samedi 31 juillet 2010

à 18 heures

A 18 heures je remarquais subitement et en des termes naïfs que la vie n'avait pas de sens, de motivations
et la fatigue s'est abattue sur moi
18 heures, c'est comme une transition, entre deux mondes de la journée
le devoir d'activité et son affaiblissement
seulement, les conditions dans lesquelles cette révélation nous vient, le plus souvent au beau milieu de la ville et de l'activité, nous oblige à poursuivre ce que nous prenons désormais pour une course aussi bête qu'insensée
et détournant les yeux, nous faisons comme si nous n'avions rien remarqué
pas même ce goût amer au fond du coeur.

mercredi 28 juillet 2010


A C. qui m'écrit pour me dire d'écrire plus souvent, car elle s'ennuie pendant son travail d'été.

"Je formai là-dessus, d'avance, un système de vie paisible et solitaire. J'y faisais entrer une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d'eau douce au bout du jardin, une bibliothèque composée de livres choisis, un petit nombre d'amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée. J'y joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris et qui m'informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiosité que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux? ajoutais-je; toutes mes prétentions ne seront-elles point remplies? Il est certain que ce projet flattait extrêmement mes inclinations. Mais, à la fin d'un si sage arrangement, je sentais que mon coeur attendait quelque chose, et que, pour n'avoir rien à désirer dans la plus charmante solitude, il y fallait être avec Manon."
Manon Lescaut - L'Abbé Prévost

Regardant ce qu'il y a à faire à Malte, où ma mère me traîne mi-août, je me disais que les pays manquaient d'un discours non-touristico-hystériques sur eux-mêmes, et qu'on peut trouver dans les livres, quand les écrivains parlent parfois sobrement de leurs voyages.
Un pays sans Office du tourisme et qui vendrait calmement sa marchandise, exemple improvisé :
"A Paris il y a des rues, des feux tricolores, des boulangeries, un métro étouffant qui sent mauvais, mais d'un mauvais qui diffère selon les lignes (détails des odeurs cf p. 130). La plupart du temps le cadre est gâché par les hordes de touristes, parfois inhumains, parfois discrets quand ils sont moins de soixante dix, d'ailleurs on ne vous le dira jamais assez : évitez les monuments, les cartes postales ont déjà tout dit. Essayez de ne pas venir dans cette ville pour manger au Mcdo et finir au Starbucks, ce serait dommage. On ne peut pas trop vous dictez vos activités, tout ceci dépend de vos humeurs, si vous êtes plutôt dépressif et toujours fatigué n'hésitez pas à vous attardez dans votre lit jusqu'à midi, n'oubliez pas que rien ne vaut qu'on se lève de son lit, pas même Paris. Si vous n'êtes pas convaincu, levez vous quand même, nos musées ont la grande classe et ferment assez tôt". [...] Paris est une ville normale pour les parisiens, par sursaut ils se rendent compte de leur "chance", disons ce n'est que comparativement à des bleds pourris sans tabac ouvert après minuit que celle-ci se pare de mille avantages."
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"Un couple, ça a le goût du riz au thé vert", in Le goût du riz au thé vert d'Ozu.
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Il faut aimer les cinémas pour de multiples raisons dont la plus importante est qu'ils restent ouverts les jours où rien ne l'est.
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Conversation ignoble d'un type (terme péjoratif) dans le train dans son costume marron avec des rayures tennis, j'aurais pu l'assommer avec mon livre
"fonctionnaire des impôts, fonctionnaire au Ministère de la justice, elle elle est fonctionnaire, lui aussi....plan plan-tranquille-pépère, ils sont pas stressés de la vie......mais elle elle me le dit, si on savait combien on était payés pour ce qu'on doit faire, c'est scandaleux...(rires)"

