jeudi 31 mars 2016

Douarnenez

SB à la Cinémathèque : "il y a des réalisateurs qui se regardent filmer, on peut dire que certains s'écoutent chanter".
 Il est plus fébrile que d'habitude, on sent qu'il a révisé avant de présenter la séance, on dirait un écolier frénétique. Toujours aussi précautionneux, attentif, d'une attention continue devant les films. Il n'a jamais voulu rien m'apprendre et il m'a appris beaucoup en tant que j'écris sur le cinéma : qu'il faut exiger beaucoup de soi-même devant les films, que les films répondent à des questions et résolvent des problèmes, mais pas n'importe quel problème : des problèmes de mise en scène. C'est dans son attention à la forme et à rien d'autre qu'à la forme (c'est même parfois trop) que réside son immense pudeur. A un moment j'écrivais en pensant qu'il me regardait, me surveillait, mais on ne tient pas longtemps sous cette surveillance imaginaire. Les vrais maîtres n'enseignent rien, ne montrent rien, ils se contentent d'être et surtout ils ignorent leurs élèves.

Ce qu'il peut y avoir d'angoissant et de libérateur dans toute discipline c'est de se dire qu'on ne se confond jamais avec ses maîtres et qu'il faut trouver, tout seul, sa propre voix. Parfois cette voix déplaît aux maîtres mais elle compte plus que leurs enseignements. C'est là qu'ils s'arrêtent et c'est à ce moment-là qu'il faut continuer. La solitude intellectuelle est alors immense mais elle est lumineuse; tout au bout des gens nous attendent et nous comprennent, tout au bout on s'attend et on se comprend soi-même.

SB à l'Archipel pour présenter le film de PL : "lorsque tu m'as demandé si j'avais quelque chose à dire sur la série B, j'en avais plein mais je me disais qu'on était là pour le film de Pierre". Sa pudeur et sa politesse excessive.


Penser à s'installer en province, ce n'est pas projeter de le faire, c'est simplement y penser. Y projeter en pensées son corps, ses habitudes, ses histoires d'amour, voir à quoi ça pourrait ressembler, ce calme forcément, puis revenir.

Aller ailleurs que là où on habite, travaille, que là où l'on est habituellement pour aller ailleurs et y être exceptionnellement : sentiment que les choses, les objets, les murs, les personnes, contiennent moins de virtualité et plus de présence, elles n'ouvrent pas sur autre chose qu'elles-mêmes, c'est ce que j'y trouve de reposant : tout ce qui est perçu se donne dans son unité matérielle.


Arrivée à Quimper, les bottes de pluie dans le sac, le sac à dos sur le dos et le parapluie au-dessus de la tête, parée pour on ne sait quoi. L'impression que c'est le voyage en province de trop, que je ne vais pas y arriver et que ce sera long : l'attente dans le hall du cinéma, l'entretien avec un journaliste local à qui je réponds les yeux dans le vague et de façon machinique (je déteste me voir comme ça, désinvestie, lointaine), il faut dire que ses questions m'énervent.




Ayant mal lu mes mails, j'apprends deux jours avant ma venue à Quimper qu'on me réclame non pas une présentation du film mais une conférence sur Hong Sang-Soo. Il faut du contenu, des extraits à préparer, bref la panique. Je couche sur le papier le gloubiboulga habituel, tout ce que je pense sur Hong SangSoo, tout ce que j'ai pensé sur lui, et je l'ordonne comme je peux. Pourquoi cette étrange impression de m'auto-plagier ? Que réutiliser ses propres idées à quelque chose de l'imposture ? Personne ne sait que je réchauffe, je crois que je m'en veux de ne pas re-réfléchir ce qui a déjà été réfléchi, et pourtant les conditions et le manque de temps me l'imposent. Voilà déjà que je me blase de la chose que je préfère au monde, que je cherche à faire illusion, à ruser.
En traversant la rue commerçante du centre ville de Quimper placardée d'affiches annonçant partout des soldes exceptionnelles, je me dis que ma conférence rivalise mal avec une journée d'achats, qu'aux yeux d'une journée d'achats ma conférence n'existe pas.
Ce n'est qu'une fois devant la vingtaine de personnes courageusement présente qu'un peu d'énergie et de vigueur reviennent, car parler et affirmer exigent un minimum de foi en ce que l'on dit, exigent d'être convaincu soi-même avant de convaincre les autres, et je me dis alors : et si j'en profitais pour apprendre de nouvelles choses sur mon sujet ? Et je note cette nouvelle idée entre deux extraits projetés : "dans les films de HSS les hommes arrivent, les femmes apparaissent". Il y a vraiment dans tout acte intellectuel une jouissance, une étincelle, un véritable salut; on peut compter sur ça.


