jeudi 31 mars 2016

Douarnenez

SB à la Cinémathèque : "il y a des réalisateurs qui se regardent filmer, on peut dire que certains s'écoutent chanter".
 Il est plus fébrile que d'habitude, on sent qu'il a révisé avant de présenter la séance, on dirait un écolier frénétique. Toujours aussi précautionneux, attentif, d'une attention continue devant les films. Il n'a jamais voulu rien m'apprendre et il m'a appris beaucoup en tant que j'écris sur le cinéma : qu'il faut exiger beaucoup de soi-même devant les films, que les films répondent à des questions et résolvent des problèmes, mais pas n'importe quel problème : des problèmes de mise en scène. C'est dans son attention à la forme et à rien d'autre qu'à la forme (c'est même parfois trop) que réside son immense pudeur. A un moment j'écrivais en pensant qu'il me regardait, me surveillait, mais on ne tient pas longtemps sous cette surveillance imaginaire. Les vrais maîtres n'enseignent rien, ne montrent rien, ils se contentent d'être et surtout ils ignorent leurs élèves.

Ce qu'il peut y avoir d'angoissant et de libérateur dans toute discipline c'est de se dire qu'on ne se confond jamais avec ses maîtres et qu'il faut trouver, tout seul, sa propre voix. Parfois cette voix déplaît aux maîtres mais elle compte plus que leurs enseignements. C'est là qu'ils s'arrêtent et c'est à ce moment-là qu'il faut continuer. La solitude intellectuelle est alors immense mais elle est lumineuse; tout au bout des gens nous attendent et nous comprennent, tout au bout on s'attend et on se comprend soi-même.

SB à l'Archipel pour présenter le film de PL : "lorsque tu m'as demandé si j'avais quelque chose à dire sur la série B, j'en avais plein mais je me disais qu'on était là pour le film de Pierre". Sa pudeur et sa politesse excessive.


Penser à s'installer en province, ce n'est pas projeter de le faire, c'est simplement y penser. Y projeter en pensées son corps, ses habitudes, ses histoires d'amour, voir à quoi ça pourrait ressembler, ce calme forcément, puis revenir.

Aller ailleurs que là où on habite, travaille, que là où l'on est habituellement pour aller ailleurs et y être exceptionnellement : sentiment que les choses, les objets, les murs, les personnes, contiennent moins de virtualité et plus de présence, elles n'ouvrent pas sur autre chose qu'elles-mêmes, c'est ce que j'y trouve de reposant : tout ce qui est perçu se donne dans son unité matérielle.


Arrivée à Quimper, les bottes de pluie dans le sac, le sac à dos sur le dos et le parapluie au-dessus de la tête, parée pour on ne sait quoi. L'impression que c'est le voyage en province de trop, que je ne vais pas y arriver et que ce sera long : l'attente dans le hall du cinéma, l'entretien avec un journaliste local à qui je réponds les yeux dans le vague et de façon machinique (je déteste me voir comme ça, désinvestie, lointaine), il faut dire que ses questions m'énervent.




Ayant mal lu mes mails, j'apprends deux jours avant ma venue à Quimper qu'on me réclame non pas une présentation du film mais une conférence sur Hong Sang-Soo. Il faut du contenu, des extraits à préparer, bref la panique. Je couche sur le papier le gloubiboulga habituel, tout ce que je pense sur Hong SangSoo, tout ce que j'ai pensé sur lui, et je l'ordonne comme je peux. Pourquoi cette étrange impression de m'auto-plagier ? Que réutiliser ses propres idées à quelque chose de l'imposture ? Personne ne sait que je réchauffe, je crois que je m'en veux de ne pas re-réfléchir ce qui a déjà été réfléchi, et pourtant les conditions et le manque de temps me l'imposent. Voilà déjà que je me blase de la chose que je préfère au monde, que je cherche à faire illusion, à ruser.
En traversant la rue commerçante du centre ville de Quimper placardée d'affiches annonçant partout des soldes exceptionnelles, je me dis que ma conférence rivalise mal avec une journée d'achats, qu'aux yeux d'une journée d'achats ma conférence n'existe pas.
Ce n'est qu'une fois devant la vingtaine de personnes courageusement présente qu'un peu d'énergie et de vigueur reviennent, car parler et affirmer exigent un minimum de foi en ce que l'on dit, exigent d'être convaincu soi-même avant de convaincre les autres, et je me dis alors : et si j'en profitais pour apprendre de nouvelles choses sur mon sujet ? Et je note cette nouvelle idée entre deux extraits projetés : "dans les films de HSS les hommes arrivent, les femmes apparaissent". Il y a vraiment dans tout acte intellectuel une jouissance, une étincelle, un véritable salut; on peut compter sur ça.


Je sens que le public, dans son silence, m'écoute, que mes mots s'impriment en eux. Une dame vient me parler des rapports de HSS à la peinture, je lui dis qu'il évoque très peu de réalisateurs mais qu'il parle souvent de Cézanne; je suis contente car lors de mes interventions personne ne m'a jamais parlé de peinture, elle met le doigt sur quelque chose de juste que je n'ai pas abordé. Trois étudiantes des Beaux-arts de Quimper semblent avoir été impressionnées par le film, elles ont un air reconnaissant sur le visage. Avec ma chemise mon pull mes lunettes et mes bras croisés j'ai l'impression d'avoir cinquante ans à côté d'elle. J'ai l'impression d'essayer de "faire jeune" à côté d'elle alors que je le suis, je suis de leur côté. Je vais les voir, S. s'est démenée pour faire venir des étudiants et, miracle, trois étudiantes sont venues. Elles doivent avoir à peine cinq ans de moins que moi, elles sont habillées dans tous les sens, toutes pimpantes, elles regardent dans le vide en évoquant le film, on les voit chercher leurs mots en direct, et c'est émouvant. Je crois qu'elles verront d'autres films de lui, que quelque chose, là, a pris.

Ces étudiantes sont-elles venues là pour voir un film ? Non. Ce n'est pas une sortie cinéma, une sortie culturelle. C'est quelque chose qui potentiellement peut changer la vie. Il y a un malentendu concernant le cinéma, les séances, le film avant ou après le resto, la place qu'on ménage au cinéma dans nos vies. "Je ne vais pas assez au cinéma", ce n'est pas grave de ne pas suivre l'actualité des sorties, on s'en fout. Ce qui est éventuellement grave c'est de ne pas avoir changé sa vie depuis longtemps (ça peut être un film, un livre, un disque, une rencontre). On ne cherche pas à voir des bons films, on cherche à changer la vie, pas à pas.


