jeudi 23 avril 2009

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Trouver une sorte de récit continu dans lequel viendrait se greffer les idées et souvenirs recueillis dans mon carnet et là encore s'impose à moi l'utilisation de tranches pour pallier au manque de talent narratif ou la simple flemme de la superficielle précision.
Ce que j'essaye de faire : fixer une certaine ambiance [en littérature comme en cinéma il a toujours été question pour moi d'ambiance. L'ambiance dans laquelle l'oeuvre nous plonge et nous pouvons bien tout oublier du livre ou du film, s'il reste bien quelque chose de celui-ci c'est cette ambiance] de la lecture fixer les traits d'un personnage par petites touches récupérées ça et là. Je veux parler de l'ambiance, de la quiétude de ce séjour chez A., je veux parler de A., je ne veux finalement parler que de lui.

Sortie métro Laumière, je cherche un visage.

Dans la rue il est habillé tout en noir et tient mon bouquet multicolore dans ses mains.

L'appartement. Je mesure le décalage avec ce que j'avais essayé d'imaginer et ce qui se trouve devant mes yeux. C'était comme dans les films, la personne invitée qui fouille des yeux l'endroit pendant que l'hôte prépare quelque chose dans la cuisine. Une grande pièce partagée en deux. Le salon, deux canapés, un bleu et un rouge vinyle, une table basse en verre, un grand miroir posé à même le sol près de la porte d'entrée, la télé avec le magnétoscope et le lecteur DVD, l'immense bibliothèque, puis le "coin travail", avec ses guitares au mur, son piano, des étagères pleines de petits instruments, ses classeurs, son ordinateur. Les meubles sont tous collés le long des murs ce qui lui donne énormément d'espace au centre de la pièce. Il habite un appartement qui donne sur une sorte de coursive qui, je lui dis, fait penser aux vieux motels dans les films américains. Il finit ma phrase car tout le monde lui dit ça.

Depuis que je fréquente des adultes, depuis que je vais chez eux, je suis toujours surprise en découvrant l'énormité de leur bibliothèque. Leur largeur et leur hauteur sont souvent semblables, et puisqu'ils ont à peu près le même âge et que même, ils sont tous amis c'est comme s'ils avaient commencé à lire en même temps et avait continué de lire à la même fréquence pour finir par progressivement avoir ces bibliothèques très fournies. Chez T. le problème c'est que la bibliothèque est dans le couloir et qu'on ne peut jamais la voir en un seul plan dans sa totalité, c'est extrêmement frustrant, on est obligé de la longer, je trouve que c'est une erreur de calcul assez grave et un jour ça finira par l'énerver, ou peut-être pas.
Je me retrouve toujours bêtement ébahie devant la bibliothèque des autres, c'est loin d'être original mais elles sont pour moi les plus fidèles témoins de ce qu'on appellerait une "vie intérieure", l'expression est gentiment convenue mais l'idée est là. Plus que d'une vie intérieure il s'agirait même de la preuve indéniable d'une curiosité pour le monde, d'une envie de le dévorer tout cru, de ne rien y laisser s'échapper. Plus j'ai lu de livres plus le monde m'appartient ou disons, plus j'en possède et plus j'ai tenté de le faire mien et de lui appartenir tout autant. Plus je lis plus j'échappe à mon moi social, plus je me complexifie. Dans l'appartement d'un couple il est dur de faire une distinction entre livres de l'homme et ceux de la femme mais chez A. qui habite seul je pouvais aisément me dire "tout ceci est à lui" et la fascination en était décuplée, les livres devant moi se présentaient comme autant de moment de solitude, et s'imaginer une personne seule c'est comme la contempler dormir, on lui pardonne tout, elle nous est irrésistible. Sa bibliothèque prenait tout la largeur et la hauteur d'un mur, il y avait en son milieu ses cd et à droite ses dvd, le reste était sérieusement occupé par les livres tous rangés à l'horizontal et les étagères du haut sont réservées à des manuels de mathématiques et d'informatique, ils sont assez haut pour qu'on arrive à les exclure de la bibliothèque et ainsi ne garder que les "vrais" livres.
Tout le temps que j'ai passé chez A. je l'ai passé assise devant cette bibliothèque que je déchiffrais, parcourais des yeux comme s'il s'agissait d'un beau visage. J'ai fini par en comprendre son agencement, par en mesurer la réelle quantité de livres, et comme nous revenions souvent à discuter littérature A. se levait chercher un livre que seul sa mémoire visuelle lui permettait de retrouver, il bougeait des piles, en replaçait d'autres, puis extrayait des livres que je saisissais en les serrant entre mon index et mon majeur, après les avoir feuilleter et senti c'est moi qui à mon tour me relevait et tentait de les ranger à leur place approximative et à chaque fois qu'il me voyait me lever il me disait "jette le par terre, le range pas".

