dimanche 30 septembre 2018

nouveauté : réveil au beau milieu de la nuit, incapacité à te rendormir parce que la colère te saute dessus. Tu es capable de t'enrager pour un mauvais mot, un mauvais geste, un comportement qui remonte à trois ans, une phrase qu'on a pu te dire et que tu as décidé, cette nuit-là, d'interpréter différemment. C'est comme si tu levais le voile sur toute chose et que derrière toute chose apparaissait une trahison. 
Tu creuses les événements, les paroles, les gestes, jusqu'à tomber sur cette trahison - sinon ça veut dire que le travail d'introspection a été mal fait.


profiter de ces quelques jours de fièvre pour te laisser aller à rien faire. Certains ont les congés payés, les weekends à la campagne, toi tu as tes petits accès de fièvre qui te permettent de partir en vacances dans ton lit. Tu brouilles les pistes de la journée, tu renverses tout: l'autre jour démangeaison inexpliquée et tu te laves les cheveux à 5 heures du matin (joie), réveil à n'importe quelle heure, déjeuner à 16 heures, stores fermés pour regarder un film, ne rien faire de manière à ce que rien ne soit scandé, à ce que tout geste reste comme sous une fine couche de neige. Comme si tu effaçais tes propres traces derrière toi pour que la journée ne t'attrape pas, afin de passer sous les radars.

deux ans passés à constater jusqu'à la nausée l'échec d'une relation, intoxication à cet échec. Aujourd'hui désintoxication avec les signes qui vont avec: le manque qui troue le ventre, serre la gorge, la panique. Tu sens tous les affects se matérialiser, s'écrire dans ton ventre: colère, humiliation, honte, regret, jalousie.
Le petit cirque du manque qui est aussi un passage obligé vers le sevrage. Manque = sevrage, c'est ça le plus dur. Envisager que ce par quoi tu passes en ce moment fait partie d'un mouvement de régénération.

Tu as déversé toute l'intensité de ton existence dans ta vie onirique. Tes journées n'ont aucun intérêt, tu te rattaches à deux trois choses qui te font plaisir, parfois amnésie temporaire à sortir, voir des gens, et tu te rappelles à quel point ça te fait du bien, à quel point c'est la chose à faire. Mais globalement, l'encéphalogramme des événements reste plat, tandis que toi tu traverses des zones de turbulences, de secousses, de transe incroyable dans la tristesse - d'une violence rarement atteinte jusque-là. Contraste entre le calme environnant et tes paniques. Tes cauchemars et tes rêves t'offrent une version de ta propre vie beaucoup plus romanesque, intensifiée, parce que précisément cette vie-là ne dépend pas des événements. Il y a toujours eu un écart, un fossé, entre les événements et la manière dont tu les incorpores. Propension à faire de n'importe quoi un traumatisme, et ça ne