mardi 2 avril 2013

Encore




« L’homme jouit jusqu’à un certain point. Le point où il peut encore désirer. » Lacan

Séance du Cri d’Antonioni, début de séance perturbée par le visage en ¾ de l’homme devant moi, ses cheveux plaqués en arrière, la tige légèrement brillante de sa monture de lunettes, ses pattes bien taillés et le tracé de sa joue, le tout bercé dans la lumière lunaire de l’écran, il semblait subir et s'écraser de tout côté, assailli par mon regard de derrière, happé par la luminosité de l'écran.

Pendant son cours auquel il m'a invitée je me suis par hasard placée près des interrupteurs de la salle, ce qui fait qu’à chaque nouvel extrait de film qu’il diffusait à ses étudiants je me sentais obligée d’éteindre la lumière pour lui. A un moment, sans s’en rendre compte, il dit « c’est toujours le meurtrier qui éteint la lumière, qui fait sa propre mise en scène du crime ».

*

« L’amour l’après midi », il y a dans ce titre un univers entier, un univers qui fait glisser l’illicite, la fait remonter de la nuit à l’après midi, lieu où rien, apparemment ne peut se passer, quand tout le monde est affairé. Soleil mou de l’après-midi où les pas résonnent plus nettement que d’habitude sur les trottoirs, où les métros connaissent leurs heures de faible affluence. Deuxième nuit du monde, les ventres digèrent et les esprits se déchaussent et s’étirent. Comment détester qui que ce soit et comment croire que quelque chose peut encore arriver, que quelque chose est tragique,  l’après-midi l’humanité fait son petit tour de surplace en attendant la nuit.

A son contact  je ressens l'étrange et plaisant sentiment d'être bercée dans une atmosphère livresque, dans un monde où les jeunes filles et les hommes plus vieux ont droit de cité, ont du temps pour eux et leurs intrigues. L'impression donc d'être sa potentielle Lolita, et qu'il est sans le savoir mon petit Lolito. Nous sommes deux monstres cinéfétichistes et voici notre rencontre au sommet, comme deux rivaux qui se rencontrent enfin et dégainent les mêmes armes, c'est-à-dire un certain type de mutisme sexuel et ce regard qui tire les choses à lui  - se souvenir d'un de ses premiers regards posés sur moi, particulièrement perçant et empli de sympathie concupiscente.

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Revu les Coquillettes avec Juliette, je m’attendais à tout sauf à trouver le film triste et reste étonnée non pas tant de l’accueil favorable du film que du fait que tout le monde y voit une comédie alors que c’est un film qui se vomit et se ravale lui-même sans cesse, un film scatophile au sens où tout est filmé à partir du pôle ingestion-excrétion : la parole, la nourriture, l’alcool, les hommes. L’hystérie féminine : le fait de ne pas avoir de centre auquel se raccrocher chez ces filles, le fait qu’elles non
plus soient toujours sur le mode de la dispersion totale : personne ne se répond, personne ne se parle vraiment, par là même personne ne s’écoute (l’importance des portables dans le film), tout le monde est ainsi prostré, courbé sur le berceau exigeant de sa propre jouissance. Tristesse de n’être plus qu’un trou, spleen post-coït et pré-coït, spleen tout cours, spleen de ne plus jouir par aucun orifice, de ne plus rien combler (envie de sexe = envie de bouffer = envie de parler) , apaiser, assouvir. Leur vie sexuelle apparemment normale est en fait le comble du pathologique : tout n’est envisagé que par le prisme du plus-de-jouir. Ces filles n’ont plus de centre, plus de tabou
plus d’arrière-pensée non plus  : la porte des toilettes ouverte communique ainsi avec le salon comme si ces espaces étaient les mêmes, le privé donne sur le public et inversement, c'est d'ailleurs le rapport que Letourneur semble ici entretenir entre sa vie (les toilettes) et le cinéma (le salon). C’est un perpétuel reflux de l’arrière vers l’avant, du privé vers la lumière (le doigt dans le cul, l’envie de faire caca), comme des toilettes détraquées qui se videraient sur le parquet et dans lequel il serait bon de patauger un peu. Mais pour quoi au juste ? Une forme de catharsis qui ne prend pas, on ne fait pas de catharsis avec de la conscience de soi marrante. Il y a dans le film un faux décalage entre le point de vue et ce qui est raconté, les deux coïncident totalement.

