jeudi 28 octobre 2010

De justesse


"Non, je commence à avoir de nouveau quelque chose comme une conscience et à me dire que cela ne peut pas non plus en rester à la conscience mais qu'il faut faire quelque chose."
Les enfants Tanner - Robert Walser

aujourd'hui j'allais en cours d'anglais pour la première fois du semestre avec un mauvais numéro de salle écrit sur mon agenda. Bon alors je me rends dans la salle dont la porte était entrouverte sans faire attention à la langue dans laquelle parlait le mec de la cassette que la prof diffusait, apparemment c'était du japonais, mais je ne l'ai su que plus tard, quand la prof a dû mettre pause à son lecteur cassette pour me répondre que "d'abord" -vous savez les phrases qui commencent par "d'abord"- j'étais en retard et puis de façon moqueuse, d'après la cassette "vous avez bien vu que c'était de l'anglais", j'ai répondu un "oui" neutre puisque je n'en savais rien et que je ne pensais pas qu'elle était ironique: "ici c'est un cours de japonais". Nous sommes tous censés rire bien fort du décalage, la fille qui se pointe à la fin d'un cours en pensant qu'elle est en cours d'anglais alors qu'elle arrive en cours de japonais, j'entendais des connards glousser au loin, les monstres habituels. Malheureusement je reste toujours élégamment polie dans des situations pareilles alors qu'elles me froissent énormément, comme si le monde tenait à tester vos limites tout de suite. J'ai fini par trouver la salle de mon cours qui était une salle informatique où j'ai pu ruminer mon mal au calme, c'est-à-dire ma déception à l'égard du comportement de certains inconnus dont on me dit que nous devons avoir quelques points communs et préoccupations partagées, dans un recoin que permet l'irrégularité visuelle de ce genre de salle chargée où l'on peut faire à peu près ce que l'on veut.
J'ai regardé mes camarades de cours comme pouvant faire potentiellement partie de la moquerie générale de l'heure précédente, j'étais déjà dans mes constats sur la nature humaine à cause d'une situation anecdotique. De toute façon Murielle le monde a peu de choses à te dire, tu t'es rendue compte assez rapidement que la plupart des discours qu'il émet ne te sont pas adressés, de plus en plus tu te renfermes, tu te fais amère et sourde. Mais avant de se refermer tout à fait, ce que peut dire la publicité, les magazines, les personnes qui parlent dans les cafés, plus que de t'en foutre, tu écoutes ça avec énormément d'intérêt et d'avidité, tu collectionnes les situations humaines, tu aussi lis toutes les publicités, tu les regardes comme des tableaux de l'autre côté du quai, tu lis des magazines féminins quand ta soeur en ramène, tu essayes de voir comment tout cela évolue, dans quel sens cela va, tu gardes toujours un pied dans ce monde bas parce que tu y as été pendant longtemps et que cela te permet de comparer. Le constat est toujours aussi triste mais l'ensemble tient toujours: on peut vivre plusieurs journées sur la terre sans rencontrer une image du chaos, sans jamais penser au chaos, les apparences sont sauvées, on sait que ça tient mais pas grâce à soi.