De tous les exploitants rencontrés jusque-là, S. est celle qui me connaissait le mieux et avait de la sympathie pour moi. Elle avait donc planifié tout un programme de  choses à faire. Dès que nous passions devant un bâtiment ou un monument j'avais le droit à une petite histoire. Elle habite réellement sa ville, me parle autant de la mairie que de l'architecture et de l'histoire de Quimper. J'ai presque honte de ne pas connaître une ville aussi bien, de marcher là où je marche comme dans le vide, sans point de repères si ce n'est ceux forgés par mon usage de la ville. Elle a décidé de s'occuper de moi et nous montons en voiture en compagnie de sa fille et de son mari pour trente minutes de trajet jusqu'à une crêperie bretonne mythique. La famille me noie sous les anecdotes, les légendes et les histoires, mon esprit forge comme il peut des images de tout ce que j'entends. Si quelqu'un voyait ses images il serait outré par leur naïveté, leur simplisme, avec parfois, au milieu des images, comme des trous, comme si l'imagination, épuisée, laissait subitement tomber son tricotage.
La crêperie est tenue par un couple de 70 ans qui ne l'ouvre que six mois par an, le reste de l'année étant réservé à la découverte des produits du terroir qui sont ensuite ajoutés à la carte. Voilà une histoire toute pleine d'authenticité comme on aime en entendre quand on visite un coin de France.


La crêperie est divine, exceptionnelle. Le propriétaire a des histoires à raconter sur chaque aliment, ce qui ennuie passablement la jeune fille qui a faim. Dans sa façon de me parler je ne devine aucune timidité, aucun ennui de l'enfant embarqué contre son gré à un dîner d'adultes. Elle n'arrête pas de me parler, sa voix, son visage, sa peau et ses lèvres sont généreux, ces cils sont longs, tirés vers moi, comme s'ils me tendaient la main. Ses cheveux commencent tardivement sur son front et offre davantage de peau, voilà ce que j'appelle générosité. Sa peau est d'un blanc calme, on voit bien qu'elle pourrait rougir très vite, ses lèvres sont à maquiller, davantage que les miennes.
Elle ne me parle pas de truc d'adolescent malgré ses 18 ans, non, elle me parle de danse bretonne, de costumes folkloriques, de feznoz, de tradition, elle me montre une carte de la Bretagne sur son portable et des costumes et des broderies qu'elle trouve magnifiques. Elle appartient davantage à la Bretagne qu'à l'adolescence et je trouve cela étonnant, elle a quelque chose d'intouché, d'ancestral, mais cela doit être mon esprit souillé qui projette autant de pureté là où il n'y a que de la simplicité, et une simplicité qu'il ne faut pas glorifier, célébrer ou fantasmer, car cela serait déjà l'enfreindre.

On voit les étoiles distinctement, et la lune aussi : le ciel ici n'est pas humilié par la ville et la pollution lumineuse. La jeune fille me raconte que parfois la lumière de la lune l'empêche de dormir. S. me raconte que lorsqu'elle était petite la jeune fille lui avait demandé "des lunettes de lune". J'imagine la jeune fille dans sa chambre, la lune qui la harcèle, elle la regarde de face avec ses lunettes noires. Il me sera difficile d'oublier cette image.


Le lendemain, visite de Douarnenez, ville de pêcheurs "très à gauche". Nous déjeunons sans la jeune fille mais cette fois-ci avec le petit garçon dans son pull en laine et ses yeux d'un bleu qu'il ne maîtrise pas encore, on dirait qu'il est ébloui par la clarté de son propre regard. J'ai du mal à comprendre l'hospitalité de cette famille-là qui quelque part sacrifie son weekend pour me faire visiter le coin. Peut-être est-ce normal, est-ce une générosité qui va de soi et qui ne se discute pas, mais à chaque fois que j'y pense elle me fait quelque chose, un jour je rendrai la pareille à quelqu'un.
J'ai l'impression de passer des vacances avec ma famille sauf qu'il ne s'agit pas de la mienne, je retrouve ce vieux goût des weekends passés en groupe avec, au restaurant, ces fins de repas un peu lourdes comme si la digestion se faisait collectivement. Après le déjeuner nous longeons la plage, le vent souffle et la pluie nous éprouve, s'écrase sur mon visage fragilisé par la fatigue : j'ai des plaques rouges, les pores sont dilatés, les cernes bleutées violacées, peut-être que la peau de mon visage est une surface aussi rude et irrégulière que celle d'un paysage breton. Quand cessera ma mue et cette peau tourmentée indigne d'une jeune femme ? J'ai observé la peau de certaines femmes bretonnes, elles ont la peau blanche, élastique, non pas généreuse mais donneuse, on dirait qu'elles ne le savent même pas.
J'ai le visage mouillé, je recule face au vent, l'enfant et la mère ont glissé à cause des algues, tout semble solide autour de nous, le vent aussi est solide, il nous repousse comme un mur. S. me raconte que l'air iodé énerve les gens, qu'il monte à la tête. Je me plais à imaginer les habitants de Douarnenez, leurs amitiés, leurs passions qui se vivent sur fond d'énervement. Peut-être s'empoignent-ils, se battent-ils tout le temps. Je pense à Grémillon, aux personnages qui ont des rochers, des tempêtes et des plages dans la tête. J'aimerais avoir les mots précis pour qualifier tous les paysages mais ils me manquent, j'ai l'impression d'être un enfant qui doit restituer ce qu'il voit de la nature avec ce qu'il a sous la main, des formes peintes en bois : un triangle vert, un cercle jaune, un carré rouge; je sens mon oeil primitif, débile (au sens littéral).


S. m'apprend qu'il existe en breton des centaines de mots pour désigner la pluie ainsi que la couleur de la mer. Elle m'explique aussi que parfois les vieilles personnes traduisent littéralement les expressions bretonnes, par exemple "de toutes façons" en breton, elles le traduisent en français par "n'importe quoi".