Je sens que le public, dans son silence, m'écoute, que mes mots s'impriment en eux. Une dame vient me parler des rapports de HSS à la peinture, je lui dis qu'il évoque très peu de réalisateurs mais qu'il parle souvent de Cézanne; je suis contente car lors de mes interventions personne ne m'a jamais parlé de peinture, elle met le doigt sur quelque chose de juste que je n'ai pas abordé. Trois étudiantes des Beaux-arts de Quimper semblent avoir été impressionnées par le film, elles ont un air reconnaissant sur le visage. Avec ma chemise mon pull mes lunettes et mes bras croisés j'ai l'impression d'avoir cinquante ans à côté d'elle. J'ai l'impression d'essayer de "faire jeune" à côté d'elle alors que je le suis, je suis de leur côté. Je vais les voir, S. s'est démenée pour faire venir des étudiants et, miracle, trois étudiantes sont venues. Elles doivent avoir à peine cinq ans de moins que moi, elles sont habillées dans tous les sens, toutes pimpantes, elles regardent dans le vide en évoquant le film, on les voit chercher leurs mots en direct, et c'est émouvant. Je crois qu'elles verront d'autres films de lui, que quelque chose, là, a pris.

Ces étudiantes sont-elles venues là pour voir un film ? Non. Ce n'est pas une sortie cinéma, une sortie culturelle. C'est quelque chose qui potentiellement peut changer la vie. Il y a un malentendu concernant le cinéma, les séances, le film avant ou après le resto, la place qu'on ménage au cinéma dans nos vies. "Je ne vais pas assez au cinéma", ce n'est pas grave de ne pas suivre l'actualité des sorties, on s'en fout. Ce qui est éventuellement grave c'est de ne pas avoir changé sa vie depuis longtemps (ça peut être un film, un livre, un disque, une rencontre). On ne cherche pas à voir des bons films, on cherche à changer la vie, pas à pas.


De tous les exploitants rencontrés jusque-là, S. est celle qui me connaissait le mieux et avait de la sympathie pour moi. Elle avait donc planifié tout un programme de  choses à faire. Dès que nous passions devant un bâtiment ou un monument j'avais le droit à une petite histoire. Elle habite réellement sa ville, me parle autant de la mairie que de l'architecture et de l'histoire de Quimper. J'ai presque honte de ne pas connaître une ville aussi bien, de marcher là où je marche comme dans le vide, sans point de repères si ce n'est ceux forgés par mon usage de la ville. Elle a décidé de s'occuper de moi et nous montons en voiture en compagnie de sa fille et de son mari pour trente minutes de trajet jusqu'à une crêperie bretonne mythique. La famille me noie sous les anecdotes, les légendes et les histoires, mon esprit forge comme il peut des images de tout ce que j'entends. Si quelqu'un voyait ses images il serait outré par leur naïveté, leur simplisme, avec parfois, au milieu des images, comme des trous, comme si l'imagination, épuisée, laissait subitement tomber son tricotage.
La crêperie est tenue par un couple de 70 ans qui ne l'ouvre que six mois par an, le reste de l'année étant réservé à la découverte des produits du terroir qui sont ensuite ajoutés à la carte. Voilà une histoire toute pleine d'authenticité comme on aime en entendre quand on visite un coin de France.


La crêperie est divine, exceptionnelle. Le propriétaire a des histoires à raconter sur chaque aliment, ce qui ennuie passablement la jeune fille qui a faim. Dans sa façon de me parler je ne devine aucune timidité, aucun ennui de l'enfant embarqué contre son gré à un dîner d'adultes. Elle n'arrête pas de me parler, sa voix, son visage, sa peau et ses lèvres sont généreux, ces cils sont longs, tirés vers moi, comme s'ils me tendaient la main. Ses cheveux commencent tardivement sur son front et offre davantage de peau, voilà ce que j'appelle générosité. Sa peau est d'un blanc calme, on voit bien qu'elle pourrait rougir très vite, ses lèvres sont à maquiller, davantage que les miennes.
Elle ne me parle pas de truc d'adolescent malgré ses 18 ans, non, elle me parle de danse bretonne, de costumes folkloriques, de feznoz, de tradition, elle me montre une carte de la Bretagne sur son portable et des costumes et des broderies qu'elle trouve magnifiques. Elle appartient davantage à la Bretagne qu'à l'adolescence et je trouve cela étonnant, elle a quelque chose d'intouché, d'ancestral, mais cela doit être mon esprit souillé qui projette autant de pureté là où il n'y a que de la simplicité, et une simplicité qu'il ne faut pas glorifier, célébrer ou fantasmer, car cela serait déjà l'enfreindre.