ajoutez à ça une voix de demeuré profond, l'ensemble était beaucoup plus provocant que la retranscription que j'en fais, j'ai sacrifié la première page de mon livre pour noter vite fait son sale langage.
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Ma mère est rentrée, elle a fait les courses, j'avais fait une petite liste dont 'barres de céréales, fruits rouges", elle m'en a pris deux boîtes, je les ai vues dans le placard. Je me suis dit qu'elle savait faire les gestes qui rassurent, faire naître le sentiment du "manque de rien". Une mère, parfois, est investie de cette mission.
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Quand on lit et que progressivement on a plus de pages à gauche, qu'à droite du livre ouvert. Le meilleur moment étant quand on en a presque autant dans les deux, que c'est équilibré.
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Un peu bêtement, au milieu d'un film, je me suis dit que tout pouvait devenir habituel: tel restaurant d'abord très nouveau, telle personne d'abord intimidante, tel trajet d'abord dur à retenir. Il y a l'habituel-ennuyeux et l'habituel sans conséquences, exemple : avoir huit heures de philosophie par semaine avec MF, (ajout:) j'aurais pu en redemander, c'était à chaque instant brillant et très important, l'habitude est une disposition d'esprit.
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L'enquiquiné/l'enquiquineur
On a tous quelqu'un qu'on aimerait toujours voir, tout le temps embêter, quelque soit nos humeurs. "Je ne veux voir personne" signifiera toujours "personne sauf lui". On est toujours l'enquiquineur de quelqu'un, et l'enquiquiné par quelqu'un. Après, tout dépend de notre façon de nous arranger avec cette personne, soit on la harcèle, soit on se tait et on s'impatiente en silence, on pense à des scènes avec elle en attendant, on accepte de la voir rarement ou même jamais, faute de pouvoir accepter autre chose.
A l'inverse, quand on joue le rôle de l'enquiquiné, on n'hésite pas à être ferme, cruel et catégorique, sans faire le lien une seule fois entre cette personne qui veut toujours nous voir et notre statut à temps partiel d'enquiquineur. Cela nous rendrait plus indulgent et compréhensif, on y retrouverait ce qu'on vit dans une autre dimension de notre vie, et on céderait à tous ses désirs, à toutes ses propositions de sorties jusqu'à que indigestion s'ensuive, sauf que s'il y a bien un luxe qu'on se permet dans la vie, c'est celui de ne pas se forcer avec les gens.
Au fond on ne se voit qu'enquiquiné. "je comprends ce que je provoque chez les autres, je suis digne de convoitise"
Il y a je crois deux dimensions dans une vie, celle des désirs, des manques et qui est à l'origine de cette souffrance masquée qu'est l'ambition, et l'autre comme celle où l'on est soi-même objet de désir et de manque. S'attarder dans l'une ou dans l'autre est nocif, idéalement il faudrait savoir ce que l'on vaut (la bonne réponse sera toujours : peu de choses) et l'accepter non sans souffrance tout en voulant se modifier soi-même, en évitant de vouloir se distraire de soi-même. L'ambition étant ce qu'elle est, il s'agira de la masquer du mieux qu'on peut.

+ 3 nouvelles photos d'une bibliothèque dans "Une chambre à soi"

lundi 26 juillet 2010

"Ce qui m'entoure, ce que j'ai acheté, ce que j'écris, ce que j'ai imprimé, mes enfants, mes livres, mon désordre ou mon ordre -tout ceci me ressemble plus que je ne me ressemble. A plus de stabilité et de figure que mon moment"
Tel Quel - Paul Valéry



A force de temps libre, de temps mort, vient le moment où tout ce qui forgeait la vie active, son vrombissement, disparaît. Comme écrit Bernanos que j'avais cité ici, le monde ne doit pas cesser de remuer sinon la poussière reparaît et ces temps-ci je suis poussiéreuse, vieille mais sereine parce que je sais que ce n'est que temporaire, ce ralentissement des réflexes sociaux en tout genre je le vis d'ailleurs comme une chance. Je l'exploite, j'approfondis, je creuse avec les griffes comme quand j'étais enfant et que je cherchais le moment du sol sous le bac à sable, accédant ainsi à une autre dimension du réel, pensant que je m'approchais du noyau de la terre.
A force de ne plus trop parler, de ne plus trop travailler, de vivre de patience, de rester allongée le plus clair de mon temps, de manquer de pressantes ambitions faute de buts immédiats, à force de ne pas devoir et vouloir plaire et d'affirmer, sûr de moi-même, en fin d'après-midi "aujourd'hui je ne sors pas", et bien seul subsiste ce qui doit subsister: le bel ennui, de modestes plaisirs silencieux qui ne dépendent ni de l'extérieur ni des autres, ainsi qu'un soi-même purifié, je ne m'appréhende plus par plusieurs facettes, par plusieurs personnalités, je ne me transforme plus selon les personnes mais suis tout le temps la même poussiéreuse. Il y a aussi un grand silence caractéristique des vacances, celui dont personne ne veut en général et qui nous met immédiatement face à nos vraies craintes qu'on ne peut pas dissoudre en allumant la télé et qu'on ne peut affronter que par le raisonnement, l'honnêteté envers soi-même et l'élaboration de projets sincères.

La vie extérieure s'amoindrissant, c'est le superficiel qui est élagué.
J'apprends et j'essaye de me défaire jusqu'au dégoût des choses de la société telles que : les compliments, le bavardage, la fierté mal placée, la séduction factice qui consiste à faire la publicité d'un moi idéal qui n'est pas le moi sale de tous les jours, et l'ambition mesquine car exclusivement personnelle. La tête sous la couverture mais quand même très sérieuse, je me disais qu'au fond on n'a de valeurs que par des actes, et encore pas tous les actes, ce serait trop facile. La plupart du temps de la vie il s'agit surtout de se séduire soi-même, de séduire les autres, de bavarder, de creuser vers le haut jusqu'à atteindre la couche la plus superficielle, presque abstraite parce qu'insensée, de la vie sociale. C'est là que les vacances s'imposent comme essentielles, encore faut-il comprendre que la solitude et le ralentissement de la cadence y sont nécessaires, car pour certains elles consistent à intensifier la vie sociale jusqu'à l'hystérie.

Je cherche une action qui bifurque, non pas "faire mon chemin" et bien réussir, mais me surprendre, sentir devant moi une création qui aurait pu ne pas être mais qui est et qui s'impose comme déterminante dans ma vie. Il n'y a que ça qui compte. En discernant et en supprimant le superflu on est disponible pour se dévouer à ce qui reste, à ce qui n'attend pas et qui a trop attendu.