Il dit que je "fais mes dents". Je ne ressens plus la fatigue, celle qui avant me tuait, me clouait sur place, me raidissait comme un mur. La faim a beaucoup diminué. Parfois je regarde mes mains et elles tremblent, on dirait qu'elles appréhendent quelque chose, peut-être la journée. Depuis des semaines je sens en moi une appréhension, une attente, c'est comme devoir monter sur une scène, mais ce moment ne vient jamais et ne reste alors que le "trac". C'est drôle et très juste de vivre sur fond d'appréhension. Je marche dans la rue avec le sentiment que tout est nourriture, que je peux tout porter à ma bouche. Parfois je m'amuse de cette nouvelle sensibilité décuplée et je m'amuse à penser à quelque chose de beau ou de triste, je sens les larmes qui montent (le pouvoir est bien là, encore bien présent) puis je les ravale, c'est comme jouer à se faire peur, comme quand, petite, je jouais avec des allumettes jusqu'à mettre le feu à un tapis. Si ma soeur n'avait pas été là il y aurait eu un début d'incendie (belle métaphore de ce que sont les autres pour nous).

Lu "mourir et puis monter sur son cheval" de David Bosc. C'est le journal intime imaginaire de Sonia A., une jeune artiste espagnole de 23 ans qui s'est suicidée le 4 septembre 1945 en se jetant du haut d'un immeuble. C'est drôle parce que du coup je pense à Plath, je pense à Akerman, et je range Bosc à côté, comme si c'était pareil et c'est d'ailleurs le sujet du livre : le devenir-femme de son auteur et à l'intérieur de ce devenir-femme, le devenir-n'importe quoi, puisque le récit est très deleuzien, rhizomique, mais ça ne sert à rien d'insister là-dessus tellement c'est manifeste. Ce qui me parle à moi, ce que j'emporte, c'est ma passion glauque, voyeuriste pour la figure de la fille perdue. La fille perdue en tant qu'elle est une figure qui cherche vraiment la dissolution : on croit qu'il s'agit d'une dissolution morale mais l'on se trompe : "moeurs dissolues" dit-on, mais il s'agit de tout dissoudre chez la fille perdue. Dans le sublime Back Street de Fanny Hurst, un de mes romans préférés, il y a vraiment l'idée d'un personnage qui a oublié de compter à ses propres yeux, qui vieillit et finit par perdre ses dents, ses cheveux, par se diluer dans son existence pour-autrui. La peau tombe, la fille perdue se vit comme un squelette pantelant.
Je pense à Plath car l'écriture de Bosc possède ce ton rieur, ce côté sautillant (comme une petite fille à queue de cheval qui joue à la marelle), cette façon de danser sur les ruines, de faire d'une douleur quelque chose de récréatif. Puis le côté abrasif : l'écriture de Plath est abrasive, mais, paradoxe, elle l'est alors même que c'est une écriture blessée. Une écriture blessée rend toujours les coups, j'ai l'impression.
Alors donc le livre de Bosc, ce serait un peu comme le récit expérimental de la fille perdue, sa version en lambeaux, peut-être alors la forme la plus aboutie dans son aspect de ruine, puisqu'enfin la forme entretient un rapport mimétique avec son sujet. Mais Bosc parle davantage de métamorphose que de dissolution, et j'y vois ce que je veux bien y voir : mes marottes habituelles. Peut-être est-ce la même chose, car un devenir permanent, c'est l'absence même de substance, de substrat sur lequel constater d'un changement, c'est quelque chose qui glisse sans s'arrêter.  J'en garde le souvenir d'un rire aux éclats qui se promène dans un champ de ruines, il n'y a plus de corps, plus de sujet, juste un rire. Le récit à un côté revanche, revanche sur Plath, revanche pour Plath qui n'aurait jamais pu écrire une phrase pareille mais qui, je crois, aurait bien aimé : "Je crois avoir triomphé de mon désir de maladie. Ce qui doit être à l'oeuvre dans la métamorphose, c'est la joie pure." Il y a vraiment un côté revanche, en ce sens que Bosc reconstitue la scène d'avant le suicide et il y voit des scènes de danse. Ce n'est plus le suicide qui éclaire l'existence du suicidé (qui disait ça déjà ?), mais son existence rieuse et brisée qui éclaire son geste.

Hurst : ""Vivez dangereusement", répétait sans cesse, aux combattants sur le point de perdre tout ressort pour risquer leur argent, le vieux bookmaker, son ami, qui avait toujours ses poches bourrées de Nietzsche et de Schopenhauer, et de brochures sur la science et la religion : "Vivez dangereusement". [...] Il avait fallu pendant tant d'années n'être qu'un fragment d'un arrière-plan. Mais à présent, pour exister seulement, il faut se créer le désir de vivre dangereusement."
L'importance de Nietzsche chez les filles perdues, ce photogramme dans Baby Face de Alfred E. Green, film de fille perdue. Volonté de puissance = volonté de perdition peut-être. On atteint à une version pure, sans mélange, de la volonté en cherchant à la dissoudre, à être agi par autre chose. C'est vrai que le récit de Bosc a quelque chose d'un film pré-code.







jeudi 24 mars 2016

16 mars

- il faut parfois un peu de ressentiment contre le monde, la vie, les autres, pour pouvoir bien travailler, pour pouvoir travailler énergiquement. Il faut donc du ressentiment pour pouvoir donner quelque chose de présentable aux autres. Travailler c'est toujours un peu tourner le dos, et offrir sa main dans un même geste.

Cette phrase écrite le 8 novembre :

- "Les weekend il faut les passer contre le monde, et puis renaître tout doucement dans le blanc idiot du lundi."


- si un jour j'entame une cure, une diète, une période de jeûne, ce sera pour tout à fait me débarrasser de la concupiscence (je ne trouve pas d'autres mots et on m'indique que c'est un terme de théologie chrétienne, parfait) mais alors il risque de ne plus rester grand-chose de moi.

17 mars

- tournage de l'émission sur Clint Eastwood terminé, avec mon invité nous allons boire un verre pour fêter ça (à 13 heures) et nous nous retrouvons au bar d'une sorte de pseudo diner américain dans une rue perdue de la Porte de Vanves. Je suis fatiguée, toute enrhumée, j'ai arraché à mon corps cette émission improbable dont je me demande bien à qui elle profitera, mais je sirote au bar mon coca, joyeuse du travail accompli et tout ça est très bien : tu es aussi travailleuse qu'inutile et tu peux en être fière.
Ce qui compte c'est cette forme d'obstination dans le rien du tout, tu as beau lui chercher une alternative, il n'y a rien d'autre. B. a l'air d'être lui aussi euphorique et tout bavard d'avoir bien travaillé. Dans les entrailles de la journée, sous le ciel tout blanc et dans un endroit improbable (nous sommes comme cachés quelque part seulement personne ne nous cherche) on se laisse aller à quelques romantismes et nous sommes d'accord pour conclure que le cinéma nous a tout donné (la peinture, la littérature) et d'autres choses certainement inavouables.