Dans quelle mesure Letourneur se rend compte de ce qu’elle fait ? J’ai l’impression qu’elle ne prend pas toute la mesure de son auto-dérision sinon elle aurait clairement annoncé que le film est un mélodrame, un film aussi sur la haine de soi. Les Coquillettes montre le décollement à présent achevé de la jouissance par rapport au désir, une préférence pour le rapport à soi et à ses trous plutôt que pour un corps venu d’ailleurs (comme le titre du film : the thing from another world). Comment pulvériser l'altérité ? En le recouvrant de bave, en lui pissant dessus pour l'intégrer à son territoire, c'est tout ce qu'elle essaye de faire par son travail sur la parole : l'expérience hachée menu, travaillée au corps par chaque fille. Et le film est en cela beaucoup plus intéressant qu’il n’y paraît, une sorte d'injonction pathétique, un "encore" dépressif.

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C'est toujours dans les parenthèses que se disent les meilleures choses.

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Toujours stupéfaite de ce qu'on supporte au cinéma et qu'on ne saurait pas supporter dans la vie. Je pense à ce garçon venu m'aborder sur la coursive de la BPI, très gentil, plutôt mignon, pas inquiétant, mais parce qu'il est venu m'aborder un voile de suspicion est jeté sur lui, quelque chose comme : je suis trop bien pour qu'il me parle, pour qui se prend-il ?, ou alors plutôt le contraire : parce qu'il me parle à moi il ne doit pas être très intéressant. L'autre devient complètement assimilé à soi-même, il est ce qu'il désire, et de fait, on en a fait le tour.

Il y a des choses à dire sur notre incapacité à supporter l'image de ce qui coïncide, à le supporter très longtemps disons. Nous sommes programmés pour le décalage, nous jouissons de tout ce qui dissone, de la disharmonie, du retard, de l'écart et de la rupture - ce sont mille écorchures qui nous séparent des autres, mille plaies béantes et désirées, un désaccord tacite.

Il y a une autre idée qui me travaille et qui rejoint assez celle-ci : celle que les choses, les événements et les visages, les paroles et tout ce qui est important n'a au fond pas de milieu, sur aucun endroit nous pouvons effectuer une coupe qui résumerait le mouvement de ces événements - tout n'est que chutes de tissus et brouillons de roman. Un peu comme lorsqu'on recevait les enveloppes de développement photo, il y en avait toujours quelques unes de ratées autour de la meilleure photo, peut-être que cette meilleure photo n'a jamais existé et que toutes les choses s'avortent avant même de culminer et se soudent entre elles à partir de cet avortement. Collées à partir de leur interruption, comme des bouts de phrases sans début ni fin.

A aucun moment nous nous approchons du coeur résumable des choses, mais elles glissent sur nous, atones et liquides, sans cadre, un peu comme cette scène de Blanche-Neige où Simplet essaye d'attraper le savon : il est bien là, bien consistant mais il ne cesse de glisser de ses mains jusqu'à ce qu'il l'avale et rote des bulles comme un imbécile.
En ce sens le cinéma nous apporte beaucoup, nourrit un désir de voir ce qu'on vit sans voir (le baiser par exemple), compense notre absence de coeur résumable par un fétichisme systématique : le bar tabac aura son plan qui le résumera tout entier, tout finira par être résumé, l'image a ce pouvoir là, offrir au regard la synthèse impossible dans la réalité, parce que les choses se meuvent imparfaitement ou parce que nous ne regardons pas. Il suffit de se rappeler que regarder un baiser (bien fait) est souvent plus agréable qu'embrasser, le baiser a quelque chose d'aveugle, il a trop le nez dans le guidon pour être intéressant, la distance fétichiste, la pulsion scopique manquent.
Il faudrait que la bouche puisse aussi embrasser son gros plan.

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J'en veux parfois à la beauté d'être facile - c'est peut-être à partir de ce point que le "comment" d'une oeuvre intéresse davantage.

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Ce garçon qui vient me draguer, j'ai du mal à le supporter en face de moi mais dès lors que je me décide à nous voir dans un plan général avec les allers et venues des autres étudiants sur la coursive la scène me paraît vivable et séduisante, nous ne sommes pas jetées au milieu du hasard mais entourées d'innombrables séquences qui nous protègent de la béance du réel qui n'a prévu aucune scène et nous laisse improviser. Le cinéma comme "spectacle dont est privée la liberté" (Jean-Louis Schefer), spectacle sans liberté et par là même rassurant et infiniment plus joyeux.
A la destinée virile d'un film, à sa crinière blonde répond quelque chose d'infiniment plus touchant dans le réel, une laideur et une faiblesse, le réel est en fait profondément démuni des moyens de sa beauté, il n'a "rien pour lui" et c'est peut-être par cette impossibilité à travailler à sa beauté qu'il touche, par une forme de spontanéité pragmatique, de lourdeur de toutes choses. Rien ne peut être déplacé, agencé, harmonisé, il semblerait qu'il faille passer par toutes sortes de procédure pour changer la moindre chose, ajouter le moindre détail qui ferait la différence (remettre une mèche derrière l'oreille d'une fille, quelque chose d'aussi léger que ça). Je suis frappée et fascinée par le fait qu'on vive le plus souvent dans le béton de la disgrâce, quelque chose qui ressemblerait à cette lumière d'hiver blafarde qui nous dit bien que personne n'a de regard pour nous : la lumière dans les films c'est ce qui atteste d'un regard qui harmonise chaque scène et la rattache aux autres, lui donne un sens - c'est l'injection d'un sens, d'une bienveillance. Dans la réalité il a trop de lumière comme par défaut de lumière (une lumière pensée, choisie pour nous éclairer). Mais c'est de ce ciel vide que se dégage la gravité existentielle, le coeur morbide et beau de toutes choses - la nausée, c'est bien cette absence de chef-opérateur.