Parfois tu attends ton bus et tu dis "j'attends mon bus", et tu sens que tout le monde te méprise, que le bus ne s'arrête pas pour toi mais pour la femme d'à côté, que tu montes dedans de justesse et que tu as toujours eu certaines choses parce que d'autres pouvaient les avoir et que tu les as donc eu elles aussi
de justesse. Tu tu glisses dans les interstices, tu te glisses dans les cours de philosophie, tes privilèges sont des hasards, tu prends la place qu'il reste, tu vas chercher une chaise au fond de la salle, et tu t'imagines la salle telle quelle mais sans toi: il est finalement assez facile de te figurer le monde sans toi, c'est juste un coeur en moins, une représentation du monde en moins au pire, des charges en moins, peu d'incidences. Je me souviens d'un très très vieux texte où j'avais tenté un portrait de moi-même du point de vue de ce que je coûtais, de ce que je consommais, c'était une simple énumération. Je ne veux pas le refaire mais l'idée est là : parfois on a pour seule preuve d'existence que les biens qu'on accapare, qu'on soustrait au monde. Au café on est bien, on a la place qui va à ton genre d'existence, restes-y, le café c'est pour les personnes qui disent "pouce, je ne joue plus", on vient se mettre de coté, prendre un peu de recul pour voir comment ça se passe, comment ça bouge comme ça de loin. L'autre jour tu étais au café métro Alexandre Dumas, tu attendais le cours sur Rousseau avec une lourdeur au coeur parce que tu allais revoir Monsieur Franck. Tu portais ton pull rouge et tu avais un chapeau rouge et tu mangeais un Kinder Maxi, et des gens merveilleux passaient, tu faisais un incessant va-et-vient entre ta lecture et la rue, tu ne savais pas ce qu'il fallait regarder, quelle situation était la plus chargée en force vitale mais la rue a vite pris l'avantage. Tu as vu un fils de quarante ans rejoindre sa mère, il semblait attendre quelque chose d'elle, elle avait l'air de parler sur un ton affectueusement sévère et il attendait qu'elle sorte quelque chose de son sac, elle a posé son sac sur une des chaises du café -tu étais dans la terrasse chauffée, extrêmement proche d'eux mais séparée par une vitre- tu t'attendais à ce qu'elle en sorte une enveloppe, un papier, quelque chose de mystérieux qu'il t'aurait fallu interpréter. Au lieu de ça elle a sorti un chausson aux pommes, elle venait d'en acheter deux, ils trônaient bizarrement au milieu de son sac, c'était presque burlesque, dans un sac il y a des choses sérieuses en cuir, mais pas des chaussons aux pommes. Elle a mis du temps avant de le donner à son fils qui en était à tendre un peu la main, ce geste un peu déplacé mais tout de même assez beau qui consiste à faire adopter à la main une attitude suppliante, très expressive, pour un chausson aux pommes. Deux vrais baisers précautionneux sur ses joues et il est parti.
L'autre scène que j'ai retenue c'est un homme qui aide un aveugle à traverser en le tenant fermement par le bras, scène normale, mais tu remarques une femme près de lui, tu n'arrives pas à comprendre si elle est avec lui, elle le regarde amoureusement, impressionnée, pleine de gratitude, tu comprends finalement qu'elle n'est pas avec lui et qu'elle regardait un inconnu comme cela n'est pas permis. Ça je veux bien regarder, on touche à des choses trop importantes pendant ce genre de scènes; il n'y a pas à s'investir, à prendre de risques, on ouvre simplement les yeux.


