y a quelques semaines est l'exemple même du réconfort que peut nous prodiguer la radio. Dès 01h du matin on pouvait l'appeler pour lui parler ou sinon s'endormir au son de sa voix rocailleuse, on avait des insomnies mais on finissait par penser que nous étions dans un lit et elle dans un studio, sa marginalité répondait à la nôtre, l'apprivoisait. Peut-être même était-elle maquillée. Puis le jour où le nouveau patron de France Inter lui a supprimé son émission qu'elle tenait depuis 30 ans c'était elle qui a eu besoin du soutien de ses auditeurs, la situation s'inversait, elle devenait vulnérable; ce qu'elle n'avait jamais été.

Cette visite allait de pair avec une écoute de plus en plus intensive de la radio. J'en suis à un stade où j'ai écouté France Inter à toutes les plages horaires d'une journée; je connais l'enchaînement logique des émissions comme il m'est arrivé de comprendre à la longue comment s'enchaînait les quartiers de Paris. J'observe finalement que les apprentissages les plus durables et les plus précis se font sans nous, c'est à dire par l'habitude, sans qu'on les réclame ni qu'on s'y acharne, et sur plusieurs années; on finit par prendre le pli. Quant à France Culture je ne la connais que par les podcasts que j'écoute à l'heure que je veux, et j'estime que ses animateurs parlent encore trop bas pour accompagner mes repas; la mastication assourdissant mes oreilles.

Le fait de me rendre à la maison de la radio, d'y voir ces trentenaires beaux garçons en train de fumer comme des lycéens pendant leur pause, le fait de sentir concrètement le monde discret, élégant, sans mensonges et intelligent de la radio, de repenser à ces publicités pour France Culture plaquées sur les bus ou celle encore plus classes de France Inter où on devine derrière ces physiques lambda et peu télégéniques une personnalité portée par une voix, tout ça m'a donné sérieusement envie d'y travailler. Et puis je repense à Radio Vernis, et j'y vois là comme le signe inconscient d'un désir de travailler dans la radio. La radio ne peut subir que peu de modifications, elle ne ment pas parce qu'elle n'essaye pas de séduire, ce n'est pas de l'apparence, seulement du contenu, et c'est lui qui doit séduire.

Le café "Les Ondes" où nous nous sommes installées car nous étions en avance.

M. Franck avait réussi à "négocier un plus grand studio", ainsi nous étions 20 au lieu des 6 prévus. J'étais tout devant avec le reste de ma bande et devant nous des tables avec des bouteilles de jus d'orange que je proposais à ceux qui derrière n'y avaient pas accès. Une fille de la régie est venue nous descendre une boîte entamée de biscuits au chocolat. "Et surtout n'oubliez pas de rallumer vos portables à la fin", c'est la première chose que Raphael Enthoven nous ait dite, enchaînant sur une anecdote rigolote concernant ses années d'enseignement au lycée : une fille était sortie de la classe pour répondre à son portable, quand elle était revenue en classe il l'avait virée et à ce moment-là son portable à lui s'était mis à sonner. En parlant il ne nous regardait pas, il regardait dans le vide, je me suis demandée s'il était timide, il est pourtant -autant à la télévision qu'à la radio- affolant d'aisance.
C'était impressionnant de le voir faire ses grands gestes à la régie, ce matériel qu'il ne remarquait plus et dont la superbe devait s'être émoussé avec l'habitude, ce générique electro-hip hop qui donne toute sa modernité à l'émission et qui retentissait dans la salle, cette fois "pour de vrai". Nous observions un poisson dans l'eau de son métier, nous nous sentions de trop, voyeurs, étrangers, et pourtant invités.

Il était programmé que des caméras de France 3 viennent nous filmer pour le JT régional d'Ile-de-France. Je voyais le résultat d'ici : d'un côté Raphael Enthoven remerciant les élèves de La-Folie-Saint-James d'avoir été sages comme des images et l'auditeur qui se demande l'intérêt de leur présence; de l'autre France 3 qui nous filme à notre insu en train d'écouter notre professeur, réduit aux rôles de petits objets dociles, de lycéens hypnotisés par la réussite au baccalauréat.