Hésitante, je me suis finalement laissée approcher par ce garçon, je me disais que quelque part ce serait indigne et incohérent par rapport à mes belles idées sur le cinéma (supporter une pure rencontre dans un film mais pas dans sa propre vie), et il y a trop de tristesse à se révéler incohérent. Je persiste aussi à vouloir croire qu'il y a un ange derrière tout hasard et toute rencontre, que les choses et les êtres se déposent avec indifférence devant nous et nous choisissent aussi. Sans le connaître du tout et en l'ayant eu assez longuement au téléphone (où nous nous sommes racontés des détails très prosaïques de nos vies avec un très grand naturel presque déchirant tant il semble renvoyer à un cri du corps, à sa propre force d'attraction ou de détresse qui se cherche des complices dans le monde) j'ai seulement l'impression de le voir comme la promesse de quelque chose qu'on ne m'a jamais promis, l'inattendu pur, non comparable à une attente, à une idée préconçue.

Je ressens aussi mon manque cruelle d'innocence, comme si à chaque fois il s'agissait de sonder les gens pour mesurer l'ampleur de la jouissance qu'on pourra concrètement leur arracher, "qu'est-ce que je lui veux ?". J'aimerais, avec ce petit inconnu, essayer à son insu de me réparer un peu, de prendre la mesure de ma monstruosité. Il est pour le moment comme une forme indéterminée et mouvante qui se déplace dans l'air, ne se décidant pas à choisir sa forme définitive, ce mouvement c'est mes yeux scrutateurs qui le lui donne : à chaque nouvelle information elle se détermine de plus en plus, et ce qui est fou c'est que parfois même si les choses et les personnes nous échappent complètement nous leur avons quand même préparé leur petit casier. Il a vingt-six ans et j'avoue avoir été pénétré d'un vertige en pensant qu'il vivait au-delà de ses quelques manifestations sur mon portable, qu'il déjeunait et vivait sa vie, se débrouillait seul et se débattait comme nous avec la ville et ses humeurs, que son corps était fragile mais qu'il était plus fort que moi. S
eul dans son studio parisien pensant à moi comme à une fille à qui on donne rendez-vous, j'étais enfermée dans ma salle de bains comme une adolescente, pensant à lui comme à un garçon qui me donne rendez-vous et comme à un excellent sujet pour écrire, je lui raconte ce que je fais de mes journées, ayant presque la nausée à l'idée de me raconter, m'agaçant moi-même, pendant que lui ignorait à quel point je pouvais être agaçante, à quel point tout ne brille qu'en qualité de nouveauté - comment a-t-il pu me trouver si neuve alors que je suis si vieille à moi-même.
Devant moi il y a les miroirs de la salle de bain où je me regarde en train de parler au téléphone, quelle que soit l'expression ou la grimace je vois ce même visage tenter de s'échapper à lui-même, ces paroles dégainées sur un ton de de neutralité descriptive "je fais ci et je fais ça, j'aimerais bien faire ça", avec l'idée qu'un jour il comprendra mieux qui je suis et les présupposés à ce que je suis. Quand j'ai osé lui demander pourquoi il m'avait abordé à la BPI (je voulais surtout savoir s'il faisait souvent ça), le coquin a répondu "je te le dirai jeudi".