Il égalise la longueur des tiges pendant que je lui parle de ce qui m'est arrivé dans la rue et dans le métro. Je lui raconte l'épisode du "je lui ai dit que tu étais plus âgé que moi", il me dit c'est vrai, je pourrais être ton père, oui mais tu n'es pas mon père, encore heureux, avoir une fille comme toi, et un père comme toi; puis nous sourions gentiment.
Les adultes aiment à me rappeler qu'ils auraient pu être mon père, comme si on avait eu de la chance de n'avoir aucun lien de parenté et que cette chance tenait sur peu de choses.
Je lui tends un paquet, je lui dis qu'il a dû lire mon blog alors qu'il doit savoir ce que c'est même si j'hésitais entre plusieurs livres. Je regarde son visage ouvrir le paquet, au début en lisant Roland Barthes il fait "ah oui...", puis en atteignant le titre il dit "ah non même pas", surpris de ne pas avoir Journal de Deuil entre les mains mais Carnet du voyage en Chine. Il me dit que quand il a lu que je comptais lui offrir Journal de Deuil il a failli m'écrire pour me dire de ne pas lui offrir ça. Je lui ai dit que je connaissais son "histoire" et que j'aurai pas trouvé ça très indélicat de lui offrir Journal de Deuil, et que pour le coup, comme il était parti en Chine, ce livre lui correspondait tout autant à ce qu'il avait pu vivre. Il me dit qu'il ne se savait pas aussi proche de Roland Barthes, qu'en lisant Fragments d'un discours amoureux il s'était déjà senti très proche mais il ignorait qu'ils se ressemblaient autant.

Un peu partout dans son appartement, des photos qui de loin me paraissaient être des photos de simple pin-up, je lui dis "c'est marrant ces pin-up" il me répond "c'est Marylin, partout", alors je me lève pour aller regarder. Un peu partout donc, une trentaine voire beaucoup plus, de photos de Marylin Monroe, sous verre et accrochées. En parcourant la pièce je finis par comprendre que de par leur nombre son intérêt pour l'actrice n'est pas un léger intérêt pour une icône à l'image usée jusqu'à la corde mais le sérieux intérêt du collectionneur sinon de l'adolescent. Celle qu'il préfère c'est Marylin devant l'armée américaine qui part pour le Vietnam "eux ils vont tous crever et elle, elle est là", s'il pouvait il s'en ferait un poster. J'ai vu trois cette photo affichée chez lui. Je me suis dit "il aime les images comme un enfant". Il aime Marylin et Audrey Hepburn, je lui dis que ce sont deux opposés, il me répond que oui, les deux facettes de la féminité.