Dennis Wilson - Moonshine

jeudi 21 octobre 2010

peut-être que les problèmes différent selon l'environnement : penser sous le ciel laisse place à des tristesses métaphysiques et à une envie de montrer au monde ce dont on est capable. A l'inverse rester chez soi s'accompagne d'un manque de volonté rond et chaud, on investit son anonymat, son inutilité. Vous me direz : c'est très beau d'être inutile, les meilleures choses le sont, je n'entends pas l'utilité dans ce sens, je ne sais pas, il y a un moment où il faudrait enfin se mettre à exister pour de bon, ce sera le moment où justement la question de l'inutilité ne se posera plus. Peut-être faudrait-il parler de gaspillage, d'une opportunité comme dans certains jeux vidéos où vous attrapez une potion sans trop savoir quand est-ce qu'il faudra l'utiliser; mais ne pas l'utiliser serait pire. Est-ce que la situation est assez grave pour commencer à agir? Ou peut-on encore attendre un peu?
Quand je rentre chez moi toutes mes fatigues se dissipent toujours, maman a préparé du riz au poulet et il y a toutes sortes de yaourt pour le dessert: on peut en manger trois et maman parle par dessus la radio, il y a la voix de maman qui dit des choses anodines à propos du riz ou de la vaisselle et juste, tout juste en dessous il y des voix graves qui discutent de philosophie, Emile veut que maman arrête de parler pour raconter sa journée jusque dans les blagues qu'il a faites à ses copains: bref, c'est un monde mordoré et calfeutré, sans interstices pour les grandes questions.
Ensuite on rentre tranquillement dans sa chambre en sachant qu'on reviendra se faire un thé ou prendre un verre de coca; j'aime siroter dans ma chambre. S'ensuit une appropriation émouvante de sa chambre : fermer la fenêtre que j'avais ouverte au moment de partir, allumer le chauffage, régler les éclairages, débarrasser le lit des magazines et des vêtements, traîner d'abord sur le lit encore fait, puis le défaire à un moment, puis prendre une douche et se mettre en pyjama, c'est toujours assez laborieux, plier ses affaires dans son armoire, je le fais tout le temps, il y en a qui laisse traîner, puis enlever ses lentilles, geste qui avec le brossage de dents annonce qu'on s'apprête à aller au lit sans compter se relever. On s'endort comme on se console, tourné vers soi-même, situé dans un entre-deux encore conscient entre la journée achevée et celle qui arrive et dont on trace les grandes lignes de l'emploi du temps qu'on connaît un peu. Mais bien sûr chaque jour a sa surprise, son bonbon, sa joie simple mais compliquée, restons-en persuadés.

dimanche 17 octobre 2010

Le coeur du samedi soir


Avec quelques amis, nous faisons un détour

Serrés dans des écharpes qu’on nous a tricotées

Il m’a dit « les écharpes c’est un geste d’amour »

Je comprends cette envie de vouloir protéger


Son visage d’agneau me rappelle d’anciens jours
Nous sommes en 2010, il faut manifester
Vertige des rencontres, vertige de son retour
Ma tristesse se rapproche de la sérénité

Nous baignons dans la nuit, une nuit américaine
Et nos pensées sont pour l’un l’autre bien opaques
Vouloir les deviner, est une tentative vaine
Je peux penser à lui, à la mort de 2pac

« Est-ce que tu penses que l’homme est fait pour le bonheur? »
Emile me dit que non, « mais il doit le chercher »
Ce garçon de quinze ans, le frère de ma soeur
Est très intelligent, et mérite d’exister

Les visages rejettent parfaitement la lumière
D’une ville dont on pense qu’elle est trop éclairée
Son front poudré d’orange sous quelques réverbères
Marchant, fixant le sol à côté de nos pieds

Le samedi, cette promesse que je trouve bien vide
La joie y est diffuse et vraiment sans raison
Mais c’est cette liberté qui les rend tous avides
D’alcool et de tendresse, approcher la passion

Je paierai assez cher pour deux ou trois visages
Ce sera ma collection, je veux les posséder
Baiser doucement leur front, leur dire « soyez bien sages »
Ils sont comme des chansons, me rappellent au passé

C’est peut-être ça qui gêne, une fois qu'on se sépare
Cette personne qui très vite ne pense plus à vous
Si le visage restait, il n’y aurait pas de cauchemars
Mais il part comme le reste, nous gardons le dégoût

Je progresse dans la nuit, je suis bien entourée
Tout est très clair pour moi: nous devons vivre seuls
C’est une chose à laquelle on ne peut s’habituer
Souvent j’ai très envie de bien fermer ma gueule

Cette nuit est magnifique, elle me perce le coeur
Sa répétition n’altère en rien sa bouleversante magie
Tout est dans les contrastes, entre fête et douleur
Je suis entre les deux : joyeuse/anéantie

Nous sommes bien à Paris, il n’y a rien à craindre
On peut sympathiser, danser, rentrer dormir
Faire de nouvelles rencontres, qui oserait se plaindre?
De ces bonnes actions, cachant l’envie de mourir

Ce soir tu veux atteindre le coeur du samedi soir
Cette zone un peu obscure, qu'on appelle "bar loundge"
Ces endroits attirants, recouverts de miroirs
Ma faiblesse te dégoûte, il faut que tu t'allonges