*photo : Faces_John Cassavetes

mardi 29 janvier 2013

Journal - 19 au 29 janvier




19 janvier 2013, Genève

Fatigue et ennui, cela faisait longtemps que je ne m'étais pas dit "là je m'ennuie, là je veux être autre part", entourée de gens intéressants, les possibilités sont là et pourtant ça ne peut pas parler, comme si toutes les discussions potentielles étaient éparpillées devant moi et qu'aucune ne méritait que je m'y engage, c'est peut-être la faute de mes collègues, pas très engageant dans la conversation, qui ne la pousse pas assez loin pour dépasser ce moment purement rhétorique où l'on parle de soi pour mieux parler d'autre chose. Pas non plus envie de visiter la ville, j'ai compris que le tourisme n'a pas de sens, "visiter "est trop abstrait, il faudrait pouvoir partir à la recherche de quelque chose, partir à la recherche de la ville pour que cela devienne intéressant. Mais Genève souffre de trop de régularité, à la façon d'un village Disneyland, Main Street USA, l'architecture donne l'impression de bégayer et en même temps cette absence de pittoresque a quelque chose de très sympathique, les autres disent qu'il n'y a que des banques. Je suis seule dans une chambre d'hôtel, tout a l'air d'être possible et pourtant je reste là, fatiguée, avec la télé en sourdine, c'est ce problème d'avoir en face de soi trop de choix possible, ce n'est pas assez déterminé pour que cela devienne intéressant. Je ne sais pas quoi penser de mes collègues, R. est adorable mais finit par m'irriter à force de bienveillance envers les films, j'ai envie de le secouer, sa défense de certains films (de Coppola à Honoré) consiste à par exemple dire que dans leur genre c'est bien, qu'il y a toujours quelque chose à sauver, à garder, on picore. Son erreur et de fragmenter son tableau d'appréciation, d'avoir plusieurs critères alors que la seule question qui vaille est : est-ce que ce film est bon ? Et de considérer qu'il n'y a pas de temps à perdre avec un film moyen, un film qui est comme une "petite friandise" qui se laisse regarder, toujours juger le cinéma depuis l'urgence, depuis une expectative nerveuse, impatiente, "bon alors, où sont les films ?" et non pas "ceci mérite d'exister". Voilà ce qui m'énerve, et m'exaspère même, cela fait que toutes nos discussions en arrivent à un point où nous ne parlons pas de la même chose, c'est l'impasse du chacun ses goûts, R. n'a pas ce devenir tyran qui consiste à juger les films en fonction des catégories du bien et du mal, du vrai et du faux. Je ne pense pas être excessive en disant ça, G. par exemple est aussi comme ça, il voit le mal ou le bien dans les films, les juge comme des actes moraux qui engagent un individu, le réalisateur en l'occurrence, le critique aussi. Il faut être un animal blessé pour faire de la critique, et cela s'étend même à tout, il y a ce qui diminue ma puissance, il y a ce qui m'écorche, il y  ce qui me guérit, panse mes plaies, il n'y a pas d'objets gentils, tout est redoutable.

Vu deux films depuis mon arrivée, je commence à comprendre à quoi ressemble un film typique des festivals : un film identifiable depuis son synopsis et qui se situe au niveau d'une zone neutre, insipide, film qui fait la jonction entre un film atroce et une "bonne surprise", film parfait pour une sieste. Il ne me faut même pas voir des films pour être saoulée, le seul fait de savoir que je vais en voir beaucoup me fatigue d'avance, devant le premier film je suis comme devant le dernier de la série, déjà saturée de tous les films à venir, de la bienveillance que je leur accorde à tous, bienveillance tournée non pas tant vers les films que vers soi-même : allez, ça va être bien, tu n'es pas là pour rien. Jusqu'au moment où je me permets de faire la sieste.

Quant à E., notre intrigue sexuelle a plusieurs fois été compromise, il tangue de l'indifférence au plus vif intérêt, mais ce vif intérêt à tout d'intéressé, il ne dure qu'un moment en tant qu'il fait partie d'une stratégie et ne définit pas la totalité de notre relation comme cela devrait l'être. Stratégique donc, mais non pas à mon égard mais à l'égard d'une fille en tant que partie d'un tout, de toutes les filles, j'ai l'impression d'être pour un moment la Fille, celle qu'on drague, celle avec qui on couche, mais jamais moi-même. Il faudrait prendre ce genre de critères au sérieux : l'image que nous renvoie l'autre n'est pas de l'ordre du délire, elle vient bien de quelque part, elle vient entièrement de cet autre, il la fabrique pour nous et nous la présente comme pure construction de notre esprit. E. me regarde et me parle, et par là même me façonne, et par là même je me façonne par lui en tant que jeune fille qui pose des questions. La question est de savoir si l'attention (la tension) sexuelle qui caractérise nos rapports doit être menée jusque dans ses conséquences. Il me plaît et me dégoûte en même temps, il est fin et grotesque, parfois de plus, parfois de trop, son visage est calé entre la grâce et la disgrâce, pommette et front gonflés, joliment bombés ou proéminents ? Le regard vif et les yeux bridés, une façon de me regarder qu'il a eu ce matin quand j'ai ouvert la porte : les pupilles sont très mobiles comme s'il mettait un certain temps avant de faire sa mise au point, un regard d'emblée érotique, d'emblée "je te veux", il écarquille un peu les yeux (c'est beau de voir un regard bridé qui essaye de s'écarquiller, de se faire tout rond).