19 mars


- On croise toujours des hommes qui veulent vous parler boulevard de Belleville lorsque je rentre tard le soir. Il y a les silhouettes silencieuses des prostituées chinoises devant qui on baisse les yeux et puis les hommes qui veulent parler. Ils ne font jamais peur et je me laisse toujours aborder, ce soir-là un homme qui me parle de sa fille, il me dit "ma fille a 13 ans et je pleure pour elle parce que je l'aime". Lorsque je lui demande où il habite il me dit "j'habite dans Paris comme un grand, j'habite tout seul, je souffre tout seul."
On dirait que mille malheurs lui sont tombés dessus, et je me dis que certains jours, à certaines heures, certains soirs aussi, Paris n'est qu'une sorte de long couloir de malheur qu'on traverse, nous, moi, tout brillants, tout invincibles, tout endurcis par notre chance. Dans ma vie je pense pouvoir dire que je ne côtoie que des gens chanceux, des gens vivent avec l'idée (très enfouie en eux) qu'un filet de sécurité les préserve de beaucoup de catastrophes.
Paris est de plus en plus divisée entre sa population de chanceux et de malchanceux. Ceux qui marchent vite et qui froncent les sourcils l'air réfléchi, et puis les autres, beaucoup trop nombreux, assis par terre, allongés, éreintés mais debout. Voilà pour ce qui en est de la partie visible, car je ne peux me prononcer sur cette autre partie muette ou invisible.
Je me dis aussi : voilà une réalité que tu goûtes au cinéma mais que tu es incapable de regarder dans la vie autrement qu'avec impatience. Une chanceuse rentre de sa soirée, toute apprêtée et un peu fatiguée, le corps tout plein de ses amis qui l'aiment, des mots échangés ce soir-là, et elle croise sur son chemin un malchanceux qui humilie ses pensées égoïstes, égoïques, mais pour combien de temps ? à peine quelques minutes. Tu ne devines même pas jusqu'à quel abîme de souffrance certains sont tombés, ce que tu penses au fond de toi c'est que chacun à en soi une sorte de programme secret, et tu es très contente de faire partie de ceux qui, toujours, s'en sortiront.

- N. au téléphone "je rêve souvent que je vais à New-York et au réveil, je pleure"

- Paris est plein de gens intéressants, de gens bien. Je dis "Paris" mais je pourrais dire "le monde". Parfois cette pensée me rassure, parfois elle m'inquiète : il faudrait pouvoir ne pas les laisser passer quand on les croise, il faudrait pouvoir les reconnaître.

20 mars


- Peut-on aimer une idée venant de telle personne et ne plus l'aimer si elle vient d'une autre ?
Oui. Je n'aime pas des idées, j'aime des économies à l'intérieur desquelles j'apprécie tel agencement d'idées. Une idée que je n'aime pas peut me séduire chez telle personne parce qu'elle cohabite avec telle autre, elle y trouve sa place et sa raison d'être.
L'inverse marche aussi : si je n'aime pas la façon de penser de cette personne, même une idée brillante provenant d'elle m'apparaîtra à son image (à l'image que je me fais d'elle), antipathique.


- Peut-être que l'intelligence n'est rien d'autre que la capacité à se corriger dans l'instant, à être soi-même son propre juge en tant que ce soi-même produit de la bêtise sans discontinuer. Alors l'intelligence ne serait pas autre chose qu'une censure ou alors des petites lignes rouges en marge d'une copie.

- je retrouve un ami que je n'avais pas perdu, seulement parfois trop de pudeur et trop de monde entre deux personnes peuvent créer une sorte de brouillard dont on envisage l'existence qu'une fois qu'il a disparu. Je mets ma fatigue de côté et nous parlons une partie de la nuit alors même que tous les gens que nous connaissions à cette soirée s'en vont les uns après les autres, dans notre dos. J'ai l'impression qu'à tout moment il pourra partir, se désintéresser, mais il semble rester et être là pour moi, pour parler avec moi. Alors nous parlons, je me confie à lui comme ça n'était pas arrivé depuis...je ravale difficilement mon émotion. Ce soir-là je réalise à quel point ces derniers temps le monde avait reculé et à quel point il revient par une série de grosses vagues qui s'abattent sur moi. Il file dans un taxi sur les coups de 4h et pour une raison que j'ignore, pour une série de raisons, je m'effondre en larmes, de tristesse, de joie, de nervosité et de reconnaissance.

- S. à propos de ce que je lui raconte, de ma peine, "tu prépares un coup militaire, tu organises ton évasion".

- Quand tu crois que le virtuel se replie sur lui-même, quand tu penses qu'aucune rencontre (de toutes sortes) n'est plus possible, quand tu sens que tout est bouché pour un moment, c'est à ce moment-là que quelque chose surgit. Tu le sais depuis longtemps : arrêter d'attendre fait tout advenir. On guette à gauche et ça arrive par la droite.

22 mars

- journée pleine comme il peut y en avoir parfois, qui remplit d'un contentement enfantin "moi aussi j'ai des journées de grande personne", l'impression de participer à quelque chose, mais quoi?
L'impression d'être modestement une petite ouvrière du cinéma, mais aussi l'impression frustrante qu'on ne connaît jamais la véritable portée de ce qu'on fait, à qui ça profite, qui comprend ou ne comprend pas. Je ne sais qu'une chose, c'est que si je suis intimement contente de moi et de ce que je fais, alors il faut se fier à ce sentiment, le reste importe un peu moins. Je sais débusquer mes propres supercheries, ces moments où je ferme les yeux sur ma fumisterie.

- je déteste l'idée (je pèse mes mots, ça me rend malade) de me sevrer de quelqu'un, l'idée que le corps, les réflexes, les habitudes, les gestes, la parole, doivent se faire violence, doivent apprendre à oublier. Je n'aime pas l'idée que quelque chose d'animal et d'instinctif, quelque chose d'enfantin et de rieur, doivent subitement se mettre à avoir une volonté, doivent se mettre à "se raisonner" alors même que sa fonction est d'agir comme aveuglément, par pure gourmandise. C'est comme punir un enfant joyeux, mis en joie par ses bêtises.

