dimanche 29 mars 2009

Je me souviens de l'espagnol, j'avais choisi la place la plus au soleil et le soleil tapait sur ma copie, sur mon dos, sur mes cheveux, l'encre de mon stylo plume resté lui aussi au soleil se fluidifiait et coulait comme de l'eau sur ma copie, j'ai dû changer de stylo. J'avais apporté des caramels au beurre salé pour me divertir entre deux phrases, je les ouvrais et les laissais chauffer au soleil avant de mordre dedans, ça ne faisait pas de bruit, ça collait aux gencives. Avec les nénettes qui passaient le concours général ça faisait que tout les bacs blancs étaient décalés d'un jour et que la philo serait mardi : soulagement à l'idée de l'obtention d'un jour de plus de révisions/de répit, c'est selon.
La philosophie me terrorisait, je n'étais vraiment pas bien, trop sérieuse dans mes révisions, devant ma copie, j'étais prise dans le sérieux, des révisions jusqu'au rendu de la copie j'ai trouvé ça chiant et trop austère et j'ai essayé de retenir ce que j'éprouvais, une sorte de fatigue blanche et cérébrale, pour pouvoir l'identifier dans des cas ultérieurs, ce qui arriverait bientôt. Je voulais que ça finisse, quelque soit la note. Et puis non, la note m'importe, puisque je veux faire ça, puisque j'ai décidé que mon travail deviendra déterminant. On décide toujours du degré d'impact de nos actions, ici de notre travail. Ne pas réviser c'est dire : cela n'a pas d'impact.
Après l'épreuve on se retrouve avec les copines avec qui j'ai pris la presque-habitude d'aller au Chistera manger des sandwichs pour 3,50€. La femme blonde qui me sert mon café du vendredi nous les amène coupés en deux dans des assiettes pas plus grandes que des soucoupes avec une carafe d'eau et des verres façon cantine. On mange entre les hommes d'affaires du coin qui on les moyens d'un hamburger-frites et d'une mousse au chocolat, on lorgne un peu sur leurs assiettes mais on reste satisfaite du goût de la simplicité, on a l'impression qu'on ne pourrait vivre uniquement de ça, d'amitié, de baguette et de jambon de pays. Il y a quelque chose dans la baguette d'assez authentique, dans sa composition très simple, sa couleur, la rugosité de sa surface qui fait penser à des bras d'artisans.
On discute de la philo, on rigole bruyamment, on révise quelques connecteurs logiques en anglais, le manuel prend de la place sur la table, on paye l'addition. Je passe au Franprix acheter un paquet de biscuits pour 40 centimes et on retourne au lycée pour le bac blanc d'anglais. Je croise vaguement Monsieur Delmas qui nous dit bonjour en allant fumer. Du point de vue sociabilité et plaisir les semaines de bac blanc frôlent le degré zéro et je croise l'homme avec le sentiment que je ne le reverrais pas avant très longtemps. Je suis seule engluée dans mes révisions, la nuit et le jour. Charlette le dit "j'ai dû vous adresser 4 phrases maximum pendant cette semaine", moi je dis "ouais c'est une semaine chacun pour sa gueule, c'est horrible". L'envie d'aller au cinéma ou de finir un livre se fait pressante. Une fois chez moi je travaillais dans la salle à manger avec quelques feuilles, mes cahiers et un mug de café, à la fin mon espace de révisions finissait obligatoirement par sentir le café froid. Je m'autorisais une petite pause dans mes révisions au moment des Simpsons sur Canal+, parfois je regardais ce qui précède soit l'Album de la semaine et ce qui suivait, soit le JT et même le Grand Journal. J'ai vu la tête d'Isabelle Adjani, je la trouve intelligente, ça fait du bien, par contre sa face est immonde, on dirait Mickey Rourke.
Parfois certains profs qui surveillent insistent pour que l'on soit placés par ordre alphabétique alors je me retrouve derrière Iba avec ses deux plaquettes de chocolat, ses mandarines, ses bouteilles d'eau. Il avait l'habitude de prendre avec lui deux bouteilles d'1,5L Volvic que j'appelais pour moi-même "les Twin Towers", cette semaine il n'en prend plus qu'une grande et une petite, Julie me dit "il commence à comprendre", j'avais pensé la même chose. Quant à moi j'ai pris des caramels et une poignée de bonbons fruités ED que je n'aime plus à force de les avoir aimer. Les bonbons sont trop bon marché pour que l'emballage soit facile à ouvrir (il y a un lien évident entre le prix d'un produit et son emballage plus ou moins facile à ouvrir) aussi je les ouvre avant que commence l'épreuve, j'en passe quelques uns à mes copines, les bruits d'emballage sont tous singuliers et je reconnais celui de mes bonbons, aussi je me retourne à chaque fois que j'entends une de mes amies se démener à en ouvrir un.

Au moment de signer la feuille de présence je me souviens avoir ressenti une sorte de reconnaissance à l'égard d'un destinataire encore assez vague : l'éducation nationale ou plus directement mes profs en général, et toutes les équipes pédagogiques qui m'entourent depuis que je suis un être scolarisé. Merci à eux de prendre au sérieux ma présence aux épreuves, merci de m'octroyer un numéro de candidat, de m'intégrer à une classe, d'appeler ma mère à son travail quand je suis absente, merci de me réclamer, de corriger mes copies, tout ça m'a fait me sentir existé. J'ai trop longtemps vécu dans un système scolaire pour avoir oublié ce que cela faisait de ne pas y être, j'ai au maximum vécu deux mois sans école et j'en ai vu les désastres et l'ennui, la perte de soi ressentie, le manque écrasant d'autonomie, de rythme, d'actions. Ici on se sent entouré et des gens nous demandent à ce qu'on justifie nos absences, autant les professeurs que les amies, à rendre un travail, à prendre les transports quand il fait encore froid et nuit, et c'est au terme de cette existence réglée et choyée que je me rends compte que je n'ai pas envie d'en sortir, qu'en me livrant à moi-même on m'abandonne. J'ai le sentiment d'effectuer une marche arrière, d'en revenir à un stade encore vierge de la vie, dépourvue de structure sociale, d'obligations, comme si 18 ans après, toute cette discipline et cette organisation imposées avaient dû finir par s'intérioriser. Bien au contraire, elle nous reste profondément extérieure, posée à côté de nous, et qu'elle a pris l'habitude de se perdre en vacances ou plus simplement, le temps d'un week-end. Je ne sais pas ce que je vais faire de moi, et ce vide devant moi est au mieux inconfortable, au pire, juste terrorisant. J'ai regardé autour de moi les élèves, eux aussi étaient engagés jusqu'au cou dans ce qui allait suivre, il ne s'en rendait pas compte, il vivait l'épreuve avec pour seule difficulté de mobiliser leurs connaissances. Dans quelques mois nous serons ensemble dispersés dans les universités, écoles et lycées de l'Ile-de-France et j'imagine que nos adieux se feront sans nous, c'est à dire qu'un jour arrivera où je les verrais pour la dernière fois sans le savoir.
The Magnetic Fields - Too Drunk To Dream

lundi 16 mars 2009

Jusque là personne n'avait jamais fait le trajet lycée-maison avec moi et j'abandonne certaines de mes copines à la Défense, d'autres sur le Pont de Neuilly. Petit à petit je finis par me retrouver seule avec mon livre dans le bus. Je me souviens encore des débuts de ce trajet, quand c'était encore neuf et que j'arrivais encore à me perdre, à arriver à Saint-Lazare au lieu de Bécon-les-Bruyères, j'essayais de ne pas signifier ma panique dans le train, je savais que c'était récupérable mais quand même, j'avais l'impression d'une faute grave. C'est souvent comme ça les transports, on ne se dit pas "je vais prendre le prochain", mais on court, on rentre son ventre pour filer entre les portes qui se ferment. Je pense que c'est à cause de la masse imposante de la machine qui nous transporte, elle fait peur, on dirait qu'elle effectue des gestes définitifs, on se sent pris dans un engrenage aveugle; c'est un peu bizarre mais surtout compréhensible.

Il arrive pourtant que l'inespéré arrive et que par un drôle de concours de circonstances mon prof d'histoire géo, Monsieur Delmas, veuille se rendre au lycée Paul Lapie pour corriger les TPE : le lycée qui se trouve à côté de chez moi, et qu'au même moment je m'apprêtais à rentrer chez moi. C'était pendant le contrôle de géo, il nous dit que tout de suite après le contrôle il doit "courir à Paul Lapie", Paul Lapie, c'est le champ lexical de Courbevoie: on parle de moi. "Mais vous savez où c'est ?", je connais l'arrêt du bus, je l'adore cet homme mais jamais il ne le trouvera. Les autres demandent à ce qu'on se taise, ils ont envie de travailler, la discussion est ravalée. Il espère que je l'aiderais, j'espère qu'il aura besoin de moi. Je pense avoir chuchoté à Julie "je vais l'accompagner, c'est obligé", le calcul était inutile mais on peut le faire : je devais rentrer chez moi, il devait aller à Paul Lapie, il n'allait tout de même pas rester derrière moi et me suivre. Voilà la vie.
Après le cours nous parlions encore du trajet, je range toujours mes affaires lentement de manière à lui laisser le temps de me dire quelque chose. Parfois j'ai envie de lui parler mais je sens les interstices dans lesquels me glisser trop fragiles, et lui trop fuyant, alors je me figure que pour lui c'est pareil, je lui accorde ce qu'on pourrait appeler "la politesse de la disponibilité", cela a quelque chose de rassurant, comme un vidéo club ouvert 24h/24. Ca me fait penser à quelque chose de dire ça : j'imagine que les lignes d'écoute genre SOS Amitié sont en soi un réconfort pour les gens pour qui elles s'adressent par le simple fait qu'ils savent qu'elles sont disponibles : pas besoin d'appeler, je sais que c'est là, à ma portée, tout chaud sous ma main. Il avait imprimé un plan sur ratp.fr comme il m'arrive de faire pour me rendre à des concerts, sa cartouche d'encre était presque vide, ça imprimait orange. J'ai fait une petite remarque complice du genre "oh la cartouche vide", il commençait déjà à se justifier, je ne l'écoutais pas pour lui montrer que ce n'était pas grave. Je reconnaissais ma ville dans ce labyrinthe de rue, "oui voilà, c'est à côté de chez moi, c'est sur mon trajet". C'est alors que Julie, spectatrice patiente et bienveillante de ma relation mignonne avec Monsieur Delmas, intervint avec le naturel de celle qui vient de trouver une solution logique et sans arrière-pensées. "Vous avez qu'à la suivre derrière elle, ou elle a qu'à vous accompagner". L'intervention de Julie était nécessaire : nous n'aurions jamais pu en arriver là sans elle. De mon côté lui dire qu'il pouvait me suivre l'aurait obligé à ne pas refuser, quant à lui, je le connais, il pensait qu'il allait gêner, et puis je le soupçonne d'avoir peur de moi et de savoir tout de mes intentions. Je ne sais pas si je peux me fier à mon intuition et c'est bien là le problème parce qu'on est porteur de quelque chose qui s'amuse à deviner ce qu'on a envie de savoir mais dont on est pas sûr de la fiabilité.
Vous rentrez chez vous ?
Oui
Et ça vous dérange pas de m'accompagner ?
Non non, pas du tout.
C'était parti.
Nous devenions de moins en moins entourés et chaque élève parti me paraissait complice de la farce; on pouvait avoir peur de cette classe qui se vide, il y allait bien avoir un moment où nous ne serions plus que deux où il y aurait plus de tables que d'élèves.
J'attends qu'il ferme la porte de la salle, les autres lycéens sont déjà loin, dans la réalité d'un trajet, la tête dans le repas de midi. Je l'attends pour qu'il règle un truc au bureau des surveillants, je l'attends comme on attend une femme vers les 20h, qui s'éternise à se maquiller : de manière très calme on se figure la soirée à venir, à cheval entre l'excitation et le sentiment d'une fin aussi prévisible que décevante mais où l'on finira bien par "en profiter" à un moment. Je me figure tout le trajet qu'on va faire ensemble, quelque chose comme 30 minutes où il va falloir discuter et où il sera question de pénétrer plusieurs dimensions : l'extérieur, le métro, la Défense, le bus, tout cela défilera autour de nous, nous serons ensemble, côte à côte, et pour une fois je ne distinguerai rien de ce qui se trouvera en dehors de notre espace vital : je ne regarderai pas à l'intérieur de la para pharmacie, ni du Relay, parfois pourtant j'arrive à distinguer les couvertures des magazines exposés, les titres jaunes du Point ou de L'Express, des paquets de M&M's tout de plastique luisant et de colorants. Je n'étais pas vraiment apeurée à l'idée de tenir une discussion : avoir le lycée en commun avec quelqu'un cela suffit à remplir une heure de discussion. J'espérais simplement ne pas perdre le contrôle comme cela m'arrive souvent sous le coup de la timidité ou du trac : je panique et finis par ne plus trouver mes mots. J'ai eu une période où cela m'arrivait très fréquemment, puis je me suis calmée et avec mon calme est venue l'idée que ça ne m'arriverait plus, puis j'ai connu d'autres "crises".
Dans le métro je m'étais imaginé que m'asseoir à côté de lui aurait été de trop et penchait plutôt pour rester debout, je me devais de faire les choix les plus neutres et les plus blancs possibles. C'est lui qui m'a invité à m'asseoir, je crois qu'il ne calculait rien. Parce que les strapontins nous y oblige, nous étions très proches et je trouvais vertigineux d'être dans cette situation avec lui, moi qui ne l'ai jamais vu que sur le quai d'en face, mais souvent voire toujours comme une silhouette située plus ou moins loin, noire et peu épaisse et d'une forme devenue reconnaissable. C'était comme s'il acceptait de tourner quelques scènes que j'aurai voulu vivre depuis longtemps avec lui juste pour le plaisir de me dire "ça a existé", tourner un petit film avec la caméra DV de la mémoire juste pour le plaisir de le revoir. J'aurai très bien pu m'amuser à délirer, à penser que je ne faisais pas que l'accompagner à un lycée pas loin de chez moi mais qu'on revenait du restaurant. La discussion était cordiale, respectueuse, émouvante, et l'aspect scolaire finissait de se dissiper lentement. Nous parlions encore des profs, j'en suis venue à lui dire "vous ne vous imaginez pas la place que prenne les profs dans les discussions des élèves" je voulais tout lui dire sur la réalité des élèves, et lui en demander autant sur celle des professeurs. Quelque chose s'était libéré : je le voyais comme un homme dont j'ignorais la profession et je crois qu'il devait me voir comme une élève qui n'a pas qu'histoire géo dans sa journée et dotée d'une sorte d'autonomie insoupçonnée à la vie active. Je le guidais un peu, il découvrait la Défense qu'il ne connaissait pas, il marchait du pas léger de celui qui ne comprend pas où il va. Je devine qu'on ne vient pas à la Défense par envie mais parce qu'on y travaille ou qu'une boutique s'y trouve, il me dit qu'il n'est pas très fan des centres commerciaux, oui ça se comprend. Je crois qu'on peut prendre la Défense comme un quartier dévasté par la modernité, auquel on finit de s'habituer mais qui doit choquer la première fois : la Défense apparaît comme une bêtise d'urbanisme, une gaffe dont tout le monde se serait rendu compte; il n'y a que les "nouveaux arrivants" qui en parlent. Il n'en parlait pas, là où des gens pouvaient critiquer : il a toujours été trop gentil et s'il est possible de mettre plusieurs ingrédients dans l'intelligence, je parlerais en premier d'une gentillesse de l'intelligence. [Il arrive que des gens critiquent l'endroit où l'on vit, ou quelque chose qui est nous sans l'être, on leur accorde ce droit parce qu'on est souvent d'accord sur la laideur d'un lieu, mais après réflexion on se rend vite compte de l'indélicatesse dont à fait preuve la personne, du jugement grossier et méprisant, mais cela arrive toujours bien après.]
Je le guidais, cela me plaisait cette supériorité évidente et installée que j'avais sur lui; je pense que nous étions mignons. En montant dans le bus je lui ai dit de passer à droite pour acheter des tickets, il oubliait un peu tout, je devais réagir pour lui. J'étais celle pour qui le trajet était comme une seconde nature, il était celui qui entrait dans une sorte de monde effrayant de nouveauté.
De voir défiler mon bon vieux Courbevoie derrière lui c'était pas mal, ça avait quelque chose de trop irréel pour ne pas me mettre en joie, c'était joliment kitsch, lui que j'ai toujours imaginé à l'aise dans son quartier ou en voyage. On décide des endroits qui ne sont que des lieux de passage, il y a des filles qui font du lycée des lieux de passage et d'autres qui le vivent comme un environnement qui leur vont. Quand Monsieur Delmas est au lycée il n'est pas chez lui, on le sent, et il ne peut s'empêcher de fuir fumer ses cigarettes devant le lycée : c'est son repère, fumer ça il sait. Vous le verriez sortir du mur blanc où se trouve la porte menant à la salle des profs, il furète dans la poche intérieure de son manteau noir, et égoïstement cherche son matériel; il dit bonjour, il peut même vous parler, mais une fois la cigarette consumée ne compter pas sur lui pour rester.
Je sentais que j'avais un certain temps qui m'était imparti pour "faire mes preuves" et parler de choses dont j'aurai toujours voulu parler avec lui. Je sentais mon temps limité, je parlais, entre autres, du fait que je pensais qu'il y avait forcément un lien entre le tempérament dépressif d'un écrivain et son talent, il pensait le contraire mais ne demandait qu'à me croire, défendait une position qu'il venait de prendre pour l'occasion. Il n'y avait pas de silence et je n'en avais pas peur : on partage beaucoup trop de choses en commun, on se ressemble trop pour ne pas nous découvrir d'autres choses en commun à force de parler. Il y a conversation comme découverte progressive que l'on a rien en commun et conversation comme découverte progressive que des choses et des choses ne cessent de nous lier, c'est un bon critère pour juger d'une nouvelle rencontre.
Je ne me suis pourtant pas sentie "au top", je pense avoir fait quelques erreurs qui en y repensant le jour même me paralysaient de peur. Ce voyage en bus était comme un faux secret entre nous qui résultait de ses complications pratiques et de ma disponibilité. On dirait que des jours les circonstances ont des intentions à notre égard, et qu'on nous réserve parfois des cadeaux au milieu d'une semaine. Je bénis la section littéraire de me libérer le midi.

Avant qu'il ne descende je lui racontais que je comptais sécher le sport pour réviser, je ne sais plus ce que je devais réviser mais c'était vrai. En rentrant chez moi je venais d'être assaillie de mails et de texto des copines qui éprouvaient le besoin immédiat de tout savoir, elle aurait pu bien sûr attendre le lendemain mais il y a des devoirs que l'on a envers ses copines : le devoir de raconter un potin 12h après qu'il ait pris forme, et puis il y a le plaisir de communiquer, de parler le même langage qu'elles : elles regardent l'évènement à la lumière de mes attentes exprimées, de nos discussions sur lui, de ce que j'éprouve pour lui, là où je suis obligée de dire à ma mère "tu sais le prof d'histoire géo que j'aime bien", il me suffit de dire "Delmas" ou même son prénom pour que mes copines saisissent, c'est comme si elles retrouvaient la page d'un roman entamé. Les sentir impatientes dans une ville voisine est ce qui m'a décidé à enfiler mon jogging et à déjeuner d'un maxisandwich Auchan en me dirigeant vers le train. Il faisait très beau et ma marche suivait les zones de soleil, je chérissais les évènements de me conforter dans l'idée déjà tenace que quelque chose dans ma vie tient du romanesque, sinon du racontable.

mardi 10 mars 2009

Tentative d'épuisement du sujet Prof de philo (1)



Je suis en train de vivre un amour neuf et respectueux pour mon professeur de philosophie. Un amour qui s'est appris en même temps que s'est apprise la philosophie. Je voulais ne pas en parler, pour ne pas que ça existe, que ça encombre, parce que j'en avais un peu honte et parce qu'il y a toujours une trahison quand on exprime le ressenti : c'est comme traduire un livre, ce n'est jamais à 100% fidèle, quelque chose se perd. Puis j'ai estimé que clarifier et résoudre la situation par l'écrit n'était finalement pas une mauvaise idée, qu'en faire de la littérature était la meilleure issue pour ce poids qu'est la fascination amoureuse et qu'est par définition tout sentiment excessif.
Je ne crois pas qu'il soit vraiment utile de revenir sur les raisons qui font qu'on tombe sous le charme de son professeur de philo, c'est tellement prévisible, tellement programmé. Je vais alors essayer de dresser un portrait exhaustif et en plusieurs temps de ce professeur, et peut-être qu'au fil des lignes se dressera en creux le portrait d'autres professeurs de philosophie. Je fais ça pour mon bien, parce que parler d'une personne qui prend de la place en nous c'est aussi jouissif que parler de soi, j'ignore pourquoi. Aussi, j'imagine que tous les élèves l'ayant eu ont désiré à un moment ou à un autre lui rendre hommage sinon parler de lui de manière complète et précise, ils ne savent pas comment utiliser leur respect pour lui. Certains ont créé un groupe Facebook, d'autres se sont essayés à une imitation filmée devant lui, quant à moi je décide d'écrire ici. Je commence par n'importe où, par le plus frais, qui finira forcément par me faire revenir sur des évènements antérieurs. Je peux tirer sur n'importe quel bout : "toute la pelote finira par se dérouler". C'est ce qu'il disait du programme de philosophie et c'est ce que je dis de ma modeste entreprise.

Jeudi mon professeur m'a rendu deux bonnes notes. Il y a eu mouvement violent, explosion de quelque chose. J'étais très émue, parcourue d'une sorte de choc solaire, de douce chaleur qui glisse sur le corps et finit de frapper le cerveau, une chaleur intellectuelle. Ce choc est là le temps que la note s'assimile, s'accepte. Une fois acceptée, j'ai fini par avoir les yeux humides d'une joie pure d'écolière. Tout est bon et légitime dans la joie que procure une bonne note : de bout en bout, il s'agit du fruit de notre travail. J'ai eu quelques minutes sinon quelques heures de pur égoïsme, de pure introspection : que signifiaient ces notes pour moi, quelles exigences et responsabilités supposent-elles pour la suite, comment devais-je procéder pour ne pas me décevoir à l'avenir, qu'est-ce que je devenais. Ces notes faisaient suite à mes réflexions et considérations personnelles sur le travail, débutées avec la lecture de Jean-Paul Sartre puis poursuivies avec les cours de philosophie sur le travail et la technique.
J'ai conscience d'un parcours assez prévisible : la jeune fille qui découvre l'existentialisme et qui prend ça très au sérieux, qui le vit de l'intérieur, qui confronte l'idée aux circonstances de sa propre vie et qui à chaque fois se rend compte que c'est la solution, que rien n'est encore perdu, qui éprouve "l'angoisse et le délaissement" et une sorte de vertige face au pouvoir dont elle est potentiellement porteuse. Je me suis penchée sur le travail dans ma vie, sur le manque de travail qui a jalonné la totalité de ma scolarité, je n'y pense pas comme à un gâchis parce que je sais que les choses sont rattrapables et que la plupart des matières qu'on m'enseigne encore sont autonomes comme de petites îles dont les compteurs sont remis à zéro à chaque début d'année. Mais avec la négligence qui caractérisait mon travail des années passées, un savoir s'est forcément perdu.
La question s'est alors posée, pourquoi ne pas se mettre au travail, pourquoi ne pas sauter le pas, pourquoi préférer la paresse à tout. Depuis que je suis élève j'aurai dû comprendre comment s'élabore le piège : projetter de travailler, puis avoir la flemme, puis commencer le dernier jour; c'est une routine qu'on finit par accepter. Parfois je sens que je suis aux frontières de quelque chose, qu'un pas suffirait à ce que je me mette au travail. On sent cette limite, on peut presque la toucher du doigt : cette énergie qui en même temps qu'elle nous garde aimanté au fond du lit trace en pointillé le parcours mental d'une action, d'un travail accompli. Ce qu'il y a avec le travail c'est qu'il s'impose à nous et qu'on ne peut le contourner, le travail se tient devant nous, son corps est gris et anguleux, il ne nous laissera pas passer sans qu'on lui soit passé dessus. "Agir, voilà la vraie intelligence" dit Pessoa.

Mon professeur de philo, appelons-le Monsieur Franck, doit être dans la deuxième partie de sa trentaine, 37 ou 38 ans, peut-être 36. Son corps ne dit pas son âge et Charlette s'est déjà engueulé avec sa grand-mère qui pensait qu'il avait entre 40 et 50 ans alors que Charlette pensait 30-40. C'est donc un sujet sensible sur lequel personne ne se met d'accord et dont on ne saura jamais la réponse. Il n'a pas de cheveux blancs en dehors d'une petite mèche blanche sur le devant et qu'il lui arrive de plaquer en arrière avec un peu de gel je crois, car la mèche tient vraiment bien mais l'utilisation du gel me paraît, de sa part, curieuse, enfin je ne le vois pas acheter du gel au Monoprix : mon imagination rejette l'image. Il porte des costumes d'une belle matière épaisse, il en a un marron et un noir et on aime à penser qu'ils sont fait sur mesure, qu'il en a les moyens et l'envie. Il porte des chemises, il en a beaucoup, des unies et des quadrillées, mais pas de rayées, surtout des blanches mais aussi une bleu et rose pâle : elles me font penser à mes deux chemises rose et bleu pâle Benetton que je ne mets pas souvent. Il arrive qu'il ne porte que la veste avec un jean Levi's foncé,il a aussi une veste bleu marine qu'il n'a mis que récemment. Le jour où il la portait je revenais des toilettes et il était dans le couloir en train de parler à mon ancien professeur d'histoire géo. Je suis restée derrière lui, fixant sa veste et ses cheveux, je me sentais en train de capturer un bout de lui qui lui échappera à jamais : son dos mis en mouvement par la discussion, la forme de son crâne légèrement atténuée par la surépaisseur de ses cheveux, c'est la seule fois où je me suis sentie en situation de supériorité par rapport à lui. Il possède aussi une veste d'hiver en tweed d'un vert caca d'oie et qu'il portait uniquement par dessus un pull à col roulé noir quand il commençait à faire très froid. Il n'a jamais de manteau et ne s'est trahi qu'un seul jour en portant une petite écharpe grise qui avait l'air doux et dont j'essayais tant bien que mal d'en distinguer la marque. Savoir que ses vêtements proviennent d'un lieu précis me rendrait sûrement le personnage moins fascinant.
Je vois, en ce refus de vêtements plus élaborés qu'une simple veste ou un pantalon, le refus d'une sorte de faiblesse vaguement ridicule sinon d'une dépendance au temps qu'il fait comme aux vêtements que l'on porte, qui nous réchauffent et nous protègent. Porter un bonnet, une écharpe et des gants traduit notre conscience poussée du temps qu'il fait, une sorte de faiblesse assumée.
Pour les jours de pluie il a un très grand parapluie noir. Un jour l'alarme du lycée a sonné pour un essai et nous nous sommes tous retrouvés dans la cour et sous la pluie. Monsieur Franck avait ouvert son parapluie et continuait le cours : nous nous rassemblions autour de lui comme de petits enfants autour d'un marchand de glaces, certains arrivaient à se loger sous le parapluie, d'autres à moitié, quant à moi j'en étais complètement rejetée mais j'avais un bonnet. Nous étions tous d'accord pour juger du mignon de la situation.

Il range ses affaires dans une petite besace plate et marron qu'il pose sur le bureau et où il y a de la place pour son Macbook gris. Il en avait un blanc au début de l'année mais paraît-il qu'il l'a fait tombé par terre lors d'un cours donné au ES : le lendemain il en avait un nouveau. Il a aussi un Iphone, c'est toujours assez curieux de réfléchir sur ça, sur ce petit pêché mignon qu'il ne peut réfréner, son attirance esthétique pour les objets Apple comme une sorte de faiblesse. Il possède aussi un vélo pliable qu'il enfourche pour venir au lycée mais je crois que le plus souvent il vient en métro. Chanceuses sont les personnes qui ont pu le voir rouler sur son vélo, qui ont pu le voir plus en mouvement que d'habitude lui qui est connu pour son calme de gestes et de paroles.
Beaucoup de rumeur circule sur lui, énormément, là où il y a mystère sur sa vie il a forcément rumeur, et avec mes amies, que ce soit au restaurant où lors de nos heures de pauses matinales que l'on passe chez Hubert, nous nous livrons trop souvent à un exercice d'imagination, imaginant son appartement, sa vie sentimentale, son opinion sur., ses comportements face à., ça peut aller très loin, en sachant que ce qui nous tracasse le plus reste sa vie sentimentale.

Je me souviens du jour où j'ai su qu'il serait mon professeur de philo. C'était en première et on avait une heure d'initiation à la philosophie par semaine que ma prof de français avait négocié avec Monsieur Franck et qui est aussi très très amie avec lui. J'étais très déçue, de son visage, de sa sévérité, je le trouvais beaucoup trop opaque; je me sentais au début d'un long chemin à parcourir avant qu'il n'arrive à se faire à mon existence, à l'envisager.
Le premier stade est le jour où le professeur vous appelle par votre prénom, cela provoque toujours un léger sursaut d'amour-propre, il conçoit votre existence autonome, il s'y est fait. C'est le produit d'un travail quotidien, comme un bébé qui après avoir vu pendant un certain temps évoluer sa mère devant ses yeux l'identifie enfin comme "maman", la fait exister. Vous existez enfin en cours, la belle et prudente relation prof/élève peut alors commencer. Je me souviens du jour où pour la première fois il m'a appelé "Murielle", il savait qui j'étais et tenait à me le faire savoir. Plus qu'une identification il semblait que mon corps redevenait mon prénom, et mon prénom retrouvait sa souplesse, son utilisation libre, facile et à portée de tous et dont le prof en question venait d'en acquérir l'usage : aucun retour en arrière n'était possible, je devenais Murielle, définitivement. Progressivement il a fini par distinguer toute la classe et j'ignore à quel moment il avait fini de tous nous appeler par nos prénoms : c'était la fin d'un processus. La deuxième étape est le rendu de votre première dissertation soit votre premier échange : il commence à connaître votre écriture, la façon que vous avez d'agencer les mots, d'occuper l'espace d'une copie double, les mots que vous utilisez le plus souvent. Plus ça va plus vous avez le choix de vous impliquez dans le travail rendu, plus le travail rendu se personnalise, créer une sorte de rituel quotidien et intime entre vous et le professeur, de dialogue respectueux entre deux personnes vouées à ne connaître que le travail de l'autre : le travail de réflexion, le travail de correction, rarement autre chose.

Tears for Fears - Sowing the seeds of love

vendredi 6 mars 2009

















"Un adolescent choisit d'écrire pour échapper à une oppression dont il souffre et à une solidarité qui lui fait honte; aux premiers mots qu'il trace, il croit échapper à son milieu et à sa classe, à tous les milieux et à toutes les classes et faire éclater sa situation historique par le seul fait d'en prendre une connaissance réflexive et critique : au-dessus de la mêlée de ces bourgeois et de ces nobles que leurs préjugés enferment dans une époque particulière, il se découvre, dès qu'il prend la plume, comme conscience sans date et sans lieu, bref comme
homme universel. Et la littérature, qui le délivre, est une fonction abstraite et un pouvoir a priori de la nature humaine; elle est le mouvement par lequel, à chaque instant, l'homme se libère de l'histoire: en un mot c'est l'exercice de la liberté."
Qu'est-ce que la littérature ? -
Jean-Paul Sartre