Je t'évoque une vie que tu ne trouves pas souhaitable
Je ne connais que le calme, mes tympans sont fragiles
J'aime beaucoup parler, assise autour d'une table
On nous ramène les plats, le serveur est agile

Et si on allait manger au restaurant chinois?
Arrêtons-nous d’abord, laissons parler nos coeurs
« Nous nous sommes fait du mal, mais je t’aime plus que moi »
C’est bien, dans ces plats-là, il n'y a jamais de beurre.

mercredi 13 octobre 2010

Grève reconductible

Le trafic risque d'être fortement perturbé
Sur l'ensemble des lignes de la RATP
Il vous faut consulter, pour plus de renseignements
Le site mis à jour assez régulièrement

Le signal retentit, les portes vont se fermer
Les mouvements des derniers deviennent précipités
Le conducteur jette un oeil bienveillant mais lassé
Dans le rétroviseur, le quai est dégagé

Des bras, des jambes, des sacs, à devoir éviter
Peu de place pour soi, c'est presque chorégraphique
Si l'envie y était, les gens se câlineraient
Les occasions sont là, ce serait très sympathique

Le rapprochement physique n'est pas signe d'amitié
Je surveille bien mon sac, attention aux voleurs
Nous sommes l'homme de l'homme, archi-civilisés
Sous les manteaux il se dit que battent encore des coeurs

Reste que je ne suis pas fan des tissus irisés
Qui donne aux costumes l'air d'être très bon marché
J'ai un plan resserré sur ce bel homme actif
Il me sert sans m'aimer, il me sert sans motifs

Sa main est puissante, responsable, anguleuse
C'est sûr, il doit rendre beaucoup de femmes heureuses
De sa manche fleurissent des poils mal contenus
Au fond le raffinement ne cache rien de l'homme nu

L'animal lisse et bleu marine, l'animal bien coiffé
N'entendras rien de ce que j'aurais à lui dire
Je susurre un "je t'aime", ou un "tu m'as manqué"
Au mieux je le frappe et il pousse un soupir

Il écoute sa musique, comme un enfant autiste
Son regard en hauteur, vers le plan de la ligne
Il ne voit pas les humains, les joyeux et les tristes
Mais remarque de très loin les blondes longilignes

Pour d'autres hommes cette grève s'avère être une aubaine
Ils peuvent approcher des femmes belles et hautaines
Laissant vagabonder leur nez derrière leurs cous
La femme se retourne, sévère, crie "mais vous êtes fou!"

Bientôt immobilisé, on dit quelques "pardons"
"C'est ici que je sors", à titre de prévention
Il y a ceux qui se poussent sans vouloir sortir
Cette vieille peur de ne plus pouvoir repartir

Le métro traîne lourdement sur ses pieds
Il semblerait avoir excessivement mangé
Soi-même on se sent de nouveau plus léger
L'air frais se fait sentir à même les escaliers

Pour moins de deux euros, on passe le tourniquet
Et l'on pense aux arrêts comme à de jeunes nations
Distances parcourues sous les monuments classés
Sortie à Poisonnière, c'est une autre dimension

