samedi 22 septembre 2018

"À qui parlez-vous ?"

"En ce qui la concernait, tout ce qu'elle désirait dans la vie, c'était une aimable physionomie pâle et figée semblable à celle de la putain en photo, de façon à pouvoir mener, derrière ce masque, une existence paisible."
Love, Angela Carter

auras-tu un jour un autre stratégie que celle qui consiste à chasser un chagrin par un autre chagrin ?


tenir la ligne de vie, celle qui se situe au-dessus de l'énorme trou noir que tu ne peux t'empêcher de retrouver à chaque fois que l'inactivité revient. Ligne de vie, c'est-à-dire celle où tu situes tout arrachement à toi-même: sport, travail, vie sociale. Sur le moment cela réclame de ta part un effort surhumain mais dont tu sais qu'à force de persévérance, à force d'insister sur cette ligne, tu parviendras à trouver ce fameux bout-du-tunnel. Celui-ci est pour le moment inenvisageable pour toi, absolument inconcevable, et pourtant tu sais que tout passe, c'est-à-dire qu'à force d'effort, à force de te forcer à faire ce que tu n'as pas envie de faire mais qui est bon pour toi, tu seras récompensée.  Mais pour l'instant ces efforts te paraissent stériles, au moins ont-ils le modeste bénéfice de te divertir ponctuellement de ton mal.
Il suffit pourtant de t'arrêter un instant, de te réveiller un samedi avec l'après-midi libre devant toi, pour te rendre compte que de son côté, le gouffre s'est dilaté, approfondi, que de son côté il travaille aussi à s'affermir secrètement. Tu ne vois pas la fin de ton mal mais celui-ci existe pourtant bel et bien, quelque part dans le temps, une éclaircie t'attend. Mais la texture même de ton mal t'oblige à ne pas pouvoir l'envisager, et pourtant tu dois croire à cette éclaircie comme à un rendez-vous dont la date n'est pas encore fixée, une date suffisamment lointaine pour te paraître totalement irréelle.


Dans le malheur tu te dédoubles, tu es au chevet d'une malade qui n'est autre que toi-même. Tu prends soin de toi, tu t'appliques plus que d'habitude à te maquiller et à t'arranger les jours où tu ne vas voir personne, où tu vas simplement travailler, gagner ta vie, faire les courses, régler les choses administratives. La féminité est comme un rempart, le désir d'acheter des vêtements, de mettre du parfum même les jours où personne ne te sentira, c'est comme un masque, une forteresse dans laquelle tu te tiens et qui te permettent de faire bonne figure tandis qu'à l'intérieur tu es effondrée. Voilà peut-être l'avantage que les femmes ont sur les hommes: celle de se travestir, d'étouffer sous des couches de superficialité le visage éteint des jours d'angoisse. Peut-être que plus une femme est habillée plus elle va mal - ça ne marche pas à tous les coups mais tu t'amuses à penser ça en regardant les femmes dans le métro.
L'exigence et le besoin impérieux d'être une surface pour faire en sorte que le fond finisse par coïncider avec elle : être maquillée, apprêtée, sourire, parler. Devenir une Machine féminine, amplifier ton devenir-poupée pour que le mécanique prenne le pas sur l'informe enténébré de ton mal.

Dédoublement permanent de toi-même, entre deux forces contraires qui ne cessent de se radicaliser avec l'âge. D'un côté une sorte de raffermissement, de devenir-guerrier, ton désir entêté de, comme tu le formules toi-même après avoir lu ces mots chez Andy Warhol, de devenir une machine. Avec le temps, tu attends que survienne une version augmentée de toi-même. Plus d'affects, plus de manques, plus de désirs, plus de vie intime parce que prétendre à une vie intime (c'est-à-dire des aspirations amoureuses, sexuelles, une envie de dépendance à quelqu'un d'autre qu'à toi-même- un désir de bonheur) c'est se rendre vulnérable. Or tu veux être un fourgon blindé.

"Annuler la profondeur, refuser de se noyer dans l'"égout de la conscience", être tout en surface et ne pas subir les mouvements aléatoires et capricieux de sa sensibilité, ne pas se laisser enfermer dans la prison de sa subjectivité, voilà autant d'objectifs implicites que Warhol se fixait avec son "voeu" d'insensibilité."
Andy Warhol, Mériam Korichi

Comme te le faisait remarquer B. après ta conférence, il y a une chose que tu n'as pas développée et qui était pourtant induite par tes propos. Si faire le bien, s'occuper des autres, aimer son prochain c'est quelque part n'avoir aucune intimité (Bing Crosby chez McCarey), alors le meilleur moyen de ne pas se laisser affaiblir narcissiquement par le réel, ses catastrophes et ses contingences consiste à se dévouer aux autres. La sainteté, que tu n'envisages pas une seule seconde, est une bonne stratégie de déprise de soi.


Deuxième force: ta demande d'amour, ta passion immodérée pour l'intimité, la conversation, l'émulation au sein du couple, l'écoute attentive, l'échange intellectuel. Ta capacité à te laisser hanter par une autre personne et qui a toujours existé chez toi (tu te souviens de ces lettres interminables que tu envoyais, remettais par l'intermédiaire d'un camarade, à des garçons que tu ne connaissais pas mais dont tu étais folle amoureuse au collège - tu avais une très grande capacité au ridicule, d'ailleurs les gens se moquaient de toi). Ton romantisme t'a toujours empêché de devenir la machine que tu rêves d'être. Tu rêves de tuer la Bovary en toi.