J'étais en train d'empiler gobelets, de trier les propres des utilisés, de rassembler sur un point de la table gobelets et bouteilles de jus d'orange lorsque j'ai entendu le journaliste de France 3 demander "qui veut répondre aux questions?" et mes copines gueuler mon nom, "Oui Murielle, elle elle veut". Deux secondes après j'étais sous les sunlights à dire n'importe quoi à un journaliste avec pour arrière-plan mes copines hilares, apparemment M. Franck l'était aussi.

C'est ensuite que j'ai réfléchi au nombre d'élèves qui avaient voulu répondre aux questions et passer à la télé, et au fait que je les avais devancer avec force et cruauté, et que peut-être ils regrettaient d'avoir hésité une seconde de trop, que ça les tourmentait légèrement.
En y réfléchissant bien je crois que j'aurai été rongée un certain temps par le regret d'un acte manqué, qu'il n'y a rien de plus inconfortable que l'idée d'une chose même banale sur laquelle on n'a plus prise. J'expliquais au journaliste qui me demandait si nous avions les mêmes références cinématographiques que notre professeur et si nous étions capables de les réutiliser dans nos copies, que non, d'abord nous ne les avions pas et deuxièmement ce n'était pas à des films que l'on pensait pendant 4 heures devant une copie. Et que c'était un peu l'esprit d'escalier, que les références nous venait souvent après coup, une fois la copie rendue. L'intelligence de l'esprit d'à-propos, voilà ce qu'on devrait nous apprendre.
Nous avons ensuite déjeuné aux Madrilènes à Neuilly, un café que Julie fréquente beaucoup. J'ai commandé un sandwich au chorizo.

mardi 19 mai 2009

La solitude de l'élève




















Plus que du travail, notre scolarité nous a offert à tous de la solitude, des kilos de solitude. Solitude pendant les contrôles, pendant les révisions, devant une mauvaise note, devant une bonne note, solitude devant l'histoire, la littérature, la philosophie; l'élève est seul, il s'organise seul, il se réjouit seul et se décourage seul.
Je me demande si les profs, je me dis que les profs pensent à cela (disons au début) quand on leur rend une copie, à ce petit individu aux idées vagues et vagabondes et qui tentent de se concentrer sur quelque chose qui lui échappe et qu'il tente de faire sien; l'élève est touchant, il essaye de se prendre au sérieux. Peut-être que nos copies doubles d'histoire sont de la littérature, peut-être que quelque chose doit être gardée.

Je pense à moi aux yeux cernés, au corps vide de fatigue, en train de rendre poliment une dissertation de philosophie à mon professeur comme si de rien n'était alors que je me suis débattue avec moi-même, que j'ai joué l'obstinée, que je me suis portée à ébullition dans le silence de ma cuisine, à 2 heures du matin, ou dans une salle de classe au son de mon ventre chantant la faim, pendant 4 heures. Je rends ce travail qui à en apparence de la tenue et un cadre rouge pour le commentaire, avec mon nom que j'écris en haut à gauche, une belle présentation comme on ferait porter un costume à un sale gosse. C'est peut-être ça le travail, la scolarité, les études: nettoyer d'un doigt humide le coin de bouche chocolaté des sales gosses.
Je trouve que l'élève doit être à certains moments désirable aux yeux du professeur, justement pour cette solitude, brillante et pleine d'espérance. Le cancre est celui qui ne supporte pas d'être seul face à ce qu'il sait et ne sait pas; face au travail il se fait peur à lui-même.  Et peut-être qu'on aime le bon élève pour son endurance à la solitude, ce qu'il comprend et admet avant les autres et sans se poser de questions; une sagesse avant l'heure.

vendredi 15 mai 2009


Je redoute toujours un peu la fin des cours, c'est à dire ce moment où je rentre chez moi et où j'ai du temps libre que je sais irrémédiablement gâché par la fatigue ou encore pire les révisions. Et puis plus sérieusement il y a cette panique à l'idée d'être avec soi et de ressasser des choses et des erreurs et cette inquiétude qui ne me quitte pas depuis des mois concernant mes aptitudes au travail, ce que je serai capable de fournir l'année prochaine, si je peux me permettre de croire en ma capacité à me changer, à me transformer par les études ou s'il serait plus sage de ne pas se faire d'illusion et de rester avec son moi médiocre, celui que l'on tolère depuis des années.

