samedi 30 janvier 2010

Une vie de malade

Faites l'expérience un jour, tombez malade et laissez vous porter par ce que vous dicte votre corps : le repos. Retrouvez vous alité, à penser malgré vous à des gens que vous ne voyez plus depuis des années, à vous-même, à vos amis, pensez-y assez longtemps comme on regarde sa propre photo assez longtemps pour ne plus y voir qu'un étranger. Pensez-y jusqu'à que tout cela se détache de vous. Pensez à cette agitation constante qu'est votre vie quand la maladie se tait, pensez aux personnes qui sont au cinéma ou au restaurant, qui discutent entre personnes en bonne santé au moment où vous êtes le Grand Invisible, le Grand Absent, elles ne pensent pas à vous, comme ces cours que vous séchez et qui se poursuivent imperturbablement. Même votre mère ne vous dit pas "bye" quand elle sort, elle doit vous penser endormi, ou trop faible pour répondre, et on ne vous propose pas un thé ou des médicaments, il faut que vous demandiez.
Des pensées lucides vous viendront, comme si vous veniez de digérer des mois et des années de réel et d'agitation en quelques heures et que le bilan se faisait depuis ce large trône un peu mou qu'est votre lit. Vous laissez l'affairement aux autres comme si vous l'aviez choisi, vous n'êtes, pour un moment, plus concerné par le monde, en retrait, et constatez que c'est faisable de ne plus être sollicité par rien ni personne, qu'on disparaît le plus souvent dans la plus grande indifférence : vous relativisez votre importance, vous n'êtes en fait pas grand chose et plus personne ne l'est à vos yeux d'ailleurs, tout est vain, c'est vertigineux. Vous concevez en pensées un monde dont vous ne comprenez plus comment il marche, vous avez oubliez le truc: c'était devenu une habitude de se jeter à l'intérieur et de marcher de ce pas assuré et de ce regard concerné, adulte, qui sait où il va ou qui fait mine de le savoir. Aujourd'hui cette habitude vous en reprenez conscience et son sens vous échappe, vous pleurez en pensées au milieu d'une rue bondée, d'un grand magasin, et cela vous semble la seule chose raisonnable à faire.
Comment arriviez-vous à appréhender le monde en un tout facilement déchiffrable dans les pages des journaux alors qu'il n'y a rien de plus déconstruit que lui, de plus indépendantes que toutes ses parties. C'est presque magique cette retraite, mais aussi très dangereux, et vous comprenez pourquoi Pascal disait "
Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre.", cela prend sens une fois qu'on y est. Ce repos est salvateur, un peu déprimant, vous ne pensez qu'à vous en échapper et pourtant ce spectacle introspectif un peu morbide vous plaît en même temps qu'il vous horrifie. D'autres s'agitent pour tenir à la surface de l'eau, pendant que vous vous laissez couler dans l'étrangeté et le calme des fonds. C'est un degré de sagesse en plus de gagné, assez facilement mais non sans douleur. Vous êtes à la place idéale du mort qui regarde comment le monde se porte sans lui, qui témoigne de l'arrogance des vivants : le soleil s'est levé, des hommes se sont habillés pour sortir, pour agir, la maison est vide. Rien n'a bougé, rien ne dépend de vous, et vous (vos pensées) ne dépendez de personne.
Vous vous retrouvez vous-même, les couches de civilisation et de rôles sociaux se sont évaporés, il ne reste plus que cet être si peu sûr de lui, si solitaire, admirant les autres, ces "monstres incompréhensibles" et n'arrivant à rien penser de lui-même sans leur regard posé sur lui. Vous êtes un petit animal faible, la fille, le fils de personne, l'ami(e) de personne, l'étudiant(e) d'aucune université, vous êtes le noyau d'un fruit, ce sur quoi s'agrippe la chair mais sans laquelle il ne sert plus à rien et que l'on jette à la poubelle sans états d'âme.
La paresse obligée du malade vous semble ne plus qu'être la seule attitude à adopter devant la vie, et c'est pour cela qu'avec la guérison se joint rarement une amélioration visible de votre comportement, vous aimez vous complaire dans votre état, lancez des "attendez pas tout de suite, encore un peu", par des sortes de rites répétitifs afin de prolonger le statut de celui-qui-a-droit-au-repos. S'il était possible vous laisseriez tous les inconvénients de cette vie de malade pour n'en garder que les privilèges, vivre tel un roi affaibli.
La paresse est cette attitude qui consiste à jeter indifféremment à tout ce qui se présente à vous des "A quoi bon ?" auxquels personne ne peut véritablement répondre puisque de toute façon le paresseux n'en écoute pas la réponse. La petite maladie serait alors cette chose qui vous somme d'arrêter de ne pas vous demander "A quoi bon ?".