Nous avons entamé la salade à 22h et puis le plat principal à 01h du matin. Vers les 2h ou 3h nous sommes allés dans un bar où il a acheté un paquet de cigarettes pour 8€ et ayant eu marre du Coca Light j'ai commandé un jus d'ananas moi qui ne boit jamais de jus. Il y avait un gros chien noir dans le bar et A. se baissait légèrement pour le caresser, c'était un prétexte pour continuer notre discussion sur le rapport que peuvent avoir les hommes avec leurs animaux domestiques, une discussion qui se poursuivait par fragments tout au long de mon petit séjour chez lui. Il est pour dire qu'un rapport humain avec l'animal ne fait de mal à personne et que dans un état d'extrême esseulement on ne peut y échapper. Je suis pour dire que ce rapport humain avec l'animal se fait au détriment d'un rapport humain avec l'humain, où plutôt que Deleuze et mon prof de philo disent cela et que je les comprenais, lui non. Je lui dis, ce qu'il raconte c'est la relation de Houellebecq avec les chiens, l'humanité est pourrie, vive les animaux.
Une semaine avant que je me retrouve dans ce bar nous étions juste en face en train d'attendre le bus avec mes copines et je fixais le bar en me disant qu'il était joli et mystérieux. Nous rentrions des Buttes Chaumont et je ne me doutais pas d'être à deux pas de chez A. Ce genre de coïncidences m'enchante toujours autant.
Après le bar nous sommes retournés chez lui et nous avons manger de la glace à la tarte tatin, à la vanille et au caramel, le tout qui tenait dans un petit pot. Je ne pense pas qu'il ait fini la sienne et je lui disais de faire attention à ne pas la laisser fondre; moi j'ai tout mangé.

Quand il dit que de toute façon il va bien finir par quitter son travail et qu'il devra déménager. S'il déménage il vendra tout ses livres "je vendrais tout ça". Je lui demande si ça ne lui fait pas quelque chose, si ces livres ne sont pas une partie de son identité. Son manque d'intérêt pour ces choses là, cette façon qu'il a d'être capable de passer du noir au blanc, du tout au rien, j'ai d'abord pris ça comme une preuve extrême de liberté et d'indépendance mais qui me faisait peur à moi, restée ridiculement attachée à mes livres, aux objets auxquels je m'identifie. Je voulais lui dire, tu te trompes, mais c'est moi qui me trompait. Là où je pensais qu'il allait être démuni il serait en fait libre, d'une souplesse d'agir foudroyante et que je sentais pour l'instant latente mais prête à rugir. Pour plaisanter j'ajoutais "et puis tu vas même couper tes cheveux". Ses longs cheveux noirs. Il me dit "c'est pas impossible" moi qui attendait "ah non ça par contre". Je m'en voulais alors d'aimer sa bibliothèque, d'aimer ses cheveux, et une fois sa bibliothèque bradée et ses cheveux décapités c'est bizarre mais ce serait encore lui. Je m'en voulais d'aimer ses cheveux mais c'est dur de ne pas les aimer et dans un même temps d'accepter de les voir disparaître. Je le sentais vouloir se diriger vers un inconfort qui m'apparaissait dangereux.

Il m'a fait boire du vin chilien mais il m'avait aussi acheté des canettes de Coca Light. Le soir il se souvenait de ce que j'avais fait pour ma copine qui était venue dormir chez moi, je lui avais laissé une bouteille d'eau à côté d'elle au cas où elle aurait soif dans la nuit. Il a vidé une bouteille de San Pellegrino pour me la remplir d'eau plate. Durant la soirée, quand nous évoquions l'heure du coucher il me parlait de me faire prendre une moitié de cachet pour dormir car il sait que les gens dorment mal chez lui et moi même je venais de lui dire qu'à cause de l'excitation d'être chez quelqu'un j'aurai peut-être du mal à dormir.

Pendant des heures il laissait défiler dans l'air l'intégral des Cure. Ensuite, peut-être après minuit nous avons commencé à écouter des CD sur le lecteur DVD, nous avons écouté le Velvet Underground, Berlin de Lou Reed, la chanson Muriel et l'album Closing Time de Tom Waits qu'il m'a ensuite offert "puisque tu aimes Neil Young", les Pixies et Ennio Morricone. Je lui dis "mais la voix de Tom Waits a changé". Il m'a raconté que Tom Waits avait mis tout en en oeuvre pour rendre sa voix plus grave, qu'il buvait et fumait comme un malade, et que ça a marché même s'il a quand même choppé un cancer du larynx.
Il me dit que dans les Pixies lui aime justement tout ce que je n'aime pas, et que Monkey gone to heaven est la meilleure chanson pop du monde. On en écoute une version bizarre de la BBC.