David Bowie - Cracked Actor

vendredi 23 juillet 2010



Maman est partie en voyage pendant quatre jours
je suis toute seule à la maison, il était dans les quatorze heures,
elle essayait de me dire des choses importantes que je finirai par regretter de ne pas avoir écouter,
mais c'est vrai que je l'écoute jamais
elle me disait, ferme bien la porte, bois surtout pas du café au salon, interdit, interdit, tu peux faire des courses mais tu me laisses les tickets de caisse, etc.
elle m'a demandé si j'étais malade parce que j'étais encore au lit
je lui ai dit "un peu, j'ai des glaires", on peut dire ça à sa famille
alors elle est venue me donner des comprimés pour la gorge
elle m'a fait un bisou d'au revoir
j'ai essayé d'équilibrer la discussion en lui donnant des conseils
j'ai trouvé que "amuse toi bien"
je crois m'être rendormie, je n'étais pas triste de me rendormir, je n'avais rien à faire, c'est les vacances et je fais plein de choses le soir et la nuit jusqu'au matin
je me souviens avoir entendu plein de choses à la radio durant la matinée
un jour comme ça j'ai totalement arrêté d'écouter france inter, c'est un boycott mou
maintenant j'écoute france culture, j'aurais dû l'écouter plus tôt, on apprend au moins dix choses par jour, on note des noms de livres,
c'est fabuleux
je laisse la radio allumée toute la nuit jusqu'à mon réveil et j'écoute sans le savoir et l'après midi je fais un bilan mental de tout ce que j'ai appris
une émission sur le courage je crois, une autre sur la démocratie, mais c'était nul, je m'en suis bien rendue compte, j'étais contente d'avoir un esprit critique, même en bavant sur mon oreiller
la fille disait, on doit autoriser la pornographie et les injures racistes et sexistes dans l'espace public, parce que les rendre publiques ça permet de les invalider
comme si les interdire ça les invalidait déjà pas assez,
maintenant on devra faire de la pédagogie à des connards
idiote
émission sur le courage, la fille dit que chez Fayard les agents commerciaux avaient un peu gueuler à l'idée de vendre un livre qui s'appelle "la fin du courage"
n'importe quoi
en me levant à quinze heures je me sentais courbaturée de partout
j'ai fait du café, j'ai pris ma douche tout de suite, normalement je laisse traîner jusqu'au moment où je dois m'habiller mais je me sentais trop endolorie
j'ai dû manger des céréales,
puis je suis retournée dans ma chambre et je suis retournée dans mon lit, ma première séance de cinéma n'était qu'à 19 heures
j'ai lu Trois Guinées de Virginia Woolf
j'ai continué Valéry qui est resté ouvert sur le bord du sèche linge

Quand même, le fait que maman soit partie, ça change tout, pourtant je passe mes vacances et ma vie dans une relative liberté de mouvement,
je fais ce que je veux
mes parents ne me demandent rien, même pas un vague "mais sinon tu travailles? ça va la fac?"
mais il y a quand même ces présences qui bourdonnent autour de moi, même en hors champ,
je sais qu'ils sont là, que le soir, ils seront là
et là je savais que pendant 4 jours j'allais être toute seule à la maison, ce qui ne m'est jamais arrivée.
j'ai cherché des trucs fous à faire, qui inviter. comment en profiter à fond et tout
dans ces cas-là les gens normaux font des fêtes
et les invités font des tâches de vin sur le canapé
et celui qui invite dit "ma mère va me tuer"
et il dit aussi "non pas dans la chambre de mes parents"
mais j'ai pas trop d'amis, et les fêtes ne sont pas des besoins chez moi
et je serai trop stressée à l'idée de faire une fête ratée que je préfère ne rien faire et plutôt faire la fête avec moi-même, parce que si je m'ennuie, je ne pourrais m'en prendre qu'à moi-même mais je m'aime trop pour ça alors je laisse couler
j'aime sentir mon corps engourdi, j'aime me rendormir, et en 4 mois de vacances,
je ne vois pas pourquoi je n'en profiterai pas, voilà ce que je me dis
j'ai écouté de la musique, Horses de Patti Smith, puis ensuite la radio,
une émission sur des gens qui vivent dans des containers aménagés,
le plasticien à l'origine du projet en parle, une fille aussi, elle dit "si les gens doivent habiter dans des containers ça ne doit pas être par nécessité, je refuse de faire des logements sociaux ou alors on en discute, parce que c'est trop connoté "avant ça contenait n'importe quoi et maintenant ça contient des hommes, si on doit habiter là-dedans ça doit être voulu, pour s'amuser ou pour suivre une mode",
le plasticien disait de bonnes choses malgré le fait qu'il soit plasticien. je n'aime pas ce mot, il ne renvoie à rien à part à un mec aux lunettes à monture carrée à un vernissage.
j
e suis allée au cinéma voir "flamme de mon amour" de kenji mizogushi,
il y a un cycle "histoire du cinéma japonais" au 3 Luxembourg,
et c'est très drôle parce que si vous y allez au moins deux fois vous croiserez toujours les mêmes personnes : un petit mec en t-shirt qui assiste à toutes les séances, un couple habillé en noir, parfois la fille n'est pas là, le mec est pas mal, surtout quand la fille n'est pas là. C'est un sosie de Monsieur Delmas.
Il y a aussi moi. Et puis mon amoureux japonais qui ne m'a jamais parlé et qui se met toujours au premier rang et que j'ai croisé plus d'une dizaine de fois dans des cinémas très différents
je n'ai jamais vu son visage, que son profil, il s'immisce de justesse dans la salle, rate les "10 minutes après la séance" et part tout de suite après la fin du film ou alors pendant le générique de fin. Il est très grand, très pâle, porte de belles chemises avec parfois une veste, il y a des cheveux très noirs en bataille, quand il lui arrive d'arriver en avance il lit un livre.
c'était un film féministe,
en ce moment je tombe que sur des films féministes.
je pense que les mecs se sont ennuyés, ou disons que la revendication est trop datée, ça vieillit mal.
Mon japonais est resté dans la salle, il a dû prendre un ticket pour la séance d'après, mais moi je ne voulais pas voir le film, "Eros + Massacre", j'avais d'autres choses à voir.
j'aime pas les films subversifs japonais de trois heures
mais ma séance était à 22h15, j'avais une heure,
j'ai marché rue des écoles
la terrasse de la trattoria
un homme chic qui mange tout seul, son verre qui brille un peu, sa nourriture colorée, l'assiette blanche qui se dévoile peu à peu, la nappe, un livre posé à côté de lui, je n'arrive pas à en lire le titre
il est tellement rassurant
je me suis assise à une table de café un peu isolée pour ne pas me retrouver avec le monde de la terrasse, je n'aime pas m'afficher seule, et je voulais être seule, mais le prix a payé c'est que j'ai dû attendre longtemps avant qu'on me serve, je me disais "voilà, on m'ignore, merci, ils savent qu'ils ont des tables ici, isolées et qu'il y a toujours un risque de faire attendre les clients, pourquoi ils ne vérifient pas?"
je retardais le moment où j'allais me lever en soupirant
mais pour aller où?
la rue des écoles est devenue infréquentable, on y est trop connues avec Juliette
et je mets trop de temps avant de choisir un café
j'ai pris un coca light, c'est un homme qui a pris ma commande, je crois le connaître, il est exubérant, c'est assez gênant, on finit par croire qu'on vient boire chez lui
c'est une fille qui m'a servie, ça voulait bien dire de la part du serveur "je n'ai pas le temps pour toi"
j'ai demandé à régler tout de suite parce que personne ne passera plus par ici après et ça allait me travailler "je paye à l'intérieur? non ils n'aiment pas ça, bon je pars sans payer?"
la fille m'a agréablement surprise, elle a dit
C'est bizarre cette lumière
ah vous trouvez?
je travaille au bar et quand je sors je vois ça, c'est bizarre
elle est comment?
elle est jaune, il va pleuvoir
oui peut-être (je ne pensais pas)
mais c'est bizarre
MAIS C'EST BEAU
OUI
elle avait un accent, elle m'a beaucoup plu, j'étais de bonne humeur grâce à elle, je sentais vraiment qu'il fallait qu'elle se confie, qu'elle le dise à quelqu'un, c'était spontané, j'espère qu'elle m'aimait bien
je lisais
j'avais bien fait de prendre ma veste
je regardais la rue, une rue sans importance, parallèle à la rue des Ecoles, je me sentais bizarre, un peu délaissée, comme si j'avais mon propre appartement et que je voyais rarement mes parents, comme si j'avais longtemps attendu cette "liberté" et que maintenant ça ne me faisait absolument rien
c'était le goût d'une solitude un peu plus inquiétante que d'habitude, et puis j'étais triste de ne pas pouvoir faire des trucs fous, je pourrais rentrer tard, "me saouler la gueule", faire vraiment beaucoup de choses, beaucoup n'importe quoi, mais je n'y arrivais pas, je vais au café et je pense à faire des courses, c'est tout, j'aimerais des mangues alors je pense à des mangues, il faut toujours attendre un peu pour qu'elles soient bonnes, j'avais peur qu'il m'arrive quelque chose alors que je suis toute seule, je fais attention en traversant
vu mes activités, si ma mère me voyait elle ne s'inquiéterait jamais pour moi, au mieux je peux faire une promenade nocturne à vélo, mais qui a envie de faire ça? ça ne me donne même pas envie.
je vais à ma séance, en marchant j'écoute une fille au téléphone qui tient sa mère par le bras
"TU SAIS PAS SKI M'EST ARRIVE???
je tends l'oreille, intéressée :
ce matin y'a mon réveil qui sonne...
je l'éteins...
et je me rendors."
c'était trop triste, c'est quoi cette histoire
l'espace saint michel est un cinéma miteux, ça pourrait facilement devenir un cinéma porno si c'était pas aussi bien placé, les sièges sont pourris, les accoudoirs élimés, la plupart du temps je suis la seule fille de la séance,
avec trois hommes dispersés dans la salle
la dernière fois j'ai ramassé sur un siège une lettre adressé à qui la trouverait, c'était un artiste qui demandait à entamer une correspondance avec un inconnu, on pouvait l'interrompre n'importe quand
pourtant la programmation est bonne, mais c'est très mal placé
juste à côté de la fontaine saint michel, ça fait encore plus contraste, on sent presque la ville en regardant le film
j'ai vu "ce vieux rêve qui bouge" d'Alain Guiraudie
la caissière est une petite chinoise, elle me connaît parce que j'ai fait tout un foin la dernière fois
je ne trouvais pas mon portable, c'est très risqué un cinéma, ça peut tomber derrière le siège, on ne voit rien
le projectionniste est venu avec sa lampe de poche
la caissière avec son portable pour bipper le mien
elle avait mon numéro
ça créer des liens
la machine à ticket ne marchait pas, donc j'y suis allée sans ticket, pourtant j'aime avoir le ticket de ma séance, je les collectionne, enfin plutôt je ne les jette pas, c'est rassurant de les avoir
je suis sortie de la séance bouleversée
mais heureuse
c'était magnifique
j'ai pris le bus pour rentrer, j'avais une buée devant les yeux, c'est à dire que je me fichais un peu de tout, j'étais dans mes pensées, dans ma joie, je savais que j'allais rentrer dîner, que la nuit serait longue, que j'allais regarder un film, me faire à manger, prendre du thé, écouter la radio, m'amuser avec moi-même, ça allait être une nuit électrique
je pourrais même dormir au salon
avec la grande télé.
j'ai mangé un reste de gratin d'aubergines, un reste de salades de pâtes, du melon
en écoutant un mec à la radio qui parlait de l'humiliation de vieillir
j'ai tapé son nom sur amazon
j'ai regardé Amarcord de Fellini,
ça m'a rappelé ma famille, c'était comme un rêve
j'ai traîné devant LCI
un père de famille avait reçu une amende parce que sa fille de trois ans avait fait pipi dans un parc
il était très beau, avec des béquilles, LCI disait que c'était à cause de ses béquilles qu'il pouvait pas trop faire le chemin jusqu'aux toilettes
on l'écoute parler, trop d'énergie épuisée pour une histoire de merde
"il m'a dit "je trouve insupportable un tel comportement et moi je lui ai répondu je trouve insupportable le ton avec lequel vous me parlez, et puis on s'est disputés, on a échangé des palabres..."
ça fera un bon souvenir à la petite je pense