mercredi 6 octobre 2010



La fac reprenant, je retrouve jour après jour la totalité de l'atmosphère que j'avais délaissée en juin. En particulier cet ennui d'étudiant qui précède la fatigue, une fatigue qui ne vient pas du manque de sommeil mais de l'amollissement intellectuel qui procède de certains cours, celle qui pointe son nez malgré les neuf heures de sommeil, parce que tout semble être non pas endormi mais pire : pris dans une torpeur, un mouvement mou et qui bave un peu. Je me concentre sur ce phénomène, celui de l'ennui, qu'on oublie trop souvent de disséquer alors que l'analyse de l'ennui, de ses effets sur soi est la garantie d'une activité possible dans justement ce qui se caractérise par l'absence totale d'issue, de distractions assez distrayantes pour nous faire oublier l'état initial. "L'ennui c'est la conscience pure", cours sur la conscience de terminale. La scène de mon cerveau est absolument désertée, rien n'y entre et rien ne peut y entrer et la scène devient à elle-même son propre spectacle, son propre objet de contemplation, on applaudit pour faire venir quelque chose, pour encourager les artistes, personne ne vient jamais, on découpe l'attente en petits compartiments de dix minutes qui s'écoulent assez vite, on s'amuse à changer de point de vue : on s'imagine arrivé au bout de la fin du cours, on s'imagine arrivé au milieu du temps écoulé, on s'imagine revenir au début, on s'imagine demain, on voyage entre l'espérance, la victoire et le désespoir
. On connaît l'attitude la plus sage face à l'ennui: ne plus penser au temps, ne plus se projeter, ne plus jouer avec les minutes, ne plus rien tripoter, d'ailleurs concernant le temps il n'y a jamais rien à tripoter, il faut vivre l'instant présent qu'on est de toute façon obligé de vivre ou plutôt : il est obligé de nous passer dessus.
D'ici, d'en haut, du 21ème étage d'une tour qu'on regarde attendri par sa laideur, comme un enfant qui n'avait rien demandé, et en se disant qu'elle existera toujours. Le monde est poussiéreux, ce cours n'est rien, ce cours est médiocre, autre chose se passe ailleurs, mille situations et nous sommes bloqués là, on étudie la sociologie et encore on l'étudie mal, ça n'a pas de sens d'être comme ça médiocre, l'honnêteté nous ferait aller dormir. "De toute façon aujourd'hui vous n'apprendrez rien, rentrez chez vous, faites des choses qui vous font plaisir, en sociologie les livres suffisent".

A la fac il n'existe pas de licence de sociologie, seulement des options, c'est une matière qui doit en agripper une autre pour être crédible, un peu comme toutes les matières d'ailleurs mais un peu plus que les autres. Ce qui distingue le lycéen de l'étudiant c'est que l'étudiant, du seul fait de son choix connaît la valeur ou croit connaître la valeur de ce qu'il étudie, il la porte en lui dans les couloirs de la faculté, il la représente. Au lycée au mieux on représente le bac. C'est pour ça qu'à l'université on peut parler de différentes humanités: ceux qui font économie et ceux qui font philosophie n'ont absolument rien à se dire, la sociologie est au milieu de tout ça, peu d'étudiants s'attachent elle.
Le brassage à souvent lieu dans les ascenseurs, c'est là seulement qu'on peut entendre un très bref aperçu de ce que donne les TD d'économie ou de je ne sais quoi, mais dans les grandes lignes chacun se débarrasse assez vite de sa malveillante curiosité à l'égard des autres disciplines, et chaque discipline se résume à peu près ainsi: les économistes sont des débiles qui n'auront bientôt plus de vie hormis celle du bureau, les philosophes sont des snobs cherchant à se rendre incompréhensibles par tous les moyens, les géographes ne sont rien, les historiens n'ont qu'à apprendre par coeur sans jamais réfléchir, les étudiants en histoire de l'art sont des pédants bizarrement incultes, les étudiants en droit n'ont pas de personnalité, les étudiants en littérature jubilent à l'idée de surinterpréter un texte. On se retrouve aussi parfois rassemblés en cours de langues ou de sociologie. En cours d'anglais j'ai parlé à des filles passionnées par la gestion et qui voulait faire ça depuis la troisième, et ça me rendait triste; je n'ai pas essayé de parler de moi et de creuser le fossé, quand on peut ne pas faire naître l'incompréhension c'est bien de ne pas le faire, on ne peut pas se faire confronter des certitudes intimes, c'est trop tard. Le monde est vaste, on ne peut pas parler à tout le monde, c'est bien d'éliminer aussi.