Au dessus de son petit bureau une photo rare de Proust et Melencholia d'Albrecht Dürer.

Il me dit que la fac c'était pour lui une catastrophe. Je lui dis que je sens que pour moi ça va être pareil et j'essaye d'expliquer. Je lui dis que j'ai un ego assez énorme et que dans ma scolarité j'ai toujours eu besoin d'une proximité avec le prof et d'établir une relation spéciale avec lui, que je travaillais bien sûr pour moi mais que j'avais l'idée un peu stupide que je ne voulais pas décevoir les profs auquels je tenais et que pour le coup la fac s'annonçait comme un changement radical; c'est assez ridicule mais j'ai besoin de me sentir aimé, j'ai mis quelques secondes avant de pouvoir prononcer ça. Il me dit qu'il n'osait pas en parler mais que pour lui c'était exactement le même problème qui s'était présenté.
Il me dit que j'ai "une vraie vie de jeune fille", je lui dis que c'est vrai mais qu'il doit penser que je m'en rends compte, que j'ai le recul qu'il faut pour voir qu'il s'agit de mes plus belles années, que j'ai tout ce qu'il faut et que c'est aussi fragile qu'éphémère mais que l'important c'est de se rendre compte sur le moment de ce qu'on est en train de vivre.

Quand il me dit que son travail l'affadit, lui ôte toute capacité à s'émerveiller, toute envie de vivre, il trace un horizon avec le plat de sa main pour signifier l'aplanissement. Il en parle longuement et je le laisse parler, il me dit qu'il aime la vie mais que ce travail...t'es là et tu vois le soleil par la fenêtre et t'en as plus rien à foutre, tu vas à la cantine alors que tu pourrais sortir manger dehors, le travail l'a totalement inhibé, lui qui fait de la musique et lui qui écrivait avant, maintenant il se sent vide. Je lui dis, oui ça me fait penser à Houellebecq qui disait qu'une fois qu'il a su qu'il était assez riche pour arrêter de travailler il était heureux, et que Ponge dans Le Parti pris des choses expliquait qu'il ne lui restait que 20 minutes pour écrire le soir parce qu'après il était trop fatigué et que la perte de la sensibilité se double d'une fatigue perpétuelle et qu'en clair, que bref, c'était une constante de beaucoup d'écrivains, qu'il s'agissait d'un problème humain dont il était difficile d'échapper, qu'il était difficile d'avoir un métier épanouissant et que ça me faisait peur. "Tu as raison d'en avoir peur".

Le vin m'embue un peu la vue et j'ai du mal à manger mon riz, j'en fais tomber par terre et je ramasse les grains un par un sur la moquette marron. Il me dit d'arrêter d'en boire, qu'il voulait surtout ne pas me faire trop boire, alors je poursuis la soirée avec du Coca Light. Je lui dis que je n'ai jamais été saoule et que j'ai toujours peur de l'être et de ne pas pouvoir assurer une discussion, que c'est important pour moi de discuter.

Comme nous nous sommes mis au lit à 6h j'étais quand même assez fatiguée pour m'endormir toute seule mais il a insisté pour que je le prenne et je ne comprenais pas pourquoi il insistait puisqu'il s'agissait de mon sommeil personnel, puisque c'était ma merde. Puis il a dit "j'ai envie que tu me fasses confiance" et alors je n'ai plus rien dit parce que ça suffisait et l'un en face de l'autre il m'a demandé de venir communié en prenant cette moitié de Lexomil, ensuite je lui ai demandé de faire un signe de croix et il l'a fait. C'était un moment très tendre et je repense à sa demande.

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