jeudi 13 octobre 2011

La dernière fois je me suis retrouvée à discuter de la vérité avec une connaissance amicale de la fac, il prononçait d'une façon si assurée ce mot, m'assurant que nous avions prétention, nous les étudiants en philosophie, à rechercher la vérité. Je ne sais pas ce qui m'a fait dire tout intérieurement qu'utiliser ce mot me paraissait tout à fait aberrant. Lisible oui, dix fois par pages, mais bon sang, imprononçable, vraiment. Ensuite il m'a fait lire un écriteau au loin, "agrégation externe de philosophie", il l'a lu en changeant "externe" pour "interne", je défendais que si nous étions deux à dire "interne" alors nous aurions vrai tant qu'une autre personne ne nous contredirait pas, il me disait que non et comme c'est un très bon rhéteur et qu'il est très loquace il me prouvait qu'il avait raison mais je ne me souviens de rien car intimement il me crispait, de cette crispation honteuse dont on sait qu'on ne devrait pas la ressentir pour des gens qui objectivement ne vous posent pas de problème, un tiers m'aurait dit "arrête il est trop sympa", mais il n'y avait personne.
Si j'avais dû dire quelque chose de sincère j'aurais voulu lui demander s'il ne se sentait jamais trop fatigué ou trop triste pour parler de "vérité", j'ai une nouvelle théorie selon laquelle nous ne sommes jamais dans notre état normal, par conséquent il nous faut prendre en compte et assumer le filtre par lequel se donne la réalité : comme si nous portions continûment des lunettes à verres colorés, les couleurs changent mais il nous est impossible de les enlever, ce qui nous rendrait alors capable de parler de vérité, peut-être est-ce possible si nous réunissions quelques conditions : être seul dans une chambre au calme, ni fatigué ni excité, ni déprimé ni euphorique, préoccupé de rien, cette lucide tranquillité dans laquelle nous plongent parfois certains films ennuyeux mais pas mauvais. Je lui aurais demandé s'il n'avait pas l'impression que faire raisonner ce mot dans la cour de la Sorbonne vide pouvait peut-être lui sembler juste, mais il lui suffirait de le prononcer plus loin, au Monoprix ou au milieu du boulevard St Michel pour comprendre à quel point cela sonne faux, à quel point il y a des mots qui une fois posés se font engloutir par le monde, ils ne lui résistent pas.
D'un autre côté, comme il m'arrive souvent, je n'étais pas sûre de pouvoir encore assumer mon approche des choses, cette force d'affirmation toute contenue en moi. Il avait donc peut-être raison, il mettait peut-être un mot sur quelque chose que je faisais sans jamais le dire : chercher la vérité, dépoussiérer les choses, les éclairer de cette lumière blanche de parking qui est celle de la vérité, revenir au fondement, réfléchir à partir des définitions. Et peut-être que, comme toujours j'étais son idiote à lui, celle qui en sait moins et qui ne sait pas pourquoi elle est là, un prof avait dû peut-être dire un jour ce qu'est la vérité et je n'avais pas été assez attentive. Bref ce qui m'embêtait c'était que je pensais pouvoir vivre en esquivant les questions trop fondamentales résolues chez moi dans des évidences inarticulées, et n'avoir à rendre compte à personne des motifs de mes études, à plus forte raison de mon existence, simplement avancer.
De l'autre, j'étais persuadée d'avoir raison de ne pas être d'accord avec lui et qu'il fallait le combattre, peut-être même le haïr faute de lui en parler. Au fond ce qui me gênait c'était cette chose qui me crispe énormément: quand nous utilisons des mots vagues car frelatés et dont il semble que tout le monde se soit mis d'accord sur la définition sauf moi (c'est ce qui fait que je suis dans l'incapacité de discuter de façon trop élaborée, car j'ai toujours l'impression de ne pas comprendre la plupart des mots). Or nous devrions en décliner la définition à chaque fois que l'on en use, peu importe si elle est bonne, pourvu que nous partions sur une compréhension commune. Donc vérité, quoi comme vérité ? Je sentais que je n'avais pas à le lui demander, il entendait le mot en un sens absolu, une sorte de vérité apodictique, la version du monde véritable, totalisante, la lucidité suprême, j'aurais voulu lui dire que de ces vérités-là, une seule salle de cours de philosophie en contient des milliers, allons donc plutôt cultiver les nôtres, les renforcer.
Je m'en suis voulu de ne pas avoir fait bifurquer sur les prémisses mal posées de notre discussion, ce "De quoi on parle là ?" qu'on aimerait pouvoir crier une fois sur deux. J'aurais dû avoir l'honnêteté et le courage de parler de ma version des choses, discussion qui se situe en amont : avant de postuler que nous avons quelque chose en commun à discuter, peut-être devrions nous d'abord nous renifler théoriquement, voir avec quel regard et avec quelle posture nous avançons dans ce foutoir infini, mais nous étions déjà trop loin dans la conversation pour que je puisse lui proposer de remonter plus haut, cela faisait déjà une heure que nous parlions, le soleil me défonçait le crâne et j'avais faim; voilà qui est vrai.