- depuis un petit moment je constate qu'au lieu d'être simplement émue au cinéma, je m'effondre, que tout semble me traverser littéralement le corps sans médiation, agir corporellement sur moi. C'était d'abord un événement, ça devient une sorte de routine délectable : dans ses larmes je m'éprouve en même temps que j'éprouve le film. J'ai l'impression de détenir un nouveau super-pouvoir, du genre qui rend plus vulnérable : un surcroît de sensibilité qui porte bien au-delà de la seule salle de cinéma. J'ai l'impression d'entretenir une relation privilégiée avec eux et mon écriture s'en ressent. Du coup je me pose la question de savoir si ce nouveau pouvoir n'est que temporaire ou si ma sensibilité se décuple pour de bon. et J. qui me voit après le cinéma "t'avais une tête comme si on t'avait fait des misères".


23 mars

- Je vais au café et je n'ai pas de feu. La serveuse me prête gentiment le sien et me le dépose sur ma table en me disant "vous n'oublierez pas de me le rendre". En partant, j'emporte le briquet avec moi dans un geste machinal. Je me promets de le lui rendre dans deux jours, quand je repasserai devant le café. Une semaine s'est bientôt écoulée et le briquet est encore avec moi, je le lui rendrai sans faute demain. J'ai le désir secret d'impressionner cette serveuse en lui rendant son briquet, de lui dire, c'est bête mais je n'ai pas oublié.
J'ai décidé de me battre contre l'oubli à commencer par ses manifestations les plus anodines, dans l'idée que l'oubli est ce qu'on pardonne le plus facilement aux gens :l'oubli, qui cache, souvent, parfois, une sorte de désintérêt, d'indifférence envers autrui. Il faut combattre cet oubli naturel, le traiter à la racine et se faire violence pour ne pas oublier. La mémoire peut être une arme efficace contre l'égoïsme. Il faut donc procéder à quelques menus exercices, à commencer par rendre ce briquet.

- âge adulte : lorsque grandir, mûrir, ne devient constatable et émouvant qu'à ses propres yeux (et peut-être aux yeux d'un ou deux amis).

24 mars

- Toute contente, j'ai rendu le briquet. Normalement à cette heure-ci j'ai mes habitudes dans un autre café mais j'avais une mission. La jeune serveuse était très surprise, très contente, elle m'a dit "j'aime bien ça" et j'ai souri, toute fière de mon geste. Si j'avais moins attendu le geste aurait été moins spectaculaire, là, une semaine est passée et mon geste a quelque chose d'un peu inquiétant je crois. Elle a ajouté "pour la peine je vous l'offre". Et nous avons discuté des briquets volés, des briquets perdus, des fumeurs sans briquet.

- Aujourd'hui au babysitting j'ai cassé un cendrier, nouvelle mission contre l'oubli : ne pas oublier de racheter un cendrier, malgré la mère qui m'enjoint à "laisser tomber".


- Denis de Rougemont sur le journal intime (je le lis très lentement, goûtant ses réflexions comme des petits bonbons qu'il serait bête de croquer trop vite) :
"Aucun écrivain ne se donne plus de chances de mentir que celui qui écrit un journal intime, une prétendue "relation" de ses pensées et sentiments. C'est d'abord que cet auteur, s'il a l'intention d'écrire un journal, pense et sent en vue du journal, donc autrement qu'il ne le ferait sans ce projet. C'est surtout qu'en se pensant en soi, il se fausse, ou plus précisément, se suppose plus ressemblent à sa vertu (ou à son vice) qu'il n'oserai l'affirmer devant autrui.
Le monologue du journal intime est un artifice qui veut se faire prendre pour de la sincérité, alors qu'il n'est au vrai que la manière la plus facile de jouer la comédie : sans spectateurs.
Jouer la comédie devant des êtres réels est bien plus significatif. D'une certaine manière, c'est plus "sincère"...(Mais le sens de ce mot s'évade dès lors qu'on veut le serrer de près).
La vérité de l'homme est dans le dialogue. Dans son affirmation, dans ses questions ou ses réponses à d'autres hommes bien réels. Le monologue n'est qu'une suppression artificielle des conditions concrètes, sociales ou spirituelles qui sont celle de chaque homme existant. (Ne pas confondre dialogue avec perplexité complaisante ou même douloureuse. Il y a dialogue jusque dans ma solitude, ou dans ces pages, dès qu'un autre me fait réagir.)
Me suis-je assez méfié du genre journal intime ? Depuis six semaines que nous sommes à  A., me suis-je assez intéressé aux autres qui m'entourent ? Qu'est-ce que je sais d'eux, objectivement ?"


- Tout n'est donc que réaction, donc dialogue, le problème étant qu'on peut réagir à tout, que tout peut faire office de provocation, j'envisage l'écriture (ici et ailleurs) comme un droit de réponse aux choses.

- J'avais lu une fois sur un forum un mec qui s'en prenait à moi en disant que dans mes textes j'étais obsédée par l'idée d'égalité. Il citait plusieurs textes publiés dans des endroits différents et il avait totalement raison. Ce qu'il ne pouvait pas prévoir c'est que ces reproches allaient me flatter : qu'on décèle une marotte, et qu'en plus elle s'avère complètement juste. Je me rends compte à chaque fois que je vois un film, je suis totalement obsédée par l'idée d'égalité, du film comme espace démocratique, généreux, disponible à tous, capable de se dilater à tout moment, d'accueillir n'importe quoi, n'importe quelle impureté qui pourrait a priori s'avérer menaçante pour le film. Parfois cela m'empêche de bien voir les films tellement cette idée m'obsède. elle ne m'obsède pas en soi, je n'entre pas dans la salle en me disant "j'espère qu'il y aura de l'égalité", mais quand je la décèle elle me bouleverse. Je repensais à ça devant le très beau Jackson Heights de Wiseman.

samedi 12 mars 2016

La France des trains. J'ai toujours eu l'impression en prenant le train d'avoir à faire à panel très représentatif de français, comme si la France des statistiques se trouvait dans les trains. Tout à la fois diverse et homogène. Je m'inclus moi-même dedans. Cela doit tenir au fait que se déplacer, se transporter, c'est à peu près comme aller chez le dentiste : on n'offre de soi qu'une seule de ces facettes, la plus pragmatique et générique possible. C'est un endroit de parenthèses avant qu'une existence plus entière, plus complète, ne reprenne. La façon dont certains dégainent les ordinateurs et les casques audio avant même que le train ne parte prouve bien à quel point ils ne supportent pas d'être là et préfère s'absenter symboliquement. C'est, me semble-t-il, une France efficace et performante qui peuple les trains.