j'ai écouté la radio,
j'ai regardé "des mots de minuit",
florence aubenas parlait, émilie dequenne, "je viens d'une famille modeste, mon père était ouvrier, alors ça m'émeut"
puis le live de fin d'émission, "Carry on de Dez Mona" je me dis "comme s'il s'y connaissait en musique dans des mots de minuit, et c'est quoi ce nom de groupe", et la chanson était en fait très belle, dès la première écoute
je l'ai écoutée au moins cinq fois
mais je connais ce genre de groupes, le genre à réussir une chanson et à s'en servir de prétexte pour faire un album raté
il y en a des millions comme ça
il faut assumer le fait d'être le groupe d'une seule chanson
c'est déjà énorme une chanson
la nuit à la radio il y a des archives qui passent, elles sont souvent très bien, on entend de vieilles voix, des voix d'un autre monde, et qui parle de philosophie
j'ai pris une douche vers les quatre heures du matin,
quand on a rien à faire on prend des douches
j'ai bossé la Critique de la faculté de juger
je parlais toute seule, je parle beaucoup toute seule, je suis capable de dire
"je crois que j'ai trop mangé" au milieu de la cuisine, en me touchant le bidon
je me suis endormie vers huit heures de matin sur une émission sur les gaulois
le présentateur disait "c'est incroyable" quand l'archéologue disait que les gaulois maitrisaient mieux la terre que nous
"il y avait moins de forêt qu'aujourd'hui"
l'archéologue parlait de son parcours "j'ai fait des études de philosophie et de sociologie", give me five
ils parlent tout le temps de leur parcours sur france culture
ah non je me suis pas endormie puisque je me rappelle avoir écouté un chroniqueur faisant ses aux revoirs à france culture
il allait rejoindre son ami Nicolas Demorand sur une autre fréquence.
il a pris trop de temps pour faire ses aux revoirs
et moi pour m'endormir
:-(

Fat City - John Huston
Carry On - Dez Mona

samedi 17 juillet 2010





Nous nous habillons selon ce que l'on comprend de nous. Tout le monde se range assez facilement dans une catégorie vestimentaire, dans un archétype plus ou moins fixe, plus ou moins changeant et qui dépend de l'âge, du métier, de la texture de la peau (un jour je préciserai), de la corpulence, des complexes. On ne porte jamais ce qu'on veut mais bien ce qui nous va, cela suppose une identité préalable et à demi imposée. Cela doit être un mélange confus de ce que nous aimerions être, de ce que les autres pensent que nous sommes, de ce que nous pensons être et que nous essayons de faire transparaître dans notre façon de s'habiller. Ajoutez à cela l'influence de ce qui nous arrive de voir sur une personne dans la rue ou dans les films ou les magazines.
M. Franck disait qu'il y a une façon de s'habiller qui signifie que ce que l'on porte c'est ce qu'on est, et qu'à l'inverse il y a une façon de s'habiller qui signifie que ces vêtements ne sont pas la personne, que cela se passe ailleurs. Personnellement si je pouvais je porterai des choses plus féminines mais je sais qu'un autre moi-même plus raisonnable et qui s'intéresse à "ce qui me va" se dégoûte à trop se faire remarquer; car le féminin n'est pas quelque chose de passif, il est actif, il provoque, il oblige à ce qu'on le scrute et ne se laisse pas passivement scruter, c'est bien ça qui me gêne.