20 janvier 2013
Très fatiguée, je prends quand même le temps d'écrire pour ne pas finir cette journée tout à fait frustrée (l'écriture console de tout, console même quand il n'y a pas besoin de l'être). Encore un peu d'ennui aujourd'hui, mais nos dîners et nos déjeuners sont animés, donne l'impression d'embrayer sur des promesses de films, de journées et de soirées. Les films sont toujours aussi nuls, cela prend de plus en plus la tournure d'une punition : pas envie d'y aller, pas envie de regarder, et puis la sieste au bout de 20 minutes, je tombe dans un sommeil profond et chargé de rêves très malléables, très manipulables puisque mes oreilles appartiennent encore au film cela fait que je suis dans un état de semi-conscience, que mes rêves ont aussi une dimension de pensée volontaire, fantasme conscient et fantaisie inconsciente se mélangent, cela donne des rêves-caprices, commandés de toutes parts, où j'ai vu ce que je voulais voir, et c'est très agréable. 

L'impression quand même d'être un peu tête à claques pour tout le monde en tant que juré : les parisiens qui débarquent, se font inviter partout et arrivent en retard aux films. Je m'excuse à chaque pas, à chaque entrée dans les salles de projection, on mobilise des gens juste pour nous projeter des films, les cafés et les plats très chers sont gratuits.

Toujours rien du côté d'E., j'ai du mal à comprendre qu'il soit passé de l'empressement des premiers temps à cette indifférence sexuelle, par là même et en dehors de toutes considérations de mon désir pour lui je trouve ça incroyablement frustrant et j'y pense beaucoup. Là encore je me dis qu'il faudrait, comme souvent, faire la chose pour mieux en finir : consommer le vague rapport chaperon rouge - loup et puis passer à autre chose. Mais c'est le deuxième moment de la dialectique, le moment où la jeune fille aussi prude qu'allumeuse atteint les limites de son art avec l'orgueil du séducteur qui ne veut pas non plus lutter trop longtemps et feint l'indifférence, mais E. la feint-il réellement ? Je suis là, à trois marches d'escalier de sa chambre, notre pensée a depuis longtemps percer les murs et les portes qui nous séparent, les parents sont loin, la vie quotidienne aussi, il y a là tout ce qu'il faut pour une grande intrigue lubitschienne (qui a d'ailleurs déjà commencé - je toque à ta porte, tu toques à la mienne) mais rien.

Et en même temps au bout de la jouissance il y a la préoccupation de la deuxième. Y. avait tort lorsqu'il me disait qu'il suffisait aux filles de s'imaginer coucher avec un mec pour avoir l'impression que ça a lieu. On peut penser la chose dans ses moindres détails, elle n'est qu'un scénario savamment écrit que l'on rêve de réaliser tout bientôt, le plus vite possible. A plus de précision du scénario correspond la puissance de ce désir. Je ne sais pas dans quelle mesure la chose est consommée même en pensée, il y a de ça mais ça ne résout pas tout.

Longuement pensé à une question qui ne va pas de soi : pourquoi le sexe c'est sale, pourquoi la sexualité peut choquer, pourquoi c'est si intéressant ? Je veux dire : la véritable raison, la raison première qui fait que nous nous agitons tous, que nous jouissons à la découverte de l'intrigue amoureuse entre X et Y. Un jour je trouverai la réponse, qui sera sûrement de type anthropologique. Un jour j'arrêterai de penser à tout ça : à plaire, à trouver quelqu'un avec qui avoir une relation sexuelle. Ce sont des buts qui sont sans fin, ouverts sur l'infini de leur réitération perpétuelle - seule une vie sexuelle chaotique peut apaiser la grandeur de nos besoins.
Je suis exténuée par ces problèmes, désespérée par eux, d'un désespoir mat, je n'y vois pas l'issue, parfois j'entrevois l'idée que tout n'est jamais tenu que par ça : parler, vouloir, c'est redistribuer sans cesse la libido, j'y ai toujours cru, j'ai toujours défendu cette idée, mais il y a des jours où écouter couler sa libido le long de tout ses actes est très fatigant.
Fatiguée, irritée, pas contente par ce qui m'arrive et par ce qui arrive bientôt, énervée par tout. Dormir comme s'il s'agissait de prier pour oublier.

Entendu lors d'un film par ailleurs médiocre :

Quelqu'un qui disparaît, tu dois partir à sa recherche pour le retrouver
Quelqu'un qui part ne peut que revenir par lui-même.