mercredi 27 janvier 2010

Ensuite (2)

"Notre élément, c'est l'éternelle immaturité. Ce que nous pensons ou sentons aujourd'hui sera fatalement une sottise pour nos arrière-petits-enfants. Mieux vaudrait donc accepter dans tout cela dès maintenant la part de sottise que révélera l'avenir. [...] Nous nous rendrons compte bientôt que le plus important n'est plus de mourir pour des idées, des styles, des thèses, des slogans, des croyances, ni de s'enfermer en eux et de se bloquer, mais bien de reculer un peu et de prendre ses distances avec tout ce qui nous arrive. [...] Nous nous mettrons bientôt à redouter notre personne et notre personnalité en discernant qu'elles ne sont pas pleinement nôtres. Et au lieu de meugler "Voilà ce que je crois, voilà ce que je sens, voilà ce que je suis, voilà ce que je soutiens", nous dirons avec humilité : "Quelque chose en moi a parlé, agi, pensé...".
Ferdydurke - Witold Gombrowicz

Ensuite, j'ai pris le trottoir qui longe la vitre donnant sur la piscine municipale, depuis ma nuit à moi je voyais des gens, un groupe d'enfants s'affairer dans l'eau et la lumière. Je n'avais pas besoin de plus que cette vue sur la piscine à travers une vitre un peu sale et éloignée, je devinais tout, tout m'était reconnaissable : le carrelage beige, le bonnet qui colle et arrache le front, l'échelle en métal qui couine un peu, l'étrange profession de maître nageur, le brouhaha général du lieu, mélange de cris, plongeons, mouvements de l'eau, et sifflets. L'odeur vivifiante de l'eau chlorée, sa manière à elle de décaper la peau, les chaussettes qui collent aux pieds encore humides, cette impression d'inconfort, le temps que met le corps avant de redevenir vraiment sec, vraiment lui-même.
Tout un monde, une atmosphère que je n'ai jamais aimée, qui n'a pas changé et m'a toujours particulièrement terrifiée : j'avais peur qu'on me demande de faire des galipettes parce que je ne savais pas les faire et déjà très petite je n'aimais pas montrer mon corps. Je me souviens du jour où ma mère accompagnait ma classe à la piscine et où ne la voyant plus me regarder et ne la voyant plus tout court j'avais pleuré, quand je prenais le toboggan et que la personne suivante me tombait dessus, quand j'allais sous l'eau et qu'en voulant émerger je me retrouvais bloquée par un gros tapis en mousse, quand en sortant de la piscine on devait mettre nos bonnets ou nos capuches pour ne pas attraper froid et que, traversés d'une fatigue particulière et les cheveux encore mouillés, nous prenions plaisir à manger notre goûter, mais ça c'est un bon souvenir. A la fin je me débrouillais pour sécher la piscine, je sortais de la queue et courrait dans une direction pour aller regarder Léo fumer. C'était quand je détestais assez tout le monde pour ne pas tenir à leur montrer précisément la forme de mon corps. L'âge du grand jugement des autres. C'est tout ce que je retiens de la piscine. Désormais j'en suis au point tant désiré du "je fais ce que je veux", il n'y a guère que le grec ancien qui m'ennuie et je ne fais plus de sport.

J'ai jeté l'aluminium de mon friand, je me suis essuyé la bouche, et en passant devant un café j'ai jeté un coup d'oeil à un homme attablé en terrasse, dans la nuit et dans le froid, avec son Mac, concentré, d'une classe d'un autre temps. Je crois m'être retournée une deuxième fois, reconnaissant là M. Franck, entouré de ses Pléiades, de sa grande tasse blanche de thé, d'un cigarillo et de son ordinateur. Je l'ai déjà vu fumer des cigarettes normales mais il refuse quand on lui en propose. Il était hors de question de passer mon chemin et je ne savais pas vraiment comment l'aborder, j'étais effrayée, je me suis fébrilement approchée et je crois avoir dit "monsieur, je viens juste vous dire bonjour", il m'a invitée à m'asseoir et m'a dit
vous permettez, je finis juste ça
je vous en prie, c'est moi qui vous dérange
(je dis de plus en plus souvent "je vous en prie", belle formule qui est pour moi ce que la politesse a produit de mieux)
mais vous ne me dérangez jamais Murielle
j'ai alors esquissé un sourire pour moi même en cherchant mon paquet de cigarettes dans mon sac sans fond. Et là, dans la grande fraîcheur du grand mois de janvier, j'ai discuté avec lui, cet homme devant qui se produit en moi une multitude de mystérieuses réactions chimiques, cette terreur sacrée; l'imagination délire, le corps encaisse. Notre relation est si soumise au hasard comme le sont toujours les relations quand elles en sont à leurs balbutiements et que l'un désire la régularité pendant que l'autre ne désire rien de particulier et qui sans rien n'accepter pour autant ne rejette pas la personne. Ces plages limitées de discussions que m'offre parfois les circonstances, voilà à quoi je m'en tiens, je ne les espère plus et ne fait que les accueillir.
Je nous préfère en hiver, bien calés dans nos solitudes. Nous sommes dans cette période creuse de l'année, sans événements et sans fards, constituée uniquement de longues plages de travail, de vie de famille, de transports, de pensées molles, de rendez-vous; il y a très simplement une vie à vivre au creux du quotidien et c'est absolument la seule que l'on a. Parfois nous croisons des gens que nous connaissons et nous bavardons calmement avec eux, nos regards se croisent, et les consciences qui traversent les regards qui se croisent discutent de tout autre chose que ce que veulent bien articuler les lèvres; sous une forme affaiblie de la télépathie les consciences arrivent à faire comprendre ce qu'elles ne peuvent pas dire.
Je lui ai demandé ce qu'il lisait en ce moment, il m'a dit qu'il découvrait Simenon, que c'était très bien. Il m'a demandé si je voulais quelque chose, en temps normal je n'ose jamais aller au café sans rien prendre mais là j'ai juste bêtement penser au fait de ne rien lui faire débourser pour moi, de ne pas m'imposer de ce côté-là plus que de la gêne qui consiste à monopoliser une chaise et à ne rien prendre. C'est quand le serveur est reparti que je me suis souvenue que j'agissais contre mes principes et quand M. Franck m'a dit "vous êtes sûre que vous ne voulez rien prendre?", j'ai cru comprendre qu'il était gêné pour moi que je ne prenne rien, mais peut-être que ce n'était pas ça. Il a repris un thé, comme pour compenser ma non-commande. Il a dit qu'il voulait régler tout de suite, et a sorti plusieurs billets de sa poche, des billets de vingt et de cinquante, comme dans les films où des hommes inconscients se baladent avec une grosse somme sur eux, j'ai furtivement pensé ça.
Quand Charlette l'a revu lundi elle m'a chuchoté qu'il venait de se prendre "mille ans dans la gueule", je ne m'en étais pas rendue compte mais peut-être que oui, ses cheveux s'éclaircissent d'une lenteur terrifiante car cela suppose qu'un jour je sois foudroyée par le changement. Mais je n'y pense rien, cela ajoute peut-être un peu plus de gravité au fait que je le veuille toujours auprès de moi et que lui m'échappe dans tout les sens du terme. De cette dose de gravité nécessaire pour qu'une chose devienne belle.
J'aime le sentir exister à distance raisonnable de moi-même.
Il a je crois une nouvelle veste d'hiver marron, et cette écharpe grise qui doit être un cadeau. C'est le plus beau des hommes, il l'a toujours été.
Il est cette conscience plus robuste et plus pénétrante qu'aucune autre, je suis devant lui comme devant une intelligence pure et qui me sonde en profondeur. Il faudrait pouvoir, devant les gens qui nous paralysent et nous font inévitablement jouer des rôles, pouvoir renverser la situation par le langage, c'est comme si avec lui, tous les dialogues étaient écrits: je passe pour une conne qui ne regarde pas dans les yeux et qui a cent mots de vocabulaire; il est lui-même parce que je ne lui fais rien. Il faudrait donc pouvoir, dire autre chose que ce qui est écrit, sinon clarifié la situation "vous savez Monsieur, notre relation est condamnée parce que je suis condamnée à ne pas dire ce que je pense avec vous, je pense une chose et mes mots visent à côté parce que je ne suis pas concentrée, j'ai des sentiments et des pulsions à apprivoiser en même temps, j'ai des apparences à sauver, mais le langage coïncide de telle sorte avec la pensée que quand elle est bouleversée, il l'est aussi, je ne peux pas être partout à la fois, soyez indulgent avec moi et essayons de nous découvrir par mail, au moins là j'aurais le temps de vous répondre. POURQUOI PAS UN CINEMA?" Mais rien de tout cela n'est sorti, on préfère perdre du temps dans des comédies médiocres comme si le temps ne nous était pas compté.
Se rassurer équivaudrait à dire : avec lui je ne suis pas moi, il me fait perdre mes moyens, mais alors si je ressens cette impression de ne jamais être tout à fait moi avec personne, si je sors cette excuse pour ne pas avoir à m'imposer, à faire l'effort de plaire et de me plaire, quand est-ce que je pourrais espérer être moi, avec qui suis-je moi-même ?

Il m'a demandé si ma soeur était rentrée, je me suis dit "il se souvient de ça, il est gentil", et puis nous avons parlé du cadeau que j'ai offert à Noël à mon frère, un livre illustré de philo pour les enfants et dont je lui avais parlé. Je lui ai demandé si ça allait avec ses terminales, il m'a dit que les terminales L étaient très faibles, que Mme Chauvière était obligée de paraphraser l'Odyssée parce qu'ils n'y comprenaient rien. Je ne sais pas à quel moment la question est venue, peut-être au moment où il m'a dit que la philo ne les intéressait pas. Je lui ai demandé "vous pensez que c'est un problème liée à notre génération et que d'une année à l'autre ça s'empire?", il m'a répondu que non, ou plutôt que le problème venait du fait que nous avions à notre disposition trop de distractions, alors que sa génération n'avait pas internet et cela laissait du temps pour lire. On la connaît cette explication, mais si elle revient souvent c'est parce que c'est la bonne.
Puis nous avons marché l'un à côté de l'autre vers le lycée où a lieu son cours, avec son nouveau vélo pliable vieux jaune qu'il faisait rouler à côté de lui. Il me parlait de ses étudiants en cinéma qui ne pensent qu'à avoir la caméra à l'épaule, et me racontait qu'il avait enseigné le droit dans un amphi, qu'il a fait ça pendant quatre ans et qu'il n'a jamais compris la fac, qu'il n'a jamais su ce qu'aimaient les étudiants, qu'ils étaient là à prendre des notes mais qu'on ne discernait rien sur leur visage. Je lui ai dit que moi, ne sachant pas quoi penser de ces visages fermés, j'étendais mes propres sentiments aux autres, et si un cours m'apparaissait passionnant il le devenait pour tout le monde. Mais je l'ai dit maladroitement, je cherchais mes mots et ce n'était pas joli à entendre. C'est ensuite que je comprenais que ce dont il parlait était précisément ce qui à la fac pouvait m'effrayer : le fourmillement des existences qui incite au repli sur soi. Ne pouvant absolument rien saisir des autres je décide de mettre des murs en lieu et place de mes interrogations.
Nous étions six à son cours et quand d'autres personnes arrivent je sais que tout se disloque entre lui et moi, qu'il recommence à m'échapper et que je ne dois plus rien lui demander alors je l'ai regardé parler de Rousseau, me consolant par le seul fait que l'on était un peu moins que d'habitude et que donc une plus grande part de ses paroles, de ses regards et de son attention me revenait.

En me levant le matin, je m'étais dit que ce serait une dure journée, de ces journées on l'on va d'une épreuve à une autre, de la socio jusqu'en grec, sans trop s'attarder à réfléchir à notre ennui de faire toutes ses choses, une journée sacrifiée vécu comme un robot, en se disant qu'il y en aura d'autres, qu'on compensera avec le week-end. Et comme souvent, c'est de ces journées que j'imagine tourner à vide, que m'arrivent les meilleures choses, pas forcément des grandes, disons des petites. J'ai un tel mode de vie, tellement calme que j'ai pris pour habitude de m'accrocher à l'imperceptible changement, à la nuance, sinon ce serait invivable, mais quand je m'y accroche c'est sincère, c'est devenu une habitude, mais peut-être que d'autres ne le supporteraient pas. On oublie parfois que le prévisible n'existe pas, et qu'il n'y a pas à sa place de grandes coïncidences ou de grandes rencontres mais juste autre chose et jamais la même chose.
Si j'avais fait demi-tour, si je m'étais forcée à me sentir fatiguée pour éviter le long trajet en métro, si je m'étais dit "non un cours sans Netbook ça craint, je rentre", si je n'avais pas regardé l'homme sur la terrasse du café, si, de son côté il n'était pas allé sur la terrasse ni même dans ce café, si j'étais simplement rentrée dormir sans même m'acheter une tarte à la rhubarbe, mais je me souviens m'être sentie la responsabilité de passer une bonne journée. Et j'étais contente de tout, de la douceur de Marc le prof de socio, de la tarte à la rhubarbe, de la fille qui demandait un lutin dans la librairie, de mon indétermination face au temps libre, du cinéma et de la salle qui se rallume, de la rue de Charonne la nuit, de la boulangerie, de M. Franck dans la nuit, et puis comme à chaque fin de journée, de ce privilège quotidien qui consiste à se retrouver avec soi-même chaque soir et à penser à toutes ces choses comme l'on se remémore une nouvelle parfaitement rédigée de bout en bout, l'ivresse du contentement et la fatigue en plus.

mercredi 13 janvier 2010

D'abord (1)

"Gaspiller son temps est donc le premier, en principe le plus grave de tout les pêchés. Notre vie ne dure qu'un moment, infiniment bref et précieux, qui devra "confirmer" notre propre élection. Passer son temps en société, le perdre en "vains bavardages", dans le luxe, voire en dormant plus qu'il n'est nécessaire à la santé -six à huit heures au plus-, est passible d'une condamnation morale absolue. [...] Aussi la contemplation inactive, en elle-même dénuée de valeur, est-elle directement répréhensible lorsqu'elle survient aux dépens de la besogne quotidienne"
L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme - Max Weber

D'abord il s'agissait d'un contrôle de sociologie qu'il fallait que je rattrape pendant un cours dispensé à des L2, au fond de la classe. Il n'y avait que des filles et le chargé de TD, Marc, spécialiste de Walter Benjamin, est plutôt très beau. Il leur a projeté La sociologie est un sport de combat, ça m'a rappelée à quel point j'avais eu il y a très longtemps envie de voir ce film (il y a comme ça des choses qui irrésistiblement nous attirent : film, livre, personne, c'est comme une mère intérieure qui avec peu d'informations pressent que cela vous plaira) et donc à quel point j'avais pressenti que la sociologie serait mon domaine de prédilection. Je ne sais pas s'il s'agit vraiment de choses "faites pour nous", on est jamais sûr et ce n'est écrit nulle part; l'important est plutôt de voir comment chacun se débrouille pour être "fait pour elles".
J'étais contente d'être cohérente avec moi-même et mes désirs et contente aussi de retrouver par où toute cette histoire de sociologie avait commencé. A présent je me retrouvais au fond d'une classe de filles fatiguées et silencieuses où un bellâtre me demande par écrit les critiques que l'on peut faire à la méthode compréhensive de Weber. C'était le moment du sursaut de la conscience qui se dit : merde, j'ai 18 ans, je suis "à la fac" comme ma cousine qui va bientôt se marier et qui y était quand j'avais à peine 10 ans (je ne savais pas ce que cela voulait dire à l'époque, je l'imaginais avoir son casier avec ses affaires et marcher seule et pensivement dans un couloir avec des livres dans les bras, séries américaines quand tu nous tiens) mes talons claquent, j'ai des gants en cuir, je ramène en classe mon gobelet de café, je fume mollement en considérant le ciel, je paye des additions au restaurant, je programme mes journées de la première à la dernière heure, j'ai des hobbies et je crois à tout cet ensemble un peu bancal que je pense être moi-même. C'est simplement vertigineux, cela relève du miracle, j'aurais pu mourir à 12 ans. Qu'est-ce qui fait que tout dans notre attitude semble vouloir dire que tout cela nous l'avons mérité? Il faudrait pourtant remercier sinon s'excuser sans cesse de cette aisance que l'on a à être soi-même.

Il s'est avancé vers le fond de la classe, plus que nos regards, se sont nos visages qui se sont arrêtés l'un en face de l'autre et assez brutalement pour que ça me pique les yeux, je ne supporte pas qu'un bel homme me regarde. Je crois qu'il ne voulait rien me dire, simplement me surveiller un peu, "voir comment ça se passe", et en me voyant le fixer comme en attente de sa question il m'a dit "ça va ça se passe bien?". J'ai répondu par l'affirmatif, et me suis excusée plus tard d'avoir fait les deux exercices au lieu d'un seul, je n'avais pas lu la consigne. Je ne suis pas sortie avant la fin du cours, j'avais la flemme d'avoir cette audace-là, je suis restée jusqu'à la fin et j'ai regardé le documentaire.