Je parle de féminité mais je me souviens qu'avec Juliette, et non sans soulagement, nous nous étions mises d'accord pour dire que la féminité n'existait pas. Supprimer la féminité c'était se délester de problèmes qui ne devraient pas exister, telle que les femmes qui manqueraient de féminité, si on supprime la féminité elles ne manquent plus de rien, et les femmes dites "féminines" sont juste des femmes autant que les femmes "masculines", sans non plus une quelconque différence de degré. Pour résumer nous pourrions dire que le féminin suffit, et que la féminité n'est qu'un abus de langage, une déviance créé peut-être par le cinéma hollywoodien, nous parlerons alors de glamour mais le glamour n'existe pas en dehors de l'écran, de la scène, de l'image en général, il n'est de toute façon pas tenable au quotidien. Il suffit pour le temps d'une photo, une séquence de film, au mieux une soirée car il n'est pas l'épanouissement de la féminité contenue dans une femme mais est mensonge et effort de bout en bout, c'est le mensonge de Cendrillon. Le critère est donc celui-ci: une femme est une femme.
La féminité, le glamour, n'est sur le papier rien d'autres que le prolongement des attributs de la femme : longs cheveux, longs cils, longs ongles, hauts talons, ajoutez à cela quelques hypertrophie et vous avez la féminité [lu quelque part mais je ne me souviens plus où, étymologie de "arme" qui vient de l'anglais "arm", le bras, le prolongement du corps, comme l'arme l'est aussi; la féminité est dans cette logique de prolongement, elle est une "arme de séduction", etc.]
Se débarasser de la féminité c'est se débarasser de beaucoup d'exigences du paraître, beaucoup d'exigences qui sont autant de détour qui nous font perdre du temps.
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J'entends parfois dire "je m'habille pour moi-même", sauf que si c'était le cas nous aurions des pyjamas aussi soignés que nos tenues de ville. Nous nous habillons toujours pour les autres, mais je remarque une chose c'est que, si les autres ont sur moi le même regard que je porte sur les autres, alors il n'est pas nécessaire non plus de s'habiller pour les autres car au fond, personne ne se regarde. Il suffit de se dire: suis-je capable de décrire en détails la tenue d'une personne croisée aujourd'hui dans la rue? Me suis-je arrêté à un moment devant une dame pour me dire "ce sont des nouvelles chaussures, ça se voit", non car je m'en fiche, alors que la dame peut se dire "premier jour avec mes nouvelles chaussures", et le vivre comme un petit événement si elle n'est pas habituée à s'acheter des chaussures. Il y a toujours une folle disproportion entre l'effort que nous mettons à nous habiller et le bref regard que les gens nous portent. Quand nous observons les vêtements d'une personne il s'agit le plus souvent d'une personne qui affiche beaucoup d'elle-même dans sa manière de s'habiller et qui prend son style pour une modalité de sa personnalité. La coquetterie cherche, appâte les regards, les jugements, une "modeuse" existe pour se faire critiquer, pour que l'on dise "cette débile profonde n'a aucun style" ou pour que d'autres modeuses se disent "merde, elle a tout mieux que moi", à l'inverse la tenue discrète de l'individu normal fait bien son boulot: elle se fait discrète, et nous ne remarquons pas à moins de chercher à la remarquer.

lundi 12 juillet 2010


On se surprend toujours de la prodigalité du génie, il produit beaucoup et il produit bien quand au même moment nous oublions de produire et que nous nous installons dans la vie de manière insolente, comme s'il s'agissait de ne jamais en sortir. Le génie pressent l'urgence et grâce à l'urgence devient génial. Il est productif là où nous sommes paresseux, voilà sa première idée de génie. Il s'installe dans la vie mais après sa mort.