21 janvier 2013


Grande journée, pleine de tristesse et de déboires, pas le temps de digérer tout ce qui m'arrive que déjà il m'arrivait autre chose. C'est un peu l'épuisement, E. semble avoir du mal à supporter encore le groupe, à pouvoir encore nous parler, il a une façon de couper court à toute conversation, par la blague, par un ton explicatif qui me fait passer pour une débile. Il est par là même devenu insupportable et laid.

A aucun moment je ne me suis dit que j'allais devoir un jour être celle qui demande aux hommes des explications sur des phrases comme "Kathryn Bigelow et Chantal Akerman ce sont des mecs", échange entre un critique éclairé et un réalisateur qui décolle donc. Tout pousse sur un petit tas de fumier, d'idées préconçues, de machisme ordinaire, de narcissisme méprisant qu'on finit par se demander où est la vie et à quoi sert de faire des films bourrés de belles choses si c'est pour ne pas s'accorder le même niveau d'exigence dès qu'il s'agit de boire un verre à côté d'une inconnue ? L'art n'est pas l'excuse de la vie, être réalisateur exige de soi une certaine tenue, une certaine classe morale. Y. m'explique que ce réalisateur est blasé, las, qu'il va de soi qu'on ne peut plus rien lui demander, surtout pas une discussion, que lui ne fait jamais ça et qu'il faut "être détaché et attendre des êtres humains", la phrase m'a frappée. Y. a raison, moi j'ai pensé à un moment que nous étions dans un de ses recoins du monde, bien au chaud, à manger et à boire, oisifs, et qu'on pouvait éventuellement commencer à parler avec ce réalisateur (qui a par ailleurs un visage bouleversant, d'une beauté inouie, déchirante, tellement déchirante que ça me fait mal de penser que c'est un petit con de macho, que je n'aime pas vraiment son dernier film et que je risque de ne plus jamais le voir - déjà à Belfort j'étais liquéfiée par un autre réalisateur portugais, un ami à lui d'ailleurs), parler des choses qui comptent, grapiller de l'énergie sur le dos du monde, fatigué et poussiéreux. Mais non, même là il faut boire son verre et s'embêter, tout est mort, le cinéma est mauvais, est lorsqu'il est bien il fait l'effet d'une dissimulation, d'une excuse que se trouve la vie : les goujats sont cultivés.

Depuis que je n'intéresse plus E. c'est simple : il a perdu tout intérêt à la conversation, à la moindre jugeotte intellectuelle avec moi, car on ne s'épuise que par intérêt sexuelle, sinon on reste entre hommes.

Se souvenir tout de même : de la culture alternative genevoise, du dernier verre avec I. et Y. au bord du lac, tranquillement, du premier verre dans le bar gay, quand c'était encore bien, quand tout était encore possible. De la pizza super bonne. Du mystère Y. très langoureux avec moi. Du visage de M., le plus beau et sans doute le plus cruel.




22 janvier 2013, Courbevoie après le retour

E. est une mauvaise personne : malpolie, grotesque, snob, il n'a de l'intellectuel que la volonté de distinction, un seudo pathos de la distance, tout le contraire de ce que doit être un véritable "intellectuel" quelqu'un qui ne se pense jamais comme tel, qui pense tout sauf son statut. Tout le contraire d'E. Et parce qu'il est un homme, parce que c'est un bourgeois et un macho qui sait parler avec une certaine autorité, pour toutes ses raisons sa parole écrasera toujours la mienne. Il m'a gâché mon voyage.

Je crois aussi que dans le monde des adultes on ne s'étonne plus de rien : ni du sale comportement d'une personne, ni de se faire inviter en festival. Tout passe, tout glisse, tout a la même peau. Cela peut avoir ses avantages : on résiste à tout, on ne sursaute pas à la moindre petite contrariété, mais quand même, je préfère sacrifier ce confort à mon hypersensibilité de jeune fille qui découvre un peu les règles et se brûle encore et encore à leur rencontre. Ce monde adulte est un peu bizarre, un peu ennuyeux, il prend des chemins cahoteux pour des pentes lisses, on y perd quelque chose, une certaine acuité mise au service de l'existence, et on devient amoral sans s'en rendre compte, cynique en détestant pourtant le cynisme.


I. est devenue une amie, elle me touche par mille côtés, mille côtés que je n'envisageais pas avant de la rencontrer, lorsqu'on me parlait d'elle. Lorsque j'évoquais le décalage infini entre la réputation et la réalité je m'adressais à elle. Elle a quelque chose de la jeune première qui fait son entrée dans le monde, une façon non inquiète et non narcissique d'aborder les situations, elle prend tout. Egalement une certaine droiture morale : une sorte de volonté de précision lorsque l'on parle des gens, une façon de ne pas vouloir que l'insulte déborde trop de ce qu'on voulait initialement dire, droiture bien dissimulée, du moins très subtile. La grande surprise de ce voyage à Genève aura été une femme.