On voit les étoiles distinctement, et la lune aussi : le ciel ici n'est pas humilié par la ville et la pollution lumineuse. La jeune fille me raconte que parfois la lumière de la lune l'empêche de dormir. S. me raconte que lorsqu'elle était petite la jeune fille lui avait demandé "des lunettes de lune". J'imagine la jeune fille dans sa chambre, la lune qui la harcèle, elle la regarde de face avec ses lunettes noires. Il me sera difficile d'oublier cette image.


Le lendemain, visite de Douarnenez, ville de pêcheurs "très à gauche". Nous déjeunons sans la jeune fille mais cette fois-ci avec le petit garçon dans son pull en laine et ses yeux d'un bleu qu'il ne maîtrise pas encore, on dirait qu'il est ébloui par la clarté de son propre regard. J'ai du mal à comprendre l'hospitalité de cette famille-là qui quelque part sacrifie son weekend pour me faire visiter le coin. Peut-être est-ce normal, est-ce une générosité qui va de soi et qui ne se discute pas, mais à chaque fois que j'y pense elle me fait quelque chose, un jour je rendrai la pareille à quelqu'un.
J'ai l'impression de passer des vacances avec ma famille sauf qu'il ne s'agit pas de la mienne, je retrouve ce vieux goût des weekends passés en groupe avec, au restaurant, ces fins de repas un peu lourdes comme si la digestion se faisait collectivement. Après le déjeuner nous longeons la plage, le vent souffle et la pluie nous éprouve, s'écrase sur mon visage fragilisé par la fatigue : j'ai des plaques rouges, les pores sont dilatés, les cernes bleutées violacées, peut-être que la peau de mon visage est une surface aussi rude et irrégulière que celle d'un paysage breton. Quand cessera ma mue et cette peau tourmentée indigne d'une jeune femme ? J'ai observé la peau de certaines femmes bretonnes, elles ont la peau blanche, élastique, non pas généreuse mais donneuse, on dirait qu'elles ne le savent même pas.
J'ai le visage mouillé, je recule face au vent, l'enfant et la mère ont glissé à cause des algues, tout semble solide autour de nous, le vent aussi est solide, il nous repousse comme un mur. S. me raconte que l'air iodé énerve les gens, qu'il monte à la tête. Je me plais à imaginer les habitants de Douarnenez, leurs amitiés, leurs passions qui se vivent sur fond d'énervement. Peut-être s'empoignent-ils, se battent-ils tout le temps. Je pense à Grémillon, aux personnages qui ont des rochers, des tempêtes et des plages dans la tête. J'aimerais avoir les mots précis pour qualifier tous les paysages mais ils me manquent, j'ai l'impression d'être un enfant qui doit restituer ce qu'il voit de la nature avec ce qu'il a sous la main, des formes peintes en bois : un triangle vert, un cercle jaune, un carré rouge; je sens mon oeil primitif, débile (au sens littéral).


S. m'apprend qu'il existe en breton des centaines de mots pour désigner la pluie ainsi que la couleur de la mer. Elle m'explique aussi que parfois les vieilles personnes traduisent littéralement les expressions bretonnes, par exemple "de toutes façons" en breton, elles le traduisent en français par "n'importe quoi".

Il dit que je "fais mes dents". Je ne ressens plus la fatigue, celle qui avant me tuait, me clouait sur place, me raidissait comme un mur. La faim a beaucoup diminué. Parfois je regarde mes mains et elles tremblent, on dirait qu'elles appréhendent quelque chose, peut-être la journée. Depuis des semaines je sens en moi une appréhension, une attente, c'est comme devoir monter sur une scène, mais ce moment ne vient jamais et ne reste alors que le "trac". C'est drôle et très juste de vivre sur fond d'appréhension. Je marche dans la rue avec le sentiment que tout est nourriture, que je peux tout porter à ma bouche. Parfois je m'amuse de cette nouvelle sensibilité décuplée et je m'amuse à penser à quelque chose de beau ou de triste, je sens les larmes qui montent (le pouvoir est bien là, encore bien présent) puis je les ravale, c'est comme jouer à se faire peur, comme quand, petite, je jouais avec des allumettes jusqu'à mettre le feu à un tapis. Si ma soeur n'avait pas été là il y aurait eu un début d'incendie (belle métaphore de ce que sont les autres pour nous).