Hier, exception à la règle, je passe une très bonne soirée avec moi-même, je m'endors devant un épisode de Titeuf et j'initie Emile au thé. Ma soeur ne rentre pas de la soirée et je peux ainsi à loisir écouter "Beginning to see the light" du VU, l'écouter en suivant les paroles sur internet comme j'aime bien faire, puis ensuite dans mon lit sous ma couette; changer de posture, voir si cela modifie quelque chose. Bonne soirée notamment parce que Meurtre dans un jardin anglais m'a mangé ma soirée et qu'il est toujours bon de se "déresponsabiliser" devant un film. Plus que ça, il s'agit de se libérer du corsée de la réalité pour un peu aller voir du côté de la création et de la liberté : que font les hommes quand ils ont du temps, du talent et des moyens? Ils font des films aussi bouleversants que celui-ci, créé dans un enthousiasme créatif qui se communique intégralement au spectateur. Au milieu du film des larmes me viennent, ce n'est pas l'histoire, plutôt comique et trop intelligente pour qu'on en pleure, non, justement c'est cela : la beauté de l'intelligence, le coup d'espoir porté au coeur; heureuse que cela existe et que cela soit humain, ça veut dire qu'on en est tous capables. Rien n'est impossible, etc.

vendredi 8 mai 2009

Dans les magasins, Cécilia qui m'empêche physiquement de ne pas approcher les hauts à rayures sous prétexte que j'en ai trop.

Le bizarre sentiment (et dans lequel je ne me complais absolument pas), que quand on parle du bac, quand on donne des conseils de révisions j'ai toujours l'impression que cela ne s'adresse jamais à moi, à tout le monde sauf à moi, et ce sentiment persiste depuis que j'ai une conscience d'écolière, déjà au collège c'était comme ça. L'impression que d'une certaine façon même les "cancres" sont beaucoup plus engagés que moi dans l'affaire. Le cancre est une des figures du scolaire même s'il tend à en échapper. En se détachant au maximum du scolaire il lui donne malgré lui une importance démesurée.

les personnes qui traitent les livres comme des yaourts, de manière totalement indifférencié. Peu importe qu'on en voit la tranche ou pas, qu'il y ait une harmonie entre les tranches alignées pourvu que tout ça soit rangé, que "ça rentre", c'est ça que je constate quand je passe après ma mère venant de toucher à mes livres : un rangement fonctionnel, sans état d'âme où les livres au lieu de se montrer deviennent comme intimidés, gênées de prendre autant de place. Je viens les consoler.

Lecture du Savon de Ponge : s'en est fini du savon liquide. je vais dans la réserve chercher s'il ne reste pas un vrai savon comme il faut, voir si le souci de l'efficacité n'aurait pas eu raison de lui. Si Godard a filmé des personnes en train de se laver les mains ça veut bien dire qu'on est en présence de quelque chose de beau, un geste esthétique du quotidien comme les coups de peigne dans les films de la Nouvelle Vague, les scènes de repas. J'en trouve un tout rond tout rose, l'image même du savon, il est à la rose, je pense aux moments que l'on va passer ensemble.

En 3ème? j'ai acheté un dictionnaire des expressions et locutions, un peu par hasard, parce que je trouvais ça utile. je me demandais alors pourquoi personne n'en avait chez lui alors que c'est une mine, j'avais l'impression d'être en présence d'un secret, d'autant plus un secret qu'il était accessible à tous.

Chez American Apparel. première fois que jachète dans la boutique, j'avais déjà acheté sur le site, aujourd'hui c'était shopping "je sais ce que je veux" et non pas "je cherche ce que je veux". Un t-shirt manches longues gris chiné avec un col V, un peu coûteux mais tellement convaincant quand je l'essaye. Je finis aussi par prendre une écharpe couleur "cranberry", il y avait une vingtaine de couleurs disponibles mais Marie m'a aidé à choisir, il fallait que ça aille avec un maximum de mes fringues : le beige de ma parka, le marron de ma veste en velours, le noir de ma veste en cuir, le bleu marine de toute ma garde-robe, c'était O.K.


J'ai passé la matinée à lire méticuleusement le dernier Technikart dans mon lit : certains magazines ne peuvent se lire autrement que comme des livres. Le magazine fait le lien entre internet et les livres : internet pour le côté j'actualise l'information et les livres parce que ça se lit sérieusement et que l'on juge les journalistes. Je n'ai pas tout de suite dévoré l'interview Michel Houellebecq/Iggy Pop, je sais que ce dernier est plutôt nase en interview, que c'est d'abord un homme qui a l'intelligence de l'action plutôt que de la parole et que les interviews en général ne sont jamais qu'un échantillon de ce qui s'est dit, on ne fait que toucher la surface des choses, les interviewés ont à peine le temps d'arrêter de prendre la pose, d'en venir aux choses sérieuses que l'entretien est déjà terminé.

Les week-end c'est comme s'il n'y avait que moi qui avait le droit de rester alitée autant de temps, jusqu'à 13h. Ma mère et ma soeur rangent un peu ou en tout cas s'agitent, Emile doit faire son lit et prendre sa douche, mon père est déjà dehors et moi je commande le monde depuis mon lit, personne ne me dit rien, on se plaint mollement de mon inaction, de mon "oblomovisme". Puis constatant que la journée est en train de m'échapper je finis par me lever, par ouvrir la fenêtre et par faire mon lit, puis tranquillement je me prépare et me jette dehors.

J'ai oublié mon portable au Lutèce, je pars le chercher. Le serveur me demande si en échange je ne pourrais pas aller lui acheter des cigarettes en face, des Marlboro; j'accepte. Je reviens les lui donner, il me dit merci beaucoup, bonne soirée, faites attention en rentrant.

mardi 5 mai 2009






















"Pourquoi, dans des oeuvres historiques, romanesques, biographiques, y a-t-il (pour certains dont je suis) un plaisir à voir représenter la "vie quotidienne" d'une époque, d'un personnage? Pourquoi cette curiosité des menus détails : horaires, habitudes, repas, logements, vêtements, etc.? Est-ce le goût fantasmatique de la réalité (la matérialité même du "
cela a été")? Et n'est-ce pas le fantasme lui-même qui appelle le "détail", la scène minuscule, privée, dans laquelle je puis facilement prendre place? Y aurait-il en somme de "petits hystériques" (ces lecteurs-là), qui tireraient jouissance d'un singulier théâtre : non celui de la grandeur, mais celui de la médiocrité (ne peut-il y avoir des rêves, des fantasmes de médiocrité?).

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Le plaisir du texte, c'est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées -car mon corps n'a pas les mêmes idées que moi."

Le plaisir du texte - Roland Barthes

Un jour faire un film, quelque chose de 5 minutes sur l'esprit d'escalier. Une séquence où la fille ne dirait pas ce qu'elle aurait voulu dire, puis tout de suite après ou alors à la fin d'une série de séquences désordonnées, la scène "idéale" : son discours impeccable, sans bafouillages, sans postillons, le mot adéquat du début jusqu'à la fin. Elle se fait son cinéma. Montrer que parfois on pense en terme de scène.

Aujourd'hui l'employée de chez Hubert (notre repère quand on a une heure de trou) m'a adressé la parole pour la première fois. On commençait à devenir des habituées et je la voyais être familière avec tout les lycéens sauf avec nous, faisant comme si on ne venait pas deux fois par semaine. Normalement elle était censée nous détester; la propriétaire nous demande souvent de baisser le ton, tout le monde nous le demande, on rigole trop fort, même Monsieur Delmas nous l'a déjà dit, "avec vos copines".
Tout en préparant mon café et d'un air super dégagé, elle m'a demandé si on avait déjà passé les examens. Je ne savais pas si elle parlait du bac, j'ai dû tiré une tête du genre "no comprendo". Elle m'a dit "vous passez le bac?" j'ai dit "ah oui, non c'est en juin...le 18". Je lui ai dit que pour l'instant on avait passé que des bacs blancs, que ça nous obligeait à réviser, qu'on pouvait s'évaluer, que c'était bien. J'étais impliquée, j'avais le souci de la relancer et aussi du détails, ce qui lui montrait que j'avais accepté les règles du jeu, la réconciliation. Jétais ravie qu'elle me parle, c'est mon côté petite fille qui veut plaire, qui pardonne tout (l'indifférence d'alors) pourvu qu'un lien aussi ténu soit-il se tisse.

En sortant du café il faut poser les plateaux sur l'espèce de comptoir en verre, je leurs dit toujours "merci, au revoir", je n'hésite pas à le dire plusieurs fois, à chaque employée, jusqu'à ce qu'elles me répondent. Je sens toute l'hostilité engrangée pendant notre séjour retomber subitement dans les voix aigus qu'elles prennent.

Récemment j'ai pris conscience que je tenais énormément -peut-être un peu trop- à la politesse et à la civilité et ceci chez les autres autant que chez moi. Je parle de ce qu'on pourrait appeler la politesse "urbaine", celle dont on use avec les inconnus qu'on est amené à cotôyer un peu partout, un peu tous les jours. Les commerçants et les usagers des transports en commun.

Ce côté "c'est la moindre des choses" de la politesse : une poussette qu'on se propose de soulever, demander à quelqu'un s'il voudrait passer avec nous au lieu d'attendre qu'il le fasse, etc. La provoquer, en faire les frais comme en être témoin c'est comme autant de signes disséminés dans ma journée et qui me suffisent à croire que les autres ne me sont pas si étrangers que ça. Délaisser ce point de vue de caméra de surveillance qui surplombe une foule abrutie, se saisir de l'imprévisible, de l'esprit d'initiative, de l'attention que suppose la politesse; c'est à tomber.
Cela humanise n'importe quelle situation dans laquelle on a tendance à se tasser dans son individualisme, son petit intérêt, son petit strapontin. Les transports et toutes ces lieux de passage dans lesquels on veut faire comprendre aux autres que l'on est là par obligation et certainement pas pour eux, cette indifférence nécessaire que l'audace humaniste de la politesse vient troubler.

Par un bizarre calcul, selon qu'il y ait du monde sur une des deux rangées je pénètre dans le bus par le côté gauche ou droit de l'entrée. Déception au moment de rentrer dans le bus du côté gauche, c'est à dire du côté où on ne voit qu'à peine le conducteur. Aucune possibilité de lui dire "bonjour", impolitesse forcée que je n'assumerai jamais. [Aucune exagération mais l'expression d'un véritable probléme de mes matins].

Parfois la fatigue en revenant du lycée, l'idée que je ne céderai ma place à aucune vieille dame, que je ferai la gueule, que je ne courrai après aucun bus, aucun train. Je m'accorde la lenteur et je demande aux autres de repérer cette fatigue en moi et d'y être indulgent, "attention jeune fille fatiguée". J'essaye de me consoler en m'accordant cette indulgence à moi-même, oui prends ton temps, oui en rentrant tu dormiras tout de suite, ma pauvre Mumu. Les transports usent.

Ces femmes qui par fatigue refuse de jouer le jeu de la civilité et ne cèdent pas leur place, ne se lèvent pas quand c'est bondé dans le métro. La politesse doit être par définition à toute épreuve.
Un jour Juliette m'a invité au théâtre voir des lectures de la Recherche, avant que la pièce ne commence nous sommes allées au restaurant. Je n'ai jamais parlé de cette rencontre même si je pense en avoir gardé un long brouillon quelque part. Elle m'avait alors offert en plus de la place pour la pièce quatre précieux livres de philosophie dont La Politesse de Bergson, commencé hier et fini aujourd'hui dans mon lit.
D'abord, parler de ce décalage entre le titre d'un essai, l'idée qu'on se fait du traitement de la notion et le résultat, toujours étonnant. Très vite j'ai compris -peut-être que je me trompe- où Juliette voulait en venir et pourquoi elle m'avait offert ce livre qui à bien des égards ressemble aux très beaux conseils que mon prof de philo nous prodigue concernant notre orientation pour l'année prochaine. Il est toujours un peu décontenancé, surpris, à l'idée qu'on lui demande des réponses précises à des questions dont nous devrions pourtant en être les seuls juges. Il se demande pourquoi on lui fait confiance, moi je le prends juste au mot.

A la fin de ma lecture j'en voulais à mon prof ne pas nous avoir conseillé la lecture de La Politesse qui est suivi de deux petits essais sur Les études littéraires et la spécialisation, même s'il nous a tenu le même discours un propos mis en scène, disposé au sein d'un livre comme au creux d'un écrin, est toujours beaucoup plus convaincant que les propos d'un prof de philosophie. Quelque chose de définitif et de "gravé dans le marbre" dans tout ce qu'il y a d'imprimé, l'impossibilité d'y revenir, de le corriger : ce qui est imprimé est donc jugé digne d'être imprimé, je m'y fis.
J'en veux d'ailleurs à tout le corps enseignant de ne pas nous avoir mis ce livre entre les mains, de ne pas y avoir seulement songer, en émettre la simple éventualité, un petit gribouillis dans le coin de tableau histoire de nous dire que ce livre existe. Mon prof de philo conseille souvent des livres mais jamais assez; quelques bonnes oeuvres bien choisies plutôt qu'une longue liste; j'essaye pourtant de le faire parler. Si j'ai lu La Politesse à mon âge c'est par le plus grand des hasards, c'est par l'arrivée de Juliette à un moment de ma vie, qui a décidé de m'offrir ce livre et que j'ai décidé de lire maintenant. J'ai dit à Charlette que j'allais le lui prêter.

Aujourd'hui avec le prof de philo nous nous sommes tendus des objets.
Devant la salle il me tend la clé de la salle pour que je fasse entrer la classe, le geste m'a surpris, je regardais ailleurs. La clé était sans porte clé ni rien, je me suis dit que ça allait évidemment assez bien avec ce que je m'imagine de ses partis pris esthétiques : le dénuement le plus strict, etc.
Ensuite il demande un stylo à la classe. Toujours cette réaction puérile avec laquelle je n'arrive toujours pas à me défaire, être celle à qui il va prendre le stylo, même mes copines ont abandonné ce désir secret. Personne n'a bougé je crois, c'est un peu comme pour les voitures lors d'un feu qui passe au vert : il faut un temps de flottement pour qu'elles s'en rendent compte et qu'elles avancent. Ici il fallait un temps pour se rendre compte de la demande, réagir en conséquences. Je me suis levée sans me précipiter, j'ai fait claqué mes talons peut-être deux fois et je lui ai tendu le stylo avec lequel j'écrivais, le mouvement était précis, chorégraphique. Je crois qu'il doit connaître ce stylo, quand je lui scanne mes cours (tous les soirs) il y a des zones plus lisibles que d'autres : le stylo plume passe mal au scanner alors que ce stylo Monoprix (on en avait déjà parlé) est bien foncé, bien gras. Parfois j'oublie de me saisir du bon stylo "pour la philo" et j'écris au plume car c'est plus rapide, une fois que j'ai commencé je ne veux pas continuer avec l'autre stylo, la différence de bleu est beaucoup trop importante, ça ferait moche et je suis maniaque avec mon cahier de philo.
Je trouve que le stylo Monoprix ressemble à un stylo de luxe, assez gros comme eux, avec sa petite languette argentée et je ne me lasse pas de le regarder, de le voir briller un peu, se démarquer de mes autres stylos; c'est un peu comme mon ancien portable que j'aimais tendrement et que j'ai trouvé beau jusqu'à la fin, il y a des objets comme ça. Avec ma soeur on a établit cette idée que certains objets faisant parties de notre quotidien continuaient de nous "choquer". "J'ai un choc quand je le vois", et puis elle répond "ouais je vois"; on se permet ce genre de raccourci d'idées.