J'ai toujours l'air penaud quand je sors d'une gare, et j'ai toujours le sentiment de me retrouver dans une sorte de champ-contrechamp frontal : moi / la ville. Je crois qu'il y a cette hébétude dans les films de HSS : la ville recule devant l'arrivée du héros, elle le regarde, il n'a rien à lui dire, à peine un « bah quoi ? ».

Il est 16 heures, je présente le film à 20h30. J'ai d'abord peur du temps qu'il va devoir faire passer jusqu'à la présentation. Peur de m'user en cordialité et en même temps je fais ça très bien, en y mettant beaucoup de cœur. Pour le moment, à cet instant même où l'on vient me chercher, je me sens trop vulnérable pour faire semblant et je suis persuadée que je n'arriverai tout simplement pas à faire tenir la journée - une image me vient, je m'imagine dire à la journée "tiens toi droite", comme me le disait ma mère et comme le disaient certainement toutes les mères.

En pleine lecture du magnifique Journal d'un intellectuel en chômage de Denis de Rougemont qui dissipe mes réticences quant à l'idée de tenir un journal intime. Après tout pour beaucoup de monde l'exercice est vécu comme une hygiène. Pour moi, ne pas tenir un journal est comme mutiler ma véritable nature : je pourrais écrire tous les jours sans avoir à me creuser la tête. Peu à peu cet exercice s'est progressivement éloigné de moi à mesure que j'écrivais autre chose (sur le cinéma) et j'ai toujours pensé qu'écrire sur le cinéma satisfaisait d'une certaine façon ce flux d'écriture qui coule en moi depuis toujours. C'est un robinet que je laisse la plupart du temps couler en pure perte : il est désormais temps de ne plus rien laisser passer. Je dois peut-être réformer mon écriture, me fixer de nouvelles règles : si ma propre impudeur me gêne, je dois trouver le moyen de l'esquiver, car tout est possible en écriture, et si quelque chose me dérange dans ma propre manière d'écrire (que par ailleurs on ne choisit pas complètement) il y a toujours un moyen de le contourner, il suffit d'y réfléchir. Je suis convaincue par une chose : au plus profond de moi, modestement, je suis ce qu'on appelle une diariste (c'est vrai que le mot est laid et qu'il évoque la "diarhée", pourquoi pas).

Denis de Rougemont s'arrête de tenir son journal lorsqu'il se trouve trop contemplatif ou impressionniste. Dans le résumé de Sens unique de Walter Benjamin j'ai lu quelque chose comme : un journal intime dénué de narcissisme. Viser l'intimité en évitant le narcissisme, c'est ce qu'il me faut.  Benjamin dit qu'il faut écrire tous les jours même quand on n'a pas d'idées, qu'il ne faut rien laisser passer. Je décide de prendre ça comme des signes : il faut recommencer à faire sa page et ne pas s'excuser de la faire.

Nous filons en voiture, autour de nous c'est la rase campagne, l'horizon est complètement dégagé. L'exploitante me parle de ses enfants, de son fils passionné de kayak qui est en STAPS, cet été il veut naviguer dans des « grands bassins à travers l'Europe ». Il n'est pas fort à la fac et il ne pense qu'au kayak, il prépare les JO 2024. Plus elle me parle de son fils plus les images abondent. Je suis submergée d'images, j'imagine son fils, je vois des bassins et des kayak. Je crois alors que cette journée peut bien se passer si je continue à avoir d'autres images, des images qui me décentrent et qui en remplacent d'autres, celles qui me font mal depuis des semaines. On peut peut-être arriver à toutes les remplacer, on peut peut-être se jeter complètement dans les images des autres et s'oublier en elles, se purifier, se laver en elles. J'ai cru que je n'arriverai pas à faire aller cette journée et je me rends compte que dans la mission qu'on m'a confiée se trouve certainement le remède à mon mal.


Nous arrivons au cinéma, il y a beaucoup de temps à faire passer. Problème des villes où les trains sont rares dans la journée et où il faut les prendre trop tôt pour ne pas les prendre trop tard. Je commence bizarrement à m'amuser, on ne s'occupe plus de moi, on me laisse avec un café et on me propose de voir « The pursuit of loneliness », un docu-fiction sur un centre social qui s'occupe des personnes en fin de vie. Règne une ambiance de petit festival local, des exploitants de la région enchaînent les films toute la journée et personne ne prête attention à moi. Je comprends qu'en fait je suis libre et tranquille. Je me glisse dans la salle avec cette attention distraite : je gambade dans le film, je le vois et je ne le vois pas, j'ai déjà mon avis dessus dès le premier plan. Le noir et blanc est complètement injustifié, les plans sont trop esthétisants, la musique est en trop. Je commence à réfléchir : il faudrait qu'un film puisse abolir toute idée de cadre, de vitre, de distanciation. Il ne faut pas non plus rentrer dans le cul des choses. Il faut trouver un moyen pour que ça vibre. Je m'endors sur cette idée : abolir le plan à tout prix. Je suis enthousiaste à l'idée que n'importe quel film permette de réfléchir au cinéma.



Je suis là où je ne devrais pas être, dans une de ces situations improbables, dans un coin de la France que je n'aurais peut-être jamais dû voir. J'accueille ce pittoresque sans aucune distanciation condescendante, contente de pouvoir faire un peu autre chose. Les exploitants ont quelque chose de fonctionnel dans leur attitude et leurs vêtements, on les sent pragmatiques, négociant sans cesse avec la réalité : les films d'art et d'essai difficiles à défendre, les films grand public qu'ils évoquent toujours avec quelque chose de dépité dans la voix.

Je me dis que je ne connais pas une seule profession qui se vit autrement que comme ça : dans une sorte d'atmosphère pré-apocalyptique, comme si nous étions toujours au bord d'un gouffre qui tardait à se montrer. Le cinéma d'art et d'essai est fragile, la critique cinéma est fragile, la littérature et la musique le sont aussi. Nous sommes comme encerclés par la fragilité de tout ce que nous aimons et peut-être les aimons nous parce que ces choses-là sont fragiles. Tout est en crise, tout menace de ne pas résister au lendemain. En face de nous il y a peut-être un seul et même monstre, l'indifférence des gens, le fait que nous ne travaillons jamais que pour une poignée de personnes qu'il faut garder motivées. Nous sommes tous habités par la conviction que ce que nous faisons à très peu d'impact mais la question du retentissement ne détermine en rien l'importance d'une chose.