J'avais ensuite mon partiel de grec ancien, Karine m'avait envoyée le sujet tombé lundi, il fallait feindre de ne pas savoir que le prof allait en changer, ça réduisait les révisions. Je suis une merde intersidérale en grec, les deux premiers cours ont fait l'objet d'un travail régulier, studieux et désireux que cela se passe ainsi jusqu'à la fin de l'année mais se sachant pourtant déjà condamné; on ne change pas comme ça. Au fur et a mesure ça n'a plus été qu'une lente et prévisible déchéance jusqu'à que le message à caractère régressif parvienne à la conscience : "c'est dur et pourri le grec", et que la conduite se règle dessus.
Un peu décontenancée par la durée du contrôle, 45 minutes, je me retrouvais au pied du bâtiment avec mes deux copines de grec qui sont en master et que je ne reverrai plus à moins qu'on se "prenne un café". Je ne savais pas trop quoi faire, j'avais du temps libre, un peu d'argent, je pouvais aller au cinéma et mon ventre gargouillait.
j'avais bien un cours de M. Franck facultatif à 20h mais pas de netbook ni de papier, enfin une copie double peut-être, j'ai donc improvisé
j'ai d'abord acheté une part de tarte à la rhubarbe
puis le Pariscope dans une librairie, les gens achetaient des choses bien précises et c'était agréable à entendre : vous savez un cahier pour le CP sans les petites lignes, oui j'ai ça, on a tout ici, fille ou garçon? rose alors. oh le cliché. Vous auriez un lutin 120 vues?
j'ai dû très vite prendre une décision, faire quoi où aller, surtout ne pas rentrer, surtout se déterminer, descendre à Châtelet ou pas? vite ça sonne.
je me suis décidé à aller voir Le Reptile de Mankiewicz
j'avais du temps à tuer avant la séance et qu'un manuel de sociologie dans mon sac parce que j'avais anticipé une fatigue trop rude pour faire autre chose que rentrer chez moi après les partiels.
je suis donc allée acheter un livre
j'ai pris Ferdydurke de Gombrowicz
je suis allée le lire au Reflet avec un café, toujours cette même ambiance d'après-midi, quelques hommes sérieux beaux et seuls, des paires de copines, des couples, des gens plutôt beaux en général, et mon nez qui saigne tout seul au milieu de tout ça, j'ai dû foncer aux toilettes, je ne savais pas comment le justifier auprès de la communauté.
C'était le serveur que je n'aime pas qui servait, Alexandre. Sa voix s'est adoucie quand j'ai lâché un pourboire dans le verre prévu à cet effet, une voix qui signifiait "tu n'es donc pas une connasse comme prévu".
Puis je suis allée à ma séance, il y avait un bel homme âgé devant moi et un autre plus jeune et moins beau pas trop loin, je regardais son profil pendant le film en espérant qu'il ne sentait rien, aucune lourdeur dans son dos. A un moment les lumières se sont rallumées pendant le film, c'était juste impossible de se concentrer, le bel homme est allé dire au projectionniste d'éteindre la lumière et je me suis dit : il y a ceux qui agissent et ceux qui acceptent tout, qui s'adapteraient à n'importe quoi parce qu'ils n'ont de toute façon pas le choix puisqu'ils n'agissent pas.
J'ai hésité très longuement à aller au cours sur Rousseau, j'ai pesé le pour et le contre, c'est loin et ça finit à 22h mais peut-être que des choses allaient s'y passer et je ne le saurai jamais. Je suis même descendue à Gare de Lyon pour faire demi-tour mais j'ai pensé à M. Franck et j'y suis retournée. J'avais vu M. Franck lundi et je voulais le revoir, je voulais lui re-témoigner mon intérêt absolu pour tout ce qu'il fait, pour sa douce personne, un soir de janvier. Je sentais qu'il n'y aurait que peu de monde à son cours ce jour-là et qu'il fallait donc être imprévisible et y aller.
Je suis d'abord aller dans une boulangerie rue de Charonne et qui vend tout un tas de choses délicieuses : des chocolats raffinés, des bonbons qui piquent la langue rien qu'à les voir, de belles galettes cirées au jaune d'oeuf, les nouveaux Carambar au pop-corn, des desserts confortables aux noms délicieux et peu onéreux. Il y a les boulangeries qui promettent la variété et la profusion et puis celles qui ne vous vendent que des tartes aux fraises et des croissants et vous disent "on n'a plus que ça" quand on leur demande un sandwich. Rien de plus triste qu'une vitrine de boulangerie clairsemée. Ils n'avaient plus de sandwiches au pain suédois et je ne voulais pas de sandwich dans de la baguette, ça demande toujours à ce qu'on ouvre trop largement la bouche, j'ai donc pris un friand poulet poireaux que j'ai mangé en marchant. J'ai repensé à cette scène sublime dans Persécution de Patrice Chéreau où Romain Duris va s'acheter un éclair au chocolat et le mange dans la rue en marchant d'un pas leste et qui fait plaisir à voir. Il assiste à un accident, il parle au motard accidenté, lui demande comment ça va, il n'a rien et remonte sur sa moto, ils plaisantent ensemble et puis le motard s'évanouit et je crois qu'il meurt.

image : Palombella Rossa de Nanni Moretti