Ces lettres complètement folles, et dont tu ne te rappelles d'aucune phrase, mais tu te souviens que tu y racontais ta vie (tu avais 13-14 ans) et que c'était désarmant, honteux. Ces lettres, à y repenser aujourd'hui, disent énormément de toi. Il y a une sorte de rage de l'expression, d'incontinence de ta part, qui se formule par ton besoin permanent d'écrire (tu as donné à cela une forme "civilisé", la critique de cinéma), de parler à quelqu'un pour raconter la moindre chose qui t'arrive. Depuis longtemps, tu es en conversation interrompue avec Quelqu'un mais tu sais que ce quelqu'un est informe, parfois il a pris la forme d'une personne, d'un petit copain, d'un ami, mais toutes ces formes paraissent aujourd'hui insuffisantes - tu as récemment évoqué devant ton analyste, une rupture qui a été le "deuil d'une écoute" qui n'arrivait pas à passer. Parce que tu sais qu'il n'y a jamais eu d'écoute suffisamment ample à tes yeux et que c'est devenu aujourd'hui pour toi, une préoccupation douloureuse. Ton incontinence, ta recherche vaine d'une écoute.

Le fait aussi, qu'à tes yeux, beaucoup de gens parlent trop et que c'est une manière pour eux de pas écouter. Trop de fois cette année tu t'es retrouvée à des soirées et tu t'es comme dégonflée sur place, mise toute seule à distance : overdose de paroles, nausée devant le constat que les bavardages autour de toi ne sont filtrés par aucune écoute. Rien ne peut être dit sans écoute mais tu admets la nécessité du small talk et de cette cacophonie alcoolisée, mais tu constates que tu ne vas pas assez bien pour l'apprécier.
Une personne que tu ne connais pas et qui te raconte sa vie et finit par s'en aller sans t'avoir donné au préalable le sentiment d'un moment privilégié. La confidence que tu croyais recevoir était un monologue jeté en l'air. Tu as poussé ce constat (les paroles sont en l'air, l'écoute n'est nulle part) jusqu'à en faire une obsession désespérante : impossibilité de la rencontre, de la conversation, effort vain de tenter d'y parvenir. L'impossible adresse. Tu es murée dans un silence symbolique (tu continues à sortir un peu, à parler, mais tu es vite fatiguée), un silence de défaite épuisée, et qui a fini par t'envelopper tout à fait.

Me mettre à l'analyse n'est à mes yeux que persévérer dans ma façon d'être, persévérer dans l'écriture mais par la parole, persévérer dans le ressassement mais aussi me radicaliser dans ce respect du mot juste, de la précision. Une aventure intellectuelle qui m'est tout à la fois surprenante et familière puisque je découvre qu'une personne en face de moi est bien plus douée, bien plus précise, alerte et à l'écoute que moi. L'humiliation bienvenue de se rendre compte que la personne analytique qu'on pensait être n'est qu'un puits sans fond d'ombres, d'impensés, de dénis. Le coup de foudre avec l'analyste a certainement eu lieu au moment où, lui racontant mes derniers soucis ridicules dans le désordre et dans une sorte de confusion désespérée, celui-ci m'arrête pour me poser cette question déchirante: "Mais au fond, à qui parlez-vous?", angoisse soulagée devant ce qui vient d'être dit, comme s'il avait mis les mots sur ce qui était ma grande question.


Tu sais que ta vie telle qu'elle est, et qui est à la fois tenable et plus du tout tenable, demande une révolution, une sorte de saut qualitatif, une urgente transformation que tu essayes de mettre en place depuis quelque temps. La crise n'est que ce moment entre deux états de soi-même, où habitudes, manière de vivre et de travailler, personne que tu aimais et qui composaient ton fond de quotidienneté indiscutée, ton fond d'évidence, tout cela doit être inspecté et balancé par-dessus bord si tu y vois un quelconque signe d'intoxication, de maladie, de possibilité de mal-être. Transformation dit arrachement douloureux à ce qui te constituait et qui est vécu par toi comme un traumatisme, gestion d'un manque à la limite du supportable. Mais faire place nette à ce qui arrive et qui tarde à arriver ne peut que se faire dans la douleur.

Tu ne sais pas ce qui arrive mais tu sais que tu dois faire de la place. Tu n'aimes pas ce qui arrive parce que tu ne sais pas à quoi ça ressemble, mais tu sais que la vie revient avec ses vagues de possibilités, elles viennent de loin, tu les sens frémir et tu t'impatientes, et pourtant, entre ces deux moments, il y a ce qui s'apparente à un déménagement, un grand nettoyage. Ce qui était là est perdu, ce qui va t'arriver n'est pas encore là et en attendant c'est comme une noyade.

Tu reviens ici avec fébrilité, tu sais que tu as changé, que tu ne peux peut-être plus te permettre le journal intime comme avant. Obscénité, complaisance. Mais tu sais aussi que tu trahis une part de toi-même en ne le faisant plus et que surtout, tu te prives de la possibilité d'une consolation qui t'a aidée à bien des moments, celle de savoir ce qui t'arrive. Si tu ne poses pas des mots sur ce qui t'arrive tu risques de coller une étiquette grossière sur des pans entiers de ta vie, et tu te retourneras sur ton passé en n'y voyant qu'une série d'étiquettes grossières, une banale succession de hauts et de bas, alors qu'il y a différentes textures de hauts, différentes façons d'être mal (et puis tu peux t'amuser à une étude comparative qui t'intéresse, car tu aimerais savoir si, quand tu vas mal, c'est pire qu'avant, moins pire, ou exactement la même chose).


Aucun commentaire: