mardi 19 avril 2011

Se trouver laide c'est pouvoir, au détour d'un bon jour, d'un miroir, se surprendre à être belle, se dire idiote c'est pouvoir se découvrir intelligente. Alors que se dire intelligente c'est pouvoir se découvrir idiote, etc. Petite ruse de la haine de soi et qui marche à tous les coups - l'impression de l'avoir expérimenté toute ma vie et de n'y mettre les mots que maintenant.

Un ami est quelqu'un avec qui parler devient réel face à face non fuyant : la parole libre se distribue naturellement de sorte à produire un échange rythmé, l'échange du dialogue de cinéma ou phrase après phrase nous nous répondons, pas de parole perdue. Ce que je dis correspond à une parole ambiguë, à la fois réaction conditionnée à ce à quoi elle répond tout en étant pure spontanéité de ce que je tenais à te dire et qui sort "comme ça" tout en venant à-propos.

Comment une femme en vient à se focaliser sur ces cils ou à se french-manucurer les ongles de pied? La féminité est à son degré le plus élevé obsession du microscopique, la partie prise et soigner (jambe, bras, ongle, main, cou, cils, bouche, pied, ventre, sein) prise comme un tout autonome, une anatomie à part entière, fétichisme, narcissisme fragmenté, compartimenté et exacerbé : non pas culte du corps mais culte de chacune de ses parties comme si elles étaient en elles-mêmes un corps, un cosmos, je pense aux pubs l'Oréal où la lèvre bave du sirop de grenadine pendant que les cils ont une érection, ce qu'on appelle aussi "volume extrême" ou je ne sais quoi, ça veut dire : mes cils ont une existence à part entière, mon regard de braise se détache de mon corps, il en est son milieu.
Si je prête une égale attention monomaniaque aux parties l'ensemble brillera comme une image : je ne néglige rien, j'annonce aux autres que "je suis passée par là", mettre un bracelet de cheville, (comble du vulgaire, Billy Wilder l'a dit dans deux films) c'est dire "j'ai bien vu ma cheville, je l'ai marquée de mon passage", il y a une façon d'exister qui consiste à nier que l'on a une cheville, à vivre comme un peu à coté de son corps, à n'avoir d'autre rapport avec lui qu'un long soupir, un long "oh vous savez...", le donner à voir à contre-coeur et jamais volontiers.

mardi 12 avril 2011

Jeune et innocente

"L'air qu'on respire a comme un goût mental.
Les hommes
ressemblent aux idées qui longent un esprit.
D'eux à moi, rien ne cesse d'être intérieur;
Rien ne m'est étranger de leur joue à ma joue,
Et l'espace nous lie en pensant avec nous.

J'ai beau vouloir, je suis minuscule. Jamais
Je ne pourrai grandir mon unité vivante
Jusqu'à ce que l'énorme dehors entre en elle."
La Vie Unanime - Jules Romains

Je n'arriverai certainement jamais à demander du feu à quelqu'un dans la rue. Je passe devant les terrasses de café et d'un oeil, derrière mes lunettes bien noires, j'observe les briquets posés négligemment sur les tables, si proches et pourtant si loin; fou à quel point le monde se peuple tout à coup de ce que l'on cherche, je finis par voir des briquets partout, le gens ne sont pas des steaks, ils ont des têtes d'allumette. Ce qui m'éloigne de ce briquet ce sont ces mots de politesse simple que je n'arrive pas à articuler, cette façon de se couler, de se glisser auprès de la table et de couper la conversation, de forcément couper la conversation. Impossible de ne pas nuire, impossible de ne pas déranger, même si l'autre m'accueille et me prête son feu volontiers, je sais ce qu'il pense, je sais ce qu'il ressent, il pense que je suis indifférente à sa vie, que je suis obsédée par son briquet, que je ne pense qu'à moi. Et je suis censée assumer le fait que je ne m'adresse à lui que pour son feu, que pendant quelques secondes il n'a été pour moi que "L'homme qui ne m'intéresse pas mais qui a un briquet", mais comment assumer ça? C'est trop moche, cela demande une confiance en soi surhumaine, une insolence inhumaine. Il faudrait se lancer sans réfléchir, mais penser à ne pas réfléchir c'est déjà réfléchir et j'ai peur de balbutier, que la phrase préfabriquée ne sorte comme il faut, ou avec une voix bizarre, parfois les mots restent dans la gorge; on complexifie infiniment la chose à force de penser à sa simplicité. Je préfère encore aller m'acheter des allumettes à vingt centimes, mais c'est comme si c'était pire: j'ai l'impression de ne rien acheter, je tends vingt centimes au caissier, il n'y a pas plus offensant, j'ai l'impression qu'il est capable de ne pas me les donner et de prétexter qu'on entre pas ici pour n'acheter que pour vingt centimes, il aurait préféré me les donner, mais on lui a dit que ça coûtait vingt centimes, je dois certainement être sa plus mauvaise cliente de la journée. Il a suffit d'une cigarette pour m'entourer d'une atmosphère malveillante, j'ai l'impression d'avoir déranger toute la rue en pensée, mais ma cigarette est allumée et je la tète comme pour me consoler de la timidité que je mets à vivre, ma faiblesse sans limites dès lors que je suis seule dans la ville.

Rencontrer et discuter avec plus âgé que soi c'est devoir à chaque instant s'excuser d'être ce jeune et étrange animal et d'avoir à réfléchir conformément à son âge, c'est-à-dire s'excuser de croire encore à quelque chose, s'excuser de ne pas être encore tout à fait cynique, se moquer de soi-même comme d'une personne absente, réduire la distance entre lui et moi à une question de temps. Je ne me doute de tout ce qu'il a pu vivre, il ne se doute de tout ce que je peux vivre par la seule pensée : en deux secondes je suis capable de traverser la vie de façon crédible et rigoureuse, mais personne ne me croit alors je sirote mon coca et me cantonne à mon rôle.
Au final je lui ai dit que je comprenais bien toute la charge de négativité et de lassitude qui était en lui, que je n'étais moi-même potentiellement que ça, mais que je ne pouvais pas me le permettre, que j'essayais parfois de correspondre à la fiction enthousiaste qui correspond à mon âge. Il y a des chagrins qu'on ne peut pas encore se permettre à mon âge.

vendredi 1 avril 2011


"pourtant j'éprouve une satisfaction à gesticuler dans tout mon microcosme de façon aussi macroscopique que possible." La Reprise - Kierkegaard

"Monotoniser la vie, pour qu'elle ne soit jamais monotone. Rendre anodin le quotidien pour que la plus petite chose nous devienne une distraction."
"Chaque visage, même celui d'une personne rencontrée la veille, est différent d'aujourd'hui, puisqu'aujourd'hui n'est pas hier. Chaque jour est le jour présent, et il n'y en a jamais eu de semblable au monde. C'est dans notre âme seule qu'il y a identité - identité que l'âme éprouve, quoique de façon trompeuse, avec elle-même, et par laquelle tout se ressemble et tout se simplifie. Le monde est choses séparées et arêtes diverses; mais, si nous sommes myopes, c'est un brouillard insuffisant et continu."
Le Livre de l'intranquillité - Pessoa

Réinvestir la vie, sa joyeuseté fondamentale, creuser vers le haut, recueillir de la vérité dans le plus anecdotique, prendre un bain d'humanité dans la sensation la plus fugitive et la plus lumineuse, la plus sienne. Eprouver cette sorte de contentement qui n'engage pas seulement le désir satisfait, le bien-être, mais qui met aussi en branle, un contentement en mouvement de la sensation qui s'éprouve à la fois remplie, contentée, et débordée.
Se rendre compte que l'on se souvient trop précisément de ce qui a priori aurait dû passer sans laisser de trace, se souvenir d'un sandwich toasté dont le beurre tartiné sous les ingrédients faisait la différence et justifiait le prix, et le café derrière le jardin du Luxembourg, N. allant chercher des allumettes et revenant avec des sucettes qui ont elles aussi fait toute la différence. J'ai pu choisir mon goût (autrement dit, deviner ce que N. préférait entre les deux pour la lui laisser) et j'ai aimé cet itinéraire d'après-midi ponctué de choix sécurisés, celui que l'on fait entre un sandwich toasté ou non toasté, une sucette cerise ou fraise, un crumble aux myrtilles ou un éclair au chocolat, un café ou un coca light. Nous allumons nos cigarettes avec des allumettes, nous tournons les pages d'un vieux livre de poche relié, je lis un passage à voix haute dans la rue apaisée, les gestes se font précis, les doigts salivent d'avoir tant à faire, tant à toucher, le monde des sensations est un monde agile comme les doigts. Il y a des enfants bien habillés qui passent près de nos pieds, et des mamans joyeuses qui marchent derrière eux, nous stationnons en silence, les doigts traçant des formes avec le sucre sur le guéridon, stupéfiés par ce fragment de temps et d'espace qui semble les contenir et les invoquer tous et qui chaque jour semble se répéter mais d'une répétition fragile comme un tremblement, cela aurait pu s'organiser tout à fait autrement et j'aurais pu ne pas être émue, alors mon émotion se double de gratitude pour le hasard. C'est cette fragilité de l'instant et ce je ne sais quoi qui lui confère une évidente éternité, une force immuable, qui nous fait déborder d'émotions sobres. Ces enfants qui passent, il ne tient à rien pour que demain ils empruntent un autre chemin ou rentrent plus tôt de telle sorte qu'on les raterait, et les places sur cette terrasse de café seront peut-être toutes prises, nous empêchant d'assister convenablement au spectacle, il pourrait pleuvoir. Je pourrais aussi ne pas être aussi disponible à la sensation; au fond c'est plutôt ça la vérité : tout vient de moi, peu importe comment les choses arrivent, peu importe leur désordre, c'est moi qui dois être prête.
Ca semble se répéter mais ça ne se répète pas, alors on a raison d'aimer ce moment et cet agencement précis, on a raison d'en être déjà nostalgique parce qu'il ne reviendra jamais. Un obsessionnel du détail ne verrait que changement et assisterait chaque jour au spectacle d'un monde différent. Il y a quelque chose qui a changé, la nouveauté s'est perdue, les acteurs (mamans, enfants, passants, garçon de café) y mettent moins d'entrain, deviennent plus conscients de leur jeu et perdent de cette naïveté qui les rendent si désirables. Nous les désirons parce que nous voulons vivre à leurs côtés ou alors vivre à leur place, on ne sait plus très bien. Savoir ce que ça fait d'être une maman qui marche jusque chez elle, savoir ce que ça fait d'avoir toujours à portée de pensée une liste longue de choses acquises: un mari, un foyer, une situation, est-ce que c'est ça qui la rend comme ça? Elle rigole parce qu'elle peut rigoler, parce que posséder c'est pouvoir être assez léger pour rigoler? Ou alors devenir ce petit garçon, cette bulle de conscience qui porte sa vie dans son sac de goûter, raconter n'importe quoi, ne rien savoir mais être aimé, porter des vêtements colorés et tout petits, une jambe grande comme un avant-bras, et manger, apprendre des choses (non pas travailler mais seulement apprendre), ne pas encore se préoccuper pour l'avenir mais incarner un balbutiement de possibles, se situer même avant toute possibilité, avant tout choix, être pris dans l'enfance la plus totale.
On ne peut rien vivre de plus intense qu'une situation paisible, une situation arracher au quotidien, elle laisse toute la place aux affects pour se déployer, elle n'est pas intimidante, paralysante comme un chef-d'oeuvre, nous n'hésitons pas à l'investir parce qu'elle est justement intouchée, personne n'en veut de ce moment, alors nous le récupérons. L'esprit mange tout, la réalité lui semble malléable, il la sature, la pétrie d'affects, la gonfle de sa sensibilité; il y voit ce que personne n'y trouve parce que personne ne sait ce qu'on peut y chercher. Un adulte du point de vue des sensations est quelqu'un qui sait se rendre autonome en reprenant à son compte une situation banale, s'irritant d'elle un jour, pleurant pour elle un autre jour, ressentant de l'indifférence un troisième jour, un vertige existentiel un quatrième jour, de la tendresse au cinquième jour, écrivant sur elle le sixième jour, et le septième, ne pensant pas en avoir fini avec elle mais la mettant de côté pour plus tard.