25 janvier 2013, Courbevoie
Clôture du festival japonais. Les jurés ont encore été traités comme des moins que rien par les organisateurs : aucune considération, puis nous avons été les derniers à attendre la navette pour aller jusqu'à la cérémonie de clôture du festival - d'un ringard fini. Grande réception à l'ambassade du Japon, tout le monde est sur son 31, nous sommes tous plus ou moins en jeans (je porte un pantalon en laine un peu évasé). Personne n'a vu les films sauf nous, nous trinquons à l'amitié franco-japonaise et tout ceci est tout à fait grotesque, mais le buffet est incroyable. J'ai l'impression d'être enterrée vivante et d'avoir vingt ans de plus et que je vais passer ma vie dans des jury de festivals. Il va falloir tout changer, secouer la boule pour changer les combinaisons, j'y touche à peine que ça commence déjà à m'ennuyer et que dans ce rôle je continue de me haïr. Il n'y a aucune fierté à retirer de tout ça, sinon peut-être d'y avoir goûter précocement et de ne pas vouloir y goûter encore. J'aimerais avoir la force d'esprit de certaines personnes, celles qui décident de quitter une soirée ou d'arrêter une routine sous prétexte que trop c'est trop. Je dois noter ça pour plus tard, pour ne pas tout à fait sombrer : il faut quitter, s'éloigner ou interrompre tout ce qui mérite de l'être, et tout cela aux moindres signes avant-coureurs de lassitude.
J'ai accompagné ma nouvelle copine I. au concert de J., on a bu des coups en papotant appuyées contre le bar, cela faisait longtemps que je n'étais pas allée dans un petit bar salle de concert, c'était assez agressif, parce que je me pose une question à laquelle ce genre de lieu ne peut pas répondre, je cherche des fins, des buts à tout ça, comme une petite vieille je ne comprends pas la nécessité de crier par dessus la musique pour pouvoir se faire entendre, et puis ce jeu de regard totalement impudique et qui n'aboutit à rien, ces imbéciles barbus et trop lookés, je m'imagine tous les vendredis soirs rentrer sagement chez moi et me préparer mon cordon-bleu pendant qu'une partie du monde est au bar, et je me dis à moi-même "c'est donc ça qu'on doit faire, en fait". J'ai encore mon pantalon en laine et j'ai l'impression d'avoir trente ans de plus.

Le concert était un peu nul, la chanteuse minaudait, j'aurais voulu la claquer, elle ressemblait à une Miss Météo Canal +, sorti tout droit d'une pub ou d'un roman de Beigbeder. Elle pensait que c'était plutôt d'un clip de Visage ou d'une chanson de Joy Division. Zéro mystère, zéro intérêt, juste une de ces filles qui ressemble à un chat et qui se regarde chanter, avec cette peau parfaite, uniforme de bout en bout, cette "peau d'allumeuse" comme faisait dire Chabrol à un personnage des Cousins - encore et toujours se fier à la morale de la peau, c'est tout bonnement infaillible. I. m'a dit "c'est le genre de filles qui dira plus tard qu'elle a été chanteuse", je ne peux pas dire mieux. Nous nous sommes quittées joyeusement, comme deux copines improbables et un peu vieux jeu qui passent du bon temps ensemble.





29 janvier 2013, Courbevoie

Détresse assez totale, l'impression de ne rien faire depuis...depuis des mois voire des années. Toujours le regard tourné vers ce que je ne fais pas plutôt que vers tout ce que je fais. Mais comme je le disais à R. Dieu exige davantage de moi, je ne peux pas me juger à l'aune de ceux qui ne foutent rien de leur journée, ce serait de la consolation à bas coût. Je suis molle, fainéante, distraite, superficielle (je prends trop de temps pour me préparer et sortir de chez moi, tout ça pour aller au travail). Je crois que les femmes sont condamnées d'emblée par cette perte de temps dans l'artificialité, pendant ce temps les hommes se négligent et écrivent des livres. Quand je parcoure les sites de mode et que je glisse le long des pages qui contiennent des milliers de paires de chaussures et des milliers de chemisiers je ne peux pas me dire autre chose que "quel gâchis", d'argent, de temps, mais aussi "quel bonheur", le bonheur de la métamorphose infinie, ces mille femmes que l'on peut être, pour nous-mêmes et pour les autres - je repense à la paire de boucles d'oreilles de I. lors de la délibération du festival japonais, c'était deux  flocons dorés, détail visible par tous et qui faisait la différence : c'était mieux que ces flocons soient là plutôt qu'ils n'y soient pas. C'est peut-être ça la coquetterie, un superflu nécessaire, un superflu préférable.
 G. trouvait que j'avais raison lorsque je disais quelque chose comme "une femme doit être parfumée alors qu'un homme doit juste être propre, et ce sera déjà pas mal".