En Suisse nous nous arrangions toujours pour produire un effort même lors de nos "journées-chat" où nous passions la majorité du temps à fixer sagement la vue de notre terrasse sur des transats faits d'épais fils tendus en plastique dans lesquels j'aimais glisser mes doigts. Je pense que je parlais le plus des deux, Juliette restait secrète, et je m'inquiètais de l'ennui que supposait ses silences. A chaque heure se demander "qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui?" et la journée passait, ponctuée par cette question et le moment des repas qui cassait la journée en trois. Nous répondions par ce sourire de connivence qui voulait dire "on ne fait rien, il n'y a rien à faire mais ce n'est pas grave pour autant". Par manque d'habitude nous éprouvions la gêne d'une satisfaction sereine, nous ne manquions de rien dans notre sagesse estivale.
Un jour nous avons pris le train vers seize heures pour nous rendre à Lausanne et à Lausanne nous avons fini par nous perdre et par nous asseoir sur un banc pour nous reposer et donc regarder des gens en vie. Au loin deux femmes en maillot de bain qui se trémoussaient un peu trop, on essayait de savoir ce qu'elles faisaient, elles semblaient poser pour une photo ou peut-être essayaient-elles de sécher au soleil. A côté un couple qui parlait mode et amis en commun et qui aura fini par timidement s'embrasser après avoir trop parlé comme pour dissimuler cette envie commune, mais la parole ne dissimule pas grand chose des non-dits et au fond tout se sait. Un bébé fraîchement marcheur passait devant nous en se tenant les mains derrière le dos, son père disait à la mère "regarde il marche comme un vieux" plein de moquerie affectueuse. Il avait raison, le bébé marcheur adoptait vraiment une attitude de vieille personne et c'était irréel de la voir plaquée sur lui, petit homme de moins d'un mètre. Mes bras étaient en train de me démanger à cause du soleil et j'expliquais à Juliette qu'après une période où j'étais la reine du bronzage à présent le soleil me démangeait un peu, je ne suis plus toute jeune. Un couple d'adolescent passe bras dessus bras dessous mais avec quelque chose de pas vraiment à l'aise, comme un couple de mauvais danseurs où les pas ne s'emboîtent pas parfaitement. Nous avons commencé à énumérer les positions qui peuvent être bien pour le couple, élégantes pour le passeur: se tenir par l'auriculaire, se tenir par la manche, ne pas se tenir, se tenir par la poche du manteau, la femme qui met son bras autour du garçon, et j'aime bien quand le garçon tient le sac de la fille, ça me touche, se tenir par le bras aussi, comme les deux maillons d'une chaine de deux maillons seulement. Le plus vulgaire : se tenir par la poche de jean arrière. Quand on a vu passer un monsieur dans une chaise roulante et qui semblait apprécier le monde avec crainte nous en avons conclu que cela devait être bien ou disons mieux pour un handicapé de vivre en Suisse car ici on en voyait souvent. On s'est promis de venir à Genève pendant Noël, dans cinq ou trois ans, chacune devra trouver à l'autre trois cadeaux, un cadeau-culture, un cadeau-fringue et un cadeau au choix, qu'on achèterait sur place, avec de la neige sur les épaules de nos manteaux d'hiver trop beaux.



Le moment après l'effort de la journée (le train pour aller s'asseoir sur le banc d'une autre ville) où nous allons nous doucher et enfiler nos beaux habits. J'étais toujours en pantalon mou et en t-shirt large, comme en dehors de la civilisation, disant "pouce" à la bonne tenue citadine et pas intéressée par l'idée de plaire. Nous nous retrouvions dehors, la douche avait clarifié le bronzage, on dénombrait les coups de soleil. Nous nous sentions reposées mais les jambes sainement douloureuses par trop de marche, le corps venait d'évacuer une substance de paresse liquide qui traversait tous les membres, c'était la santé retrouvée, personnellement je me sentais bien installée dans mon corps. On allait toujours au même restaurant qui était le seul abordable, c'était une pizzeria et on avait toujours très faim au moment d'y aller. La pizza était toujours le piège car on se sentait toujours trop pleines à la fin, alourdies. On faisait notre petite marche digestive au bord du lac, Juliette m'interrogeait tout le temps "on va marcher?" mais elle savait qu'il n'y avait pas à demander, que nous allions marcher, qu'on n'avait pas et qu'on ne voulait pas d'autres options. On parlait de choses et d'autres, on passait devant Chaplin-statue, il y avait aussi un monument commémoratif pour Gogol et un autre artiste inconnu de nous, devant le glacier aussi, devant les cygnes imperturbables qui une fois la nuit tombée devenait bleu nuit. C'est encore moi qui parlait toujours trop, je racontais ma vie, mon passé, alors qu'elle n'avait rien demandé, j'y ajoutais de modestes plans pour le futur.


Othello - Orson Welles

dimanche 4 juillet 2010

Le voyage extérieur

Au milieu de la ville nous nous demandons avec Juliette ce que les gens font en temps normal quand ils sont en vacances, nous avons oublié le sens des vacances. Qu'est-ce que l'on fait dans une nouvelle ville, comment se manipule le neuf? Le voyage ressemble de plus en plus à du surplace, vous faites un certain trajet pour vous retrouver devant un Starbucks et un centre commercial. Le monde est finalement un peu triste et c'est en sortant de la gare de Vevey (Suisse) que je fais le constat d'une éternelle répétition qui moralement me fatigue.
Si la ville ne m'offre rien de nouveau je ne peux rien espérer de nouveau de moi-même, en moi-même, je cherche avidement de nouveaux affects, j'essaye de me déprendre de ce que je connais et que j'aime (ma vie quotidienne), j'ai le mot "ouverture d'esprit" en tête, je cherche des paysages beaux et factices comme des fonds d'écran Windows, je fais cet effort qui de ma part relève du surhumain car je suis celle qui peut et aime rester au calme dans ma chambre. Ne pas croire à ce que Pessoa dit: "le voyage est intérieur" et il s'agit toujours de se transporter soi-même, toujours le même, d'un endroit à un autre mais essayons en toute naïveté de voir si la condition d'un voyage intérieur serait le voyage extérieur.