Vu "M" de Losey. J'ai l'impression qu'il y a des films qui s'adressent directement à ma mémoire, et d'autres, directement à ma capacité d'oubli, à une zone de rêve muette qui est comme un trou noir. Toutes ses séances oubliées, où j'étais plus à mes pensées que présente au film, où je me suis glissée dans une salle plus par peur du vide ou par désoeuvrement que pour réellement le voir. Je m'excuse auprès des films, mais il faut bien que cela arrive parfois. Cela ne me rend pas forcément moins disponible, il y a toujours des moments où le film s'accroche à moi et je crois fermement à l'idée qu'un grand film m'agrippera pour ne plus me lâcher, même dans le plus grand état de distraction.
Ce que je retiens c'est toutes ces scènes où nous voyons M tourner dans le vide tout seul chez lui, ruminer sa folie. J'ai rarement vu ça au cinéma : filmer la petite folie domestique, celle qui nous tombe très souvent dessus lorsque nous sommes seuls chez nous. Si quelqu'un nous observait, si une caméra nous filmait, on se trouverait tout de suite inquiétant. C'est une part aveugle, impensée de nous-mêmes, où la solitude nous rapproche de la folie, une folie toujours déjà contenue en nous. On répète les mêmes gestes, on va du lit à son ordinateur, on regarde des choses un peu inquiétantes sur internet (des photos de gens, des pages wikipédia absurdes), on s'absente de nous-mêmes tout en retrouvant un état plus originel. Les immeubles sont pleins de ces petites folies, où nous tournons en rond entre quatre murs. Il ne faut pas l'oublier lorsque nous nous baladons dans la ville, car ne pas pouvoir assister à ces folies-là les rend comme inexistantes. Et d'ailleurs y assister rendrait cette folie totalement inopérante. Il suffit que quelqu'un nous regarde, que quelqu'un habite avec nous et assiste à notre vie pour que cette folie disparaisse. Le regard de l'autre ne peut que nous redresser obligatoirement.


J'ambitionne vraiment d'écrire sur le petit cercle de connaissances et d'amis qui m'entourent, c'est-à-dire sur ce milieu composé d'intellectuels, virtuels ou bien réels, que Facebook rend extrêmement présent au quotidien. J'aimerais avoir la patience et l'acuité de regard suffisantes pour pouvoir restituer ce milieu dans toute sa variété, sa noblesse, son ridicule et ses subtilités. C'est dans ce cercle que je puise toutes mes affinités et mes inimitiés. Il y a des gens que je déteste et que je n'ai jamais rencontrés de ma vie, pareil pour des personnes que j'admire. Qui sommes-nous ? Pour la plupart, pour ceux que je reconnais comme étant mes pairs, d'anciens adolescents sociopathes et rêveurs qui avons  accidentellement, ou du moins sans nous en rendre compte, puisé dans cette adolescence pour gagner précairement nos vies et nous sociabiliser. Certains ne sont au monde que depuis et grâce à ces heures de solitude adolescentes, certains ont le teint et le comportement encore tout chiffonnés par ces heures malades.
Toute la journée nous pensons à des livres, des films et des disques. Nous pensons également à nos ambitions, les folles et les réalisables, nous pensons à nos rivaux et à nos alliés; comme partout, certainement. Nous sommes tout à la fois malades et vivants de toute cette "culture" ingurgitée. Nous sommes sensibles et cérébraux, innocents et viciés par tout cela mais nous ne connaissons aucun autre rapport au monde. On se tourne tous autour, on se renifle, parfois le désir pointe son nez, d'autres fois c'est le dégoût. Il y a ceux qui ont un "vrai travail" à côté de leur passion, d'autres qui n'ont que ça. Les vrais précaires et ceux qui peuvent financer leur flânerie. Les faux intellectuels à la pensée vide et clinquante et les vraies sensibilités.

Mais je veux pas écrire pour désigner ou dénoncer, simplement pour constater que nous formons une drôle de communauté aux limites imprécises et en même temps bien dessinées. Il suffit de sortir de ce monde pour découvrir que d'autres langues se parlent ailleurs et que si nous sommes compréhensibles à certains, nous ne le sommes pas pour tout le monde. Pour ma part, plus les années passent plus j'entrevois les innombrables ramifications : me rapprochant d'un cercle plus politisé, je découvre qu'un membre de ce cercle est ami avec le cercle d'à-côté, et tous les chemins finissent par se rejoindre, comme si la ligne devenait subitement courbe pour se refermer après avoir filé en ligne droite. Ce monde a ses limites, mais des limites qui sont comme un coup de crayon qui s'estompe progressivement, rien de net et de bien arrêté.
Et à l'intérieur de ce monde, des petits écosystèmes tout serrés les uns à côté des autres. J'ai l'impression que des personnes venant d'écosystèmes différents aimeraient pouvoir se parler mais ils ne savent pas quoi se dire, il faut avoir quelque chose en commun : des goûts, des inimitiés, des projets. Non pas pour être amis mais pour un premier contact. Facebook nous permet à tous de cohabiter ensemble, de se tourner autour, sans prendre le risque de l'échec inhérent à toute rencontre véritable. Notre curiosité des autres bien que dévorante, n'en reste pas moins timide. Je ne porte aucun regard pessimiste ou ironique sur ce milieu qui est définitivement le mien, parce qu'il m'est naturel, que je l'appelais de tous mes voeux depuis mon plus jeune âge (c'est-à-dire une communauté de personnes avec qui parler, non imposée par les circonstances ou la scolarité). En ce sens ce milieu ne mérite aucune ironie de ma part : plus j'avance, plus je le sillonne, plus je m'y enfonce, plus il m'interpelle et m'empêche de le critiquer. Vouloir en sortir c'est être vite rattrapé, et pour aller où ? il n'y a pas de milieux plus authentique, il n'y a pas d'ailleurs en dehors du milieu. Au mieux nous avons la possibilité d'en arpenter plusieurs, pour dissoudre l'aspect claustrophobique du milieu.