J'espérais de tout mon coeur qu'il soit sensible à la qualité du stylo, sa fluidité, l'épaisseur du trait, son débit d'encre assez important et qui pourtant ne bave pas. Est-ce qu'il s'est senti à ma place? Est-ce qu'il s'est dit "voilà avec quoi elle écrit". Je pensais qu'il allait le garder pour l'heure mais il a vite fait de me le reposer sur la table. Je voulais saisir discrètement le stylo et voir s'il était encore un peu chaud de sa prise mais cela faisait déjà un certain temps qu'il n'avait pas écrit avec.
L'histoire de la clé et l'histoire du stylo. Là où vous ne voyez que détails je vois les deux points névralgiques autour desquels vient se greffer le reste du cours.

Une forme de paperasse à laquelle on ne peut venir à bout : des bouts de papier avec des mots de vocabulaire, des feuilles volantes pleines d'idées, des dépliants sur les films restaurés qui se jouent dans la rue Champollion, de vieux Pariscope (ceci on peut les jeter sans regrets), des contrôles d'espagnol de temps immémoriaux et dont je n'arrive pas à me séparer pour la seule petite marge criblée de dessins de Julie et moi.

Mon père qui m'offre un collier d'or blanc rapporté du Liban et qui fait très fifille romantique. En matière de bijoux je ne suis ni coeur ni papillon et d'ailleurs je ne porte pas de bijoux, je ne sais pas gérer certains signes de féminité mais le détail de trop reste qu'à partir du moment où il faut les enlever pour prendre sa douche je ne joue plus, trouvant que cela entrave ma liberté de mouvements. Le corps nu est libre, le corps habillé l'est aussi, mais le corps orné, "bijouisé", ce n'est pas possible. J'ai déjà accepté la présence de la montre, pareille à une menotte.


Puis j'enfile le collier, c'est ce qu'il faut faire quand on reçoit un bijou : le porter et le toucher du bout des doigts comme dans les films . Autant pour les habits les mettre devant notre corps pour en voir l'allure suffit, autant pour les bijoux rien ne justifie qu'on ne les porte pas. Je demande à Emile de me le fermer car il est trop court pour que le fermoir soit dans mon champ de vision. Avant de me regarder dans le miroir juste à côté de moi (nous sommes au restaurant), je tends mon cou à l'adresse de ma soeur et de ma mère pour le leurs montrer et avant même de voir le collier j'en observe l'effet qu'il produit sur elles. Une fois devant le miroir je me laisse bêtement enivrer par sa brillance, son pur éclat, les deux papillons sur la peau comme deux bouts de secret. Le bijou brille autant qu'il met la peau en valeur et c'est à ne plus savoir qui des deux est le plus avantagé. Je commence à comprendre pourquoi ces petites choses fines et délicates comme de la lingerie peuvent intéresser certaines femmes, c'est un jeu de plus à jouer et un peu le même principe que pour le blush dont j'ai déjà parlé : s'essayer pour un temps à des choses qu'on estimait pas faites pour soi, élargir son champ d'actions.

Ma soeur : "je t'ai acheté du faux cuir et des fausses perles pour tes 18 ans".

La bizarre sympathie que j'éprouve à l'égard du mois dans lequel je suis née.

Quand Monsieur Franck passe devant moi en cours et qu'un courant d'air le suit, la frustration qui résulte du fait que de son corps n'émane aucune odeur, aucun parfum, de ces parfums que l'on attend avec impatience une seconde après qu'une femme qui nous semble trop coquette pour ne pas être parfumée passe devant nous. Aucun moyen de le voir se trahir, de percevoir un effort timide et inavoué de coquetterie; le courage de l'austérité. Ne pas jouer le jeu complaisant et rusé du parfum.

Tom Waits - Martha
je parle de cette chanson comme de "la plus belle du monde" et ce qui est surprenant c'est que le temps passant j'en pense toujours la même chose; rien ne s'atténue ni ne se modère.

dimanche 3 mai 2009

Bastille désert suite à la manifestation, je suis ici par hasard, parce qu'en voulant rentrer des Buttes-Chaumont j'ai dû reprendre la ligne 1 par Bastille. Quai du métro bondé, après quelques minutes je finis par laisser ma place sur le quai aux autres "ils en ont plus besoin que moi, aujourd'hui je flâne, je peux bien marcher un peu et vers n'importe où". Dehors la foire de l'art contemporain et des chaussées sur lesquelles on peut marcher. Il fait soleil et je mange une pomme en essayant de comprendre comment me rendre à Châtelet à pied.