Nous nous cherchons des activités, nous travaillons beaucoup à lire les programmes, les brochures des activités culturelles, des trucs à visiter, à voir, mais elles nous laissent toujours ce goût de simili-activités, des "pourquoi pas ça puisqu'il n'y a que ça", des expositions qui ne nous intéressent pas d'emblée et qui suppose un certain effort, nous revoyons nos exigences au rabais et transformons nos "non" catégoriques en "peut-être". De toute façon nous ne ferons rien en dehors d'une grande exposition à Lausanne d'Edward Hopper qui vaut le déplacement en bateau. Il y a des concerts gratuits, des activités nécessaires qu'à la ville elle-même pour se prouver qu'elle n'est pas "morte" comme on dit parfois. Le risque de la léthargie existe même à l'échelle de la ville, elle doit se maintenir dans un certain état d'activité, se pincer le bras pour ne pas s'endormir, ne serait-ce que pour permettre la présence de touristes.
Il est très facile pour une ville de sombrer, nous en connaissons tous qui ont renoncé ou qui n'ont jamais commencé à se bouger, et c'est en cherchant ce qu'il y a faire que l'on se rend compte que les gens redoublent d'efforts pour maintenir ce semblant de dynamisme. Au fond je pardonne aux villes leur ennui mortel, car je me rends compte qu'il est la condition d'existence de métropoles excitantes, ne serait-ce que par contraste avec elles, tout ne peut pas briller.

On ne veut pas tuer le temps, on veut ressentir des choses, éprouver le vertige du dépaysement, on veut déborder, mais le dépaysement n'existe plus, en tout cas plus dans certaines villes occidentales (et même, quand je pense au Liban), il faut partir de plus en plus loin et les grands voyages sont encore trop chers, trop éprouvants, nous les craignons encore mais le vrai voyage est certainement celui qu'on craint.


Je remarque la constante inconséquence des hommes, leur imprudence, leur maladresse. Ils ne savent plus penser l'agencement de la ville et construisent n'importe quoi à côté de n'importe quoi sans penser la ville dans une vue d'ensemble. L'ensemble est hideux, pauvre et disharmonieux, ceci me frappe au Liban et me frappe encore en Suisse même si ce n'est pas si choquant. Nous avons en bas de notre hôtel une fête foraine au milieu d'un parking, gravitent autour des commerces en vrac.

La nature est sublime sans efforts d'émerveillement de notre part, de "oh le lac, la montagne, le cygne". Nous sommes par saccades conscientes d'être dans un endroit proche du divin, sans contours nets mais dilués dans un doux camaieu. Le bleu domine, des cygnes magnifiques nous apprennent l'immobilité, se laissent contempler, la torsion de leur cou nous interrogeant. Le lac Léman est d'un bleu différent mais relié par ce camaieu à la montagne qui est elle même reliée au ciel, logiquement le lac est céleste et le ciel aquatique. C'est très fleuri, la ville mériterait sa pancarte jaune "Ville fleurie", la modestie des fleurs, leur petite surface ponctuellement très colorée comme de petits points en bas du champ de vision contraste avec l'imposant bleu-total de l'horizon
. Les fleurs sont un juste milieu, une sorte d'amicale coproduction entre l'homme et la nature. Le ciel est vaste, la vue est panoramique, non fragmentée, achurée comme elle peut l'être en ville. La nature mérite un plan séquence, la ville, une succession de plans, presque stroboscopiques, c'est ce que je retrouve dans le mouvement de mon regard.

Il y a une statue de Charlie Chaplin habillé en vagabond en face du lac, il a vécut à Vevey une vingtaine d'années, statue qui n'émeut que moi et qui ne ressemble même pas à Chaplin mais qui est un monstre méconnaissable, comme si l'habit faisait déjà l'homme, peu importe le visage. J'aimerais visiter son manoir s'il est visitable, ou seulement passer devant pour le saluer mais Juliette me rappelle à la raison en disant qu'au fond ce ne sera pas grand-chose, elle a peut-être raison. Des touristes se prennent en photo avec la statue en rigolant, alors que le propos de Chaplin est ailleurs, ce n'est pas seulement lui et son personnage de vagabond rigolo, ça se passe ailleurs mais les gens s'en fichent, ils aiment son côté benêt, amical, ils pensent que Chaplin est gentil alors qu'il est redoutable. Je remarque qu'il ne nous vient jamais à l'idée de poser pour une photo, nous ne faisons que prendre des photos sans hommes, nous savoir derrière l'appareil suffit. Il y a un Chaplin vulgaire comme il y a plus loin dans la fête foraine une Marylin Monroe vulgaire et horrible planté au milieu d'une attraction, retenant avec la paume de ses mains sa robe qui s'envole toujours trop comparé à la scène de "Sept ans de réflexion". Paradoxalement, si le dépaysement est possible il ne l'est plus dans ce que les hommes dans leur liberté ont su faire de la ville, de l'espace et de leur progrès mais dans ce que la nature nous rappelle dans sa sereine et indémodable constance.