Lu "mourir et puis monter sur son cheval" de David Bosc. C'est le journal intime imaginaire de Sonia A., une jeune artiste espagnole de 23 ans qui s'est suicidée le 4 septembre 1945 en se jetant du haut d'un immeuble. C'est drôle parce que du coup je pense à Plath, je pense à Akerman, et je range Bosc à côté, comme si c'était pareil et c'est d'ailleurs le sujet du livre : le devenir-femme de son auteur et à l'intérieur de ce devenir-femme, le devenir-n'importe quoi, puisque le récit est très deleuzien, rhizomique, mais ça ne sert à rien d'insister là-dessus tellement c'est manifeste. Ce qui me parle à moi, ce que j'emporte, c'est ma passion glauque, voyeuriste pour la figure de la fille perdue. La fille perdue en tant qu'elle est une figure qui cherche vraiment la dissolution : on croit qu'il s'agit d'une dissolution morale mais l'on se trompe : "moeurs dissolues" dit-on, mais il s'agit de tout dissoudre chez la fille perdue. Dans le sublime Back Street de Fanny Hurst, un de mes romans préférés, il y a vraiment l'idée d'un personnage qui a oublié de compter à ses propres yeux, qui vieillit et finit par perdre ses dents, ses cheveux, par se diluer dans son existence pour-autrui. La peau tombe, la fille perdue se vit comme un squelette pantelant.
Je pense à Plath car l'écriture de Bosc possède ce ton rieur, ce côté sautillant (comme une petite fille à queue de cheval qui joue à la marelle), cette façon de danser sur les ruines, de faire d'une douleur quelque chose de récréatif. Puis le côté abrasif : l'écriture de Plath est abrasive, mais, paradoxe, elle l'est alors même que c'est une écriture blessée. Une écriture blessée rend toujours les coups, j'ai l'impression.
Alors donc le livre de Bosc, ce serait un peu comme le récit expérimental de la fille perdue, sa version en lambeaux, peut-être alors la forme la plus aboutie dans son aspect de ruine, puisqu'enfin la forme entretient un rapport mimétique avec son sujet. Mais Bosc parle davantage de métamorphose que de dissolution, et j'y vois ce que je veux bien y voir : mes marottes habituelles. Peut-être est-ce la même chose, car un devenir permanent, c'est l'absence même de substance, de substrat sur lequel constater d'un changement, c'est quelque chose qui glisse sans s'arrêter.  J'en garde le souvenir d'un rire aux éclats qui se promène dans un champ de ruines, il n'y a plus de corps, plus de sujet, juste un rire. Le récit à un côté revanche, revanche sur Plath, revanche pour Plath qui n'aurait jamais pu écrire une phrase pareille mais qui, je crois, aurait bien aimé : "Je crois avoir triomphé de mon désir de maladie. Ce qui doit être à l'oeuvre dans la métamorphose, c'est la joie pure." Il y a vraiment un côté revanche, en ce sens que Bosc reconstitue la scène d'avant le suicide et il y voit des scènes de danse. Ce n'est plus le suicide qui éclaire l'existence du suicidé (qui disait ça déjà ?), mais son existence rieuse et brisée qui éclaire son geste.

Hurst : ""Vivez dangereusement", répétait sans cesse, aux combattants sur le point de perdre tout ressort pour risquer leur argent, le vieux bookmaker, son ami, qui avait toujours ses poches bourrées de Nietzsche et de Schopenhauer, et de brochures sur la science et la religion : "Vivez dangereusement". [...] Il avait fallu pendant tant d'années n'être qu'un fragment d'un arrière-plan. Mais à présent, pour exister seulement, il faut se créer le désir de vivre dangereusement."
L'importance de Nietzsche chez les filles perdues, ce photogramme dans Baby Face de Alfred E. Green, film de fille perdue. Volonté de puissance = volonté de perdition peut-être. On atteint à une version pure, sans mélange, de la volonté en cherchant à la dissoudre, à être agi par autre chose. C'est vrai que le récit de Bosc a quelque chose d'un film pré-code.







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