Samedi
Il me restait 2€50 dans mon porte-monnaie, et je me disais "voici donc les vestiges, le bilan de mes vacances". Il y a surtout eu les restaurants et les cafés, les Coca Light à 5€ dont le prix garantissait une table, une chaise et des gens bien assis autour, puis le milk-shake à L'Orée des Champs. Je m'en souviens encore, il n'était pas bien mixé et de la glace au chocolat dormait au fond du verre saupoudrée de quelques copeaux de chocolat. J'avais emprunté la cuillère à café de Cécilia pour l'exhumer tout en prenant bien conscience que je mangeais/buvais le meilleur milk-shake au monde. J'étais contente de m'en rendre compte au moment où je l'avais, vivant, devant moi et non pas après coup. Nous y étions retournées quelques jours après et sachant d'avance que le milk-shake aurait été bien mixé j'avais commandé une fraise melba . Je ne sais pas bien ce que j'avais fait de la journée, de tout ce qui n'avait pas été cette fraise melba, je sais que je me souviens surtout des soirées, parce que je sors plutôt tard et que la journée se passe souvent de la même façon: café au lit, lecture, forum, regard dans le vide, forum jusqu'à recevoir un SMS de Cécilia qui veut faire quelque chose. La deuxième fois à l'Orée des Champs, Marie venait de se faire poser un lapin par Hubert, un mec de la classe dont j'ai déjà parler et qui plaisait à Marie. Quand Marie se fait poser un lapin ou est amoureuse il faut alors la prendre en main, la sortir, la faire rire. Pour le coup, Hubert se souviendra longtemps de cette soirée où il a reçu sur son portable la photo d'une addition (celle de nos desserts) avec écrit en dessous "tu vas payer", ou encore la photo du couteau de la crêpe à Charlette et puis ses appels anonymes, ses SMS blancs. Je pense que le jeu aurait pu durer longtemps si seulement il n'était pas tombé sur ma messagerie.
L'Orée des Champs n'est pas très fréquenté en semaine, des hommes seuls viennent y manger avec eux-mêmes après s'être rappelé que leur frigo était froid et vide. Nous étions près d'eux, à portée de voix, et on riait énormément, de ces fous rires qui nous détendent tellement qu'on en ferait pipi sur place. Ils ne sont pas assez en contact avec la jeunesse pour savoir qu'elle est en vacances et ils ne savent pas quoi penser de ces rires : c'est vrai que c'est irritant mais bon, une fois dans la vie, ça peut aller.
J'étais donc hier, sans le sou, et on retrouve cette histoire des 3€ donc j'avais parlé un peu plus tôt, sauf que cette fois-ci je ne me suis pas risquée à sortir parce que ça m'aurait déprimée, je bossais donc vaguement sur une dissertation facultative. Vers 17h Cécilia me demande ce que je veux faire et j'ai toujours une solution de secours qui ne requiert pas d'argent du tout : les expositions du Centre Pompidou ou le Palais de Tokyo quand il est déjà bien tard.
Cécilia était très enjouée, elle n'avait dormi que trois heures et son manque de sommeil la maintenait dans une forme spéciale d'enthousiasme et d'excitation. Elle-même disait qu'elle faisait n'importe quoi, qu'un mec regardait le plan du métro dans une rame et qu'elle avait passé sa main entre lui et le plan pour rigoler. Elle venait de faire du shopping, de s'acheter une "veste classe", une chemise, un pantalon bleu marine, elle avait mangé une crêpe avec sa soeur et fêtait son anniversaire demain. Elle m'a dit "en fait je m'en fiche de dépenser mon argent en fringues parce que je sais que je vais avoir plein d'argent pour mon anniversaire". Cécilia a quelque chose d'assez fascinant, elle semble fonctionner "au caprice", achète des livres, des CD, des DVD, de la lingerie et des fringues de façon anarchique, sans jamais compter, elle va "faire un tour chez Zara" ou chez Gibert, elle consomme librement, de toutes mes copines c'est celle qui fait le plus ce qu'elle veut.
Il faut que je pense à lui trouver un cadeau, j'aimerais faire plus original qu'un livre mais je peux toujours trouver un livre original, ou un dvd. Cécilia aime recevoir des livres, il faudrait que j'arrive à trouver de l'argent pour son cadeau, pour le restaurant qui se prépare puis pour le cadeau de ma soeur qui aura 21 ans le 31 mars. Je pense lui offrir un vêtement, je suis plutôt douée pour savoir ce qui lui va. A Noël je lui ai offert un joli haut violet, en coton léger et une écharpe rouge en coton à motif tartan que depuis j'ai dû voir sur une dizaine de filles. C'était marrant parce qu'elle m'offrait au même moment une chemise à motif tartan, on se sentait un peu piégées par la mode. La chemise était un peu petite et chez Etam il ne restait plus de taille. J'avais alors pris le même pull que j'avais offert à ma mère mais en une autre couleur, c'était peut-être le 26 décembre et il y avait beaucoup de femmes qui venaient acheter des vêtements alors qu'on imagine toujours les gens un peu fauchés après les fêtes, les femmes persistent avec enthousiasme à s'acheter des vêtements, c'est assez rassurant de savoir que quelque chose de durable et de fidèle puisse exister dans le monde.

Nous sommes allées au Palais de Tokyo, on y entre toujours les mains dans les poches, on visite l'exposition en 30 minutes à peine, c'est rapide, on ne comprend pas grand chose et à chaque fois que j'y vais je ne peux m'empêcher de penser que tout cet espace, immense, pourrait être mieux utilisé. Je lis à Cécilia les légendes à haute voix. Dans les musées, on fait toujours la visite avec les personnes venues au même moment que nous, aujourd'hui c'était avec un groupe composé de deux garçons et d'une fille bien vêtus, robe, talons, trench, gel dans les cheveux, qui devaient passer par le musée avant de vivre une nuit de fête, ce soir ils veulent tout vivre. Il y a une salle rigolote où il faut signer un papier, ne pas être enceinte et éteindre son portable pour y entrer : deux lignées d'énormes plaques de cuivre sont suspendues au plafond, elles se font face et il faut se placer entre les deux pour ressentir un léger trouble électrique et les cheveux qui s'aplatissent sur la tête. J'ai essayé de toucher les cheveux de Cécilia mais je me suis électrocuter. En sortant on s'amusait à imaginer quel genre de maladie pouvait bien provoquer ce truc qui n'était sûrement pas innocent. Puis nous sommes allées dans un café rue du Temple, métro Hôtel de Ville. On sait que les cafés s'y alignent et que cela rassure, que c'est "animé". Je suis retournée dans le café où j'étais allée avec Baptiste il y a un peu plus d'une semaine, où il me parlait de la licence philo et où une fille derrière nous ne pouvait s'empêcher de nous écouter et quand elle est allée aux toilettes Baptiste est allé à sa table pour voir ce qu'elle lisait, c'était un gros livre, c'était Qu'est-ce que le théâtre ?. La question était posée là sur le livre, sobrement, et on sentait tout un monde austère et théorique s'ouvrir et se refermer entre la première et la quatrième de couverture. J'étais un peu déçue parce que je n'aime pas le théâtre.