Je n'arrive pas à me réveiller, ni à voir des films, ni à travailler. Hier j'ai bien vu I heart Huckabees, le film est totalement bancal, c'est un film de scénariste américain, truffé de bonnes idées lourdes, dont une très bonne : le détective existentiel. Il vous espionne durant votre quotidien pour voir ce qui ne va pas. Qu'est-ce qui n'irait pas chez moi ? Une façon de renoncer dès le réveil, de me rendormir dès que mon réveil sonne. Puis de traîner au lit. Puis de mettre des plombes à sortir de chez moi, et puis une fois au travail je boude. Mon corps boude, tout mon corps est bouderie. Semaine après semaine je me dis que ça va changer mais ça ne change pas. Comme le bonheur, les tourments impliquent l'idée d'éternité.


Dernier jour de travail pour R., après 5 mois ensemble, passés à ranger des livres, puis trois semaines à s'embrasser et perdre un temps fou dans les cafés et les restaurants, tous les jours c'était la fête, tous les soirs la ville nous appartenait et on ne comptait plus : ni les heures, ni l'argent. Je ne l'aime plus mais j'ai l'impression de le connaître intimement, par tout ce que je sais et par tout ce que je devine à partir de ce que je sais. Je ne l'aime plus mais j'ai pris le pli d'une certaine intimité, d'un certain rapport à son visage fait de yeux doux etc. Il me semble les avoir retrouvés parfois, dernièrement, j'étais persuadée qu'il était totalement troublé, prêt à me refaire sa déclaration, et ce n'était pas une persuasion mâtinée de fol espoir, c'était vraiment là. Maintenant il est parti 10 jours à Bordeaux et j'ai le temps de penser à autre chose, de toute façon ça ne me travaillait que pendant qu'il était là, un trajet de métro suffisait à me faire changer les idées. C'était en tout cas une belle histoire, c'est ce que nous avons compris tous les deux, ça tenait à la fois à nous et aux circonstances, c'était une de ces rencontres qui a besoin de temps et qui en trouve assez pour pousser et pousser encore, jusqu'à la belle amitié. Parfois dans ses textes je retrouve des traces de choses que je lui racontais, de mes marottes intellectuelles et qui sont devenues les siennes. On peut dire qu'il m'a influencer par certains côtés et c'est indescriptible, cela tient à une tonalité, à tout ce qu'il ne maîtrisait pas en lui, à commencer par ses mimiques.
Tout à l'heure d'ailleurs en acquiesçant d'une façon tout à fait originale je me disais que c'était inépuisable, que tout tenait à ça, aux mimiques comme manifestation de l'âme qui remue. Et l'âme qui remue c'est ce qu'on appelle la personnalité, ce qui est unique, ce qui est de l'ordre de l'aura et qu'on ne peut déceler qu'après avoir longuement fréquenté une personne. Nous avons fait un total transfert de mimiques, et ça passait dans les airs, imperceptiblement, sans s'en rendre compte.
Voilà donc la fin d'un épisode, une petite mort dans la vie, l'épisode avec R., comment nous avons gagné de l'argent ensemble, comment nous sommes sortis un peu ensemble et comment tout ça s'est fini à équidistance de nos deux sorties de métro. On se souviendra toutefois de sa déclaration (comme s'il s'agissait de garder une scène d'un film :) au café, tandis que nous parlions de la sexualité de notre génération, un silence a suffi pour qu'il me dise "tu sais que tu me plais ?" c'était presque un reproche, un "t'es sourde ou boucher ?". Et comment il a réussi à me convaincre en quelques minutes que sortir avec lui était la meilleure chose à faire, que ce n'était pas un engagement mais "un coup de dès". Si jeune et si adulte, si sûr de ce qu'il veut - puis si sûr de ce qu'il ne veut plus. "C'est comme un coup de dès", il se lève, assise je tiens du bout des doigts mon verre, il s'approche et m'embrasse, toujours debout. J'ai les joues rouges, une sorte de fièvre langoureuse qui monte et qui monte, j'éclos de l'intérieur, une jolie fleur exotique s'épanouit en moi et les pétales effleurent chaque extrémité intérieure de mon corps, parce que je me sens désirée.


images : The Moon is Blue - Otto Preminger