Un peu plus tard, un groupe de jeunes de mon âge avec drapeau du Che, drapeau multicolore avec écrit "Pace", mélange confus de signes mal digérés et pourtant que je sentais pourvus d'une conscience politique qui chez moi n'en ait qu'à ses balbutiements. Ils scandent "police nationale, milice du capital!", calculent leur coup de manière à embêter le plus possible les agents de police. Dans le wagon avec eux, j'essaye de percer à jour leur manque de sérieux tout en espérant de leur part une sincérité dans la démarche qui aurait eu le don de me rassurer, de me convaincre que oui, à mon âge être engagé de cette façon pure, totale et sans arrière-pensées que réclame l'engagement, c'est possible. Ils sont exubérants et antipathiques.

Écouter les copines parler c'est de la mythologie. Là devant moi, elles me parlent et invoquent des personnes que je n'ai jamais vu et auxquelles elles ont l'air de croire. Elles en tirent des portraits bien précis en trois coups de pinceau et ce portrait devient comme une petite esquisse que je ressors, un petit dossier qui d'anecdotes en anecdotes finit par s'étoffer. Un tel est celui qui travaille dans une maison de retraite, une prochaine fois il fera cela, et puis ceci : il est donc cela. Portrait grossier mais truffé de subtiles précisions d'où en sort un monstre incompréhensible.

En sortant des Buttes-Chaumont, une maman tenait son fils par le poignet et se baissant à sa hauteur pour plus d'autorité, pour lui faire peur : "j'aimerais entendre ce que tu viens de dire parce que c'est facile de marmonner dans sa barbe...On fait tout pour te faire plaisir et toi tu dis que c'est la pire sortie que t'es jamais faite? On fait tout pour te faire plaisir..."

En me dirigeant vers le métro, un papa explique le 1er mai à son enfant "...le 1er mai...un jour seulement on a droit de vendre du muguet".

La glace de chez Jeff de Bruges, taille médium à 3,60€ pistache/chocolat. Je me pose des questions quant au goût pistache, comment on l'extrait, comment de la pistache il n'en reste que la couleur. Cécilia me dit que la glace pistache a le goût de l'amande.

Soeur : "maintenant je travaille ma précision, j'exagère plus."

La confiture à la rhubarbe dans le frigo depuis trop longtemps. Que faire sinon attendre qu'elle se périme? Ce serait trop fou, trop culpabilisant de la jeter telle quel, alors on fait quoi: on attend qu'elle soit en état d'être jetée comme si le signal venait d'elle. Il en est ainsi de tout les produits que l'on aime pas.

J'aime bien la zone d'attente devant le MK2 Beaubourg, je m'y sens à ma place. Les personnes qui attendent se trouvent en face du cinéma mais laisse l'allée entre eux et le cinéma, ils se placent derrière la ligne de poteaux, là où sont garés les scooters.

Au café, un couple discute calmement à côté de moi, ils boivent des cocktails, ils n'ont rien de spécial à se dire et restent très distants; on dirait un homme d'affaires et sa secrétaire, avec ce rapport uniquement utilitaire à l'autre, "on se voit trop= on ne se voit plus, je suis devant toi comme devant un miroir, je connais ça par coeur", c'était très bizarre. "J't'ai pas dit mais jeudi c'est soirée entre filles avec mes collègues". Il y a des phrases comme ça, des formules dont l'écoute fait trop plaisir. Ce qui fait encore plus plaisir c'est bien le naturel sinon la naïveté avec lesquels la phrase est prononcée, comme si nous nous trouvions loin du cliché, loin du prévisible, "soirée entre filles avec mes collègues", quand même.

L'homme qui en voulant sortir du wagon de métro a ramassé le pan de mon écharpe qui traînait par terre, d'un geste trop spontané, trop rapide, comme un réflexe de politesse. Je lui ai dit merci et une fois sorti je souriais encore dans le vide.