Et cette abrutie en cours de sociologie qui ne veut pas choisir de textes à présenter en sociologie "ça m'est égal, y'a rien qui...tout me va", avec cette tête un peu ironique, un peu larguée, façon "tout est de la merde" alors que les textes et les auteurs que le prof écrit au tableau devraient l'écraser de respect : je dois faire quoi? les lire? les apprendre? ça servirait à quoi : ils existent sans moi, ils brillent sans moi. Ce n'est pas ici et ce n'est pas moi qui deviendrait quelque chose au bout de quelques contrôles continus. L'enseignement de la sociologie est tel que je me demande comment est-ce qu'on pourrait se professionnaliser, être utile à quelque chose du moins à soi-même. Un enseignement doit transformer: apprendre à lire transforme, apprendre l'existence de la philosophie aussi, on peut parler de "déformation éducative", il y a un avant et un après, on empiète un peu plus sur le réel. La sociologie transforme, parce que la sociologie passe le clair de son temps à clarifier sans cesse des situations, à établir des typologie, des concepts qui ordonnent immédiatement le réel. D'abord pour ça la sociologie transforme, mais de façon plus générale son seul principe, la seule conscience de l'existence d'une science qui ne pense pas que la société soit la nature et que nos actions et jusqu'à nos pensées sont déterminées par des faits sociaux qui les dépassent et nous donnent ce sentiment très ancien (qui doit être la première des intuitions liée à la sociologie) de pouvoir parfois étiqueter, classer, prévoir les comportements des autres et les siens propres. Savoir seulement ce qu'est la sociologie, ce qu'elle propose comme maîtrise sur le monde, et laissez l'imagination deviner le reste, les détails. Déceler ça et là et par soi-même, dans sa vie de tous les jours ce qui peut être un objet d'études pour la sociologie, ce qui donne le sentiment de posséder des lois implicites et connues depuis longtemps, se rendre compte que tout est objet d'études, c'est un jeu d'adultes, un jeu qui donne l'illusion d'une toute puissance encore mal maîtrisée et qui s'accroît avec l'étude.

dimanche 3 octobre 2010

Colgate

Si des robots méchants devaient avoir une technique de nettoyage ils nettoieraient comme ma soeur ou encore ma mère: c'est-à-dire sans se préoccuper du bouleversement que causera tel ou tel nouvel emplacement d'un objet appartenant à la personne, élaguant sans états d'âme tout ce qui dépasse, ne se préoccupant pas des emplacements affectifs, des choses que l'on garde, qui font désordre mais que l'on ne souhaite pas voir disparaître. Le superflu affectif sous toutes ces formes est à combattre, même la cave doit être en ordre. C'est comme ça que récemment, mes cinq ans d'abonnement à Technikart ont failli passer à la poubelle; je les garde comme ça, pour ne pas les jeter, on ne peut rien contre les piles, elles sont plus fortes que vous, il faut les laisser vivre. Et puis la cave est faite pour ce genre d'objets à demi-voulus à demi-gardés, mais ma mère quant à elle désire ardemment les jeter; désir mou de garder, désir violent de supprimer. Au fond si des manuscrits d'écrivains importants finissent par disparaître ce n'est pas que la famille les trouve obscènes mais c'est qu'ils font désordre, alors on balance.
Je me souviens que Paul Valéry (on ne peut citer Valéry qu'en le paraphrasant, il est l'auteur qui se laisse le plus facilement assimilé, son miel devient si vite le nôtre, parce que la vie fait que l'on se retrouve très souvent à devoir refaire le chemin de certains raisonnements qui n'aboutissent, non pas à nos anciennes et partielles conclusions mais désormais aux siennes, à celles qu'ils nous a imposées par la force autoritaire de son intelligence. Si vous désirez vous rendre meilleur rapidement et à moindre frais, lisez Valéry) disait qu'il fallait ranger les objets là où on viendrait spontanément les chercher, par une sorte de réflexe de gestes. Si la tasse est mieux dans la salle de bain que dans la cuisine, et bien allons-y pour la cuisine.
Donc je disais, ma soeur est conne, et quand elle se décide à ranger, ce qui arrive de moins en moins souvent, c'est l'inhumanité qui s'exprime à travers elle. Elle est capable de jeter ce qu'il ne lui plaît pas, ce qui est rétif à son rangement. Si par exemple je lui ai donné un vêtement et qu'elle n'a pas envie de le ranger elle décide qu'elle ne le veut plus et me le rend, il devient donc mon désordre et non plus le sien. C'est rigolo. Et révoltant. Et ca dure depuis que je suis consciente et qu'on partage notre chambre.