Le serveur tardait à venir prendre nos commandes et j'avais eu le temps de lorgner sur les salades lointaines des autres clients. Finalement la meilleure pub qu'on puisse faire à un restaurant se sont les autres clients: ils discutent et mangent comme s'ils pouvaient tout à fait faire autre chose, ils semblent contents de manger mais sans plus alors que nous encore en train de nous débattre avec le menu, le ventre vide, à ne pas savoir ce que l'on veut, à penser sucré, à penser salé, à penser léger ou lourd. Nous avons pris des coupes parisiennes, soit trois boules de glaces dans une coupe avec une cuillère. La vraie comme dans les livres de notre enfance avec trois boules superposées en forme de triangle. Fraise, chocolat, vanille, "les couleurs primaires de la glace" comme a dit si justement ma soeur quand je lui ai dit ce que j'avais mangé. Pour certains le café n'est pas le lieu de la soirée mais seulement son annonce, on va au café avant de faire autre chose, pour nous il a presque toujours constitué le noyau de nos soirées. Nous discutions lentement de chose et d'autre, de la rentrée qu'on sentait comme un point fixe dans le temps qui n'en finissait pas de se rapprocher alors qu'on venait tout juste de prendre goût à ça, au temps libre. On en a vu bien d'autres des rentrées mais on ne s'habitue jamais à la sourde tristesse qu'ils nous inspirent. De ces samedis émouvants vécus comme de lents deuils, des feux d'artifices en noir et blanc, à ne pas trop savoir quoi faire pour "en profiter". Le début des vacances m'est toujours insupportable parce que je me sens capable de faire encore une semaine de cours, alors que la fin des vacances me fait l'effet inverse : j'aurai bien voulu une semaine de plus.
Cécilia m'a aussi racontée un truc marrant qu'elle avait remarqué et qu'elle oubliait toujours de me dire : elle m'a dit qu'elle trouvait que je m'habillais comme dans les films de Rohmer. J'ai beaucoup rigolé parce que je me souvenais avoir passé mon cycle Rohmer sérieusement fascinée par les vêtements des personnages. De ce point de vue pas un seul Rohmer ne m'a laissé indifférente, à chaque film je me prenais en pleine tête ce qu'on pourrait appeler une sorte de vérité des vêtements. Les gilets tombants des épaules par dessus les robes portefeuille, les besaces que l'on porte sur une épaule et pas du tout à la diagonale, les pulls boulochés des hommes, les t-shirts au col qui baille, et puis la besace Upla du Rayon vert alors que ce jour-là je portais justement ma besace Upla.
Il y a quelque temps j'avais entamé puis abandonné un article sur l'influence que pouvait avoir les films sur mes propres vêtements. Par exemple ce samedi-là avec Cécilia je portais une parka beige, assez longue et pleine de poches et je sais que je l'ai acheté uniquement à cause de Woman on the beach de Hong Sang Soo. Une des actrices, je m'en souviens encore, paraissait porter sa parka comme un vêtement purement fonctionnel et confortable, et le tout : sa jupe, son polo, sa parka kaki (mais qui sur l'affiche est jaune pour une raison qui m'échappe), ses petites Converse sans lacets, le tout semblait si hétérogène, incohérent, qu'on comprenait bien qu'elle ne faisait que porter des vêtements qu'elle aimait et sans souci d'harmonie. Mais pour le coup l'harmonie était folle. Dans les magasins on a toujours deux trois idées vagues de vêtements qu'on désire et je désirais la parka en coton beige, je l'avais trouvé en coton beige et gravement soldée, c'était précisément la même. Cela fait deux semaines que je l'enfile avec toujours ce même plaisir renouvelé, je crois que c'est l'essentiel et j'espère simplement que ça durera, et que c'est ça qu'il faut chercher dans un vêtement.

Devant le BHV était assis par terre un jeune sans domicile qui fumait avec un chat dans des couvertures posé sur ses genoux, il nous interpelle comme le font souvent les "punks à chien" dans la rue. C'est toujours très embarrassant parce qu'ils ne nous laissent pas vraiment le choix, que c'est comme s'ils demandaient l'heure et qu'on ne pouvait le leur refuser, ils ne te suggèrent même pas de faire un geste, ils te le réclament très ouvertement. Et puis en une demi-seconde il y a un choix à faire : répondre, ignorer ou répondre et donner. C'est toujours dur pour soi-même d'ignorer, d'être infidèle à une certaine image de soi, d'être son propre étranger en ne donnant pas : on se voit de l'extérieur, on voit ce visage couvert de honte et de peur non pas du sans domicile mais de celle d'être jugé. Et puis il y a toujours ce moment où l'on se dit "ça m'arrive de donner, je donne souvent, seulement il ne le sait pas". Oui, seulement le sans domicile présent ne sait pas qu'on a donné au sans domicile qui lui précédait, il faut alors, idéalement, toujours donner. J'étais à deux pas de l'ignorer et il commençait déjà à parler de nous, de moi à la troisième personne "et allez, elle fait comme si elle avait pas entendu". Il avait eu l'idée ingénieuse de ne demander que 10 centimes là où la plupart du temps les gens réclament 1€. 10 centimes c'est convenable, on se dit "tiens je peux faire une bonne action pour 10 centimes", c'est plus raisonnable qu'un euro. Je m'étais subitement arrêté pour une raison qui m'échappait un peu, je fouinais dans mon portefeuille. Je n'avais que 20 centimes, je les ai posés devant lui, un peu honteuse, m'excusant de n'avoir que ça, "tu rigoles, tu t'es déjà arrêté". J'ai soulevé mon regard jusqu'à son visage, mince, il était beau comme un dieu.