Arrivée à Laval, nous nous acheminons en voiture à Mayenne, là où se trouve le cinéma où je dois présenter le film. L'exploitant est un ancien professeur de philosophie à la retraite qui travaille bénévolement pour le cinéma. Je lui parle de mes études de philosophie que j'évoque toujours comme s'il s'agissait d'un rêve lointain. Il me rappelle une chose que j'avais oublié, que Jean-Marie Guyau sur qui j'ai fait mon mémoire de M2 est originaire de Laval. Cette coïncidence nous ravit et je regarde la ville d'un autre oeil, elle m'est toute suite plus sympathique, comme si d'un seul coup ma venue n'avait plus rien d'incongru.



Présenter un film "d'art et essai" en province m'a permis de réfléchir plus amplement à la question de l'impact de ce que font les gens comme moi (les critiques). Je rencontre des exploitants, je discute avec eux et découvre leur métier. Ils ont quelque chose de pragmatique dans l'allure : habillés en doudoune ou en kway, leur métier consiste à se coltiner la réalité d'un public par essence indomptable, à trouver un équilibre entre le cinéma grand public et les films d'art et essai. Ils ont en eux quelque chose de cette dualité, à la fois rêveur et cinéphile mais avec les manches retroussées, ne cessant d'ajuster leur action à ce public qui se trouve en face d'eux et qui est capricieux.
Je remarque d'ailleurs qu'il ne m'est pas indifférent de voir "Right now, wrong then" ailleurs qu'à Paris : la projection a tout d'une suite une saveur différente, une sorte d'incongruité qui rend le film encore plus beau, plus unique. La rareté des projections lui confère une sorte d'aura. A Paris il se trouve virtuellement noyé par tous les écrans de cinéma de la ville, ici le film apparaît pour ce qu'il est : un événement culturel en même temps qu'un secret bien gardé et divulgué à une poignée de gens. Un film projeté dans une certaine ville induit comme une sorte de montage entre deux plans. Ici le film prend toute son ampleur, à la fois il s'éloigne de son aura un peu trop culturelle mais gagne en étrangeté.


Je dîne chez un couple d'anciens professeurs à la retraite car le dimanche soir rien n'est ouvert à Mayenne. Je suis un peu intimidée et curieuse d'enfin pénétrer dans une de ces petites maisons mignonnes qui ont l'air d'être posées là sur la terre (on a l'impression qu'on pourrait les soulever avec un grappin et que rien ne les fixe au sol), je pensais ne jamais en voir une de l'intérieur. Déjà depuis l'extérieur je vois le couple qui s'affaire à la cuisine. La maison est bien décorée, agréable, pleine de photos du couple et des enfants, les toilettes sentent la vanille. Il y a quelque chose de vertigineux à être là, je passe mon temps à rire intérieurement de tout ce que je vis depuis que je présente le film en province, mais je ris d'excitation et d'étonnement par une capacité à tourner les "corvées" ou du moins le travail en véritables aventures : un couple de retraités me reçoit chez lui et prépare à manger en vue de ma venue.
Mon regard ne cesse de balayer les photos accrochées au mur et la bibliothèque bien rangée et fournie. Les livres semblent être tous en excellent état, on dirait qu'ils les ont tous lus assis sur le canapé sans jamais trouver une occasion de les abîmer; tandis que j'use mes livres au fond de mon sac ou en les couvrant d'eau ou de café. On dirait que cette bibliothèque est là depuis toujours, que les livres ne se sont pas agglutinés un par un mais tous en même temps. Quelque part, inconsciemment, cette bibliothèque raconte leur histoire : une histoire qui s'échapperait d'eux-mêmes, qui se sédimenterait insensiblement sans qu'aucun des deux n'y prenne garde.

Nous buvons du whisky japonais, la cuisine est simple et délicieuse, malgré les années qui nous sépare nous arrivons très bien à discuter. La curiosité (non feinte) est toujours un bon moyen de s'en sortir quand on pense être gêné. La mienne a quelque chose d'un peu lâche peut-être: se rendre curieux c'est toujours d'abord une façon de se reposer dans les propos de l'autre, de lui déléguer la responsabilité de la conversation; il suffira d'une autre question pour le relancer. C'est peut-être une sorte de déformation professionnelle, de réflexe cinéphile : voir l'autre comme une sorte de film auquel on assiste, bien calé au fond de son siège.

A la question : de quoi manque ces gens ? Je n'arrive pas à trouver de réponses tandis qu'il y en aurait énormément si je me la posais à moi-même. Je me sens très immature en face d'eux, toute électrique et insuffisante, agitée et intranquille, toute pleine de ce que Paris m'a appris et ayant encore beaucoup de chemin à faire. Ils me disent qu'en venant ici à Mayenne ils pensaient n'y rester que trois ans et que finalement ils ne sont jamais partis. Il y a plus d'apaisement que de renoncement au fond de leurs voix. Ce calme là n'est pas pour moi, pas pour tout de suite en tout cas.

Il y a quelque chose d'un peu absurde à faire la tournée des cinémas, à se faire payer le train, l'hôtel et les repas, juste pour quelques minutes de présentation de film. Surtout que pour le public il s'agit de quelque chose d'assez anodin, qui les intéresse sur fond d'indifférence. On se fiche complètement que quelqu'un vous parle après une séance de cinéma, c'est mon avis un peu pessimiste. Un exploitant voit la chose autrement et doit faire l'hypothèse de l'énoncé inverse : il est parfois absolument nécessaire d'accompagner les films d'une présentation. De mon côté je suis un peu interdite de tout ce qu'il faut mettre en place pour pouvoir permettre cette "offre culturelle".
C'est très bizarre : on se demande à quoi on a servit, et en même temps il est évident que c'est mieux de le faire que de ne pas le faire. Je suis partagée entre l'insignifiance de ma présence et la considération d'une vue plus large : je ne suis qu'un petit élément à l'intérieur de la politique culturelle d'un exploitant, d'une association de cinéma, qui ont raison de faire ce qu'ils font.


Parfois je fais ce rêve qui n'est pas un rêve même s'il en a l'apparence. C'est une situation que j'imagine, j'imagine toucher, parcourir de mes mains des sortes de formes ovales, pleines de bosses et de creux, ce sont comme des grosses pierres, chacune est unique, chacune est la matérialisation, la forme d'une intelligence d'une personne que je connais, la tournure de son intelligence s'est matérialisée dans ce drôle d'objet mi-naturel mi-manufacturé. Je ne l'arpente pas par l'esprit, mais par les mains, et j'y reconnais les traits d'esprit et les façons de penser de tous mes amis, mais sensuellement.