Donc je m'apprêtais à me brosser les dents, réflexe qui n'est souvent perturbé par rien, geste à la fois le plus humain, le plus artificiel et le plus inconscient du monde. Il m'est d'ailleurs déjà arrivé d'être parfois exceptionnellement consciente que j'allais me brosser les dents que je ne me souvenais même plus de la couleur de ma brosse à dents: d'un seul coup ce geste qui consiste à reconnaître et à saisir dans un même mouvement sa brosse à dents me devenait juste impossible. Etait-elle rouge ou rose? Je l'avais toujours su sans le savoir, la question en fait ne s'est jamais posée. C'est une expérience à vivre, je vous la souhaite. Mais aujourd'hui il n'y avait rien à saisir, et je connaissais bien ma brosse à dents puisqu'il me fallait la distinguer d'une autre brosse à dents presque semblable mais dont le logo différait. La mienne c'est la Colgate, la sans marque est à quelqu'un d'autre; mais j'espère que ce quelqu'un d'autre fait le même chemin vers cette pensée : la Colgate est à quelqu'un d'autre pour lui. Mais au fond mieux vaut ne pas y penser.

Pas de Colgate et encore moins ma plus ancienne brosse à dents qui je le savais était encore dans le pot, on ne sait pas pourquoi, ça aussi on ne jette pas, on jettera quand elle deviendra la troisième dauphine, et puis parfois quelqu'un se décide à mettre les points sur les i : cinq membres dans la famille et 10 brosses à dents : qui est à qui, mon père vient alors nous consulter dans notre chambre : "la tienne c'est laquelle?".
Je pressens le drame, je demande à ma soeur ce qu'elle en a fait, j'ai déjà le ton énervé, il n'y a pas de lente progression vers le cri, je crie déjà. Par réflexe elle commence par d'abord tout nier comme pour affirmer son innocence fondamentale, celle qui subsiste malgré ses crimes quotidiens. Ensuite j'ai le droit au "attends..." et elle se lève. Quand elle se lève c'est qu'il y a quelque chose à rectifier, sinon elle ne bouge pas et elle crie elle aussi. Elle se lève sans un mot, comme pour dire "laisse moi faire", elle cherche dans la poubelle et s'explique. Elle me dit que la brosse avait les poils bizarres, complètement écartés, parce que j'ai la bonne/mauvaise habitude de les écraser contre mes dents. Le brossage de dents à toujours été pour moi un exercice de douce haltérophilie, ce n'est pas de ma faute. Donc les poils écartés comme ça c'est suspect, c'est le signe d'une brosse à dents abandonnée depuis longtemps, pour moi il s'agit de la forme la plus épanouie qu'elles puissent prendre, elle est au printemps de sa vie. Je me sens comme humiliée, je ne sais pas pourquoi, peut-être parce qu'elle remet en cause ma technique de brossage, si innocente, si pleine de bonne volonté, elle en fait une pratique déviante; même pour ça je ne peux pas être normale, je suis obligée de me faire remarquer sur un terrain où le monde exprime une inquiétante régularité. Je bronche, j'insulte, je me plains et vais me chercher une autre brosse à dents, encore toute naïve de ses poils bien droits, bien studieux, bien zélés, qui ne demandent qu'à s'épanouir. Si certains y voient un massacre, lui précède cet autre massacre plus universel encore et pourtant banalisé du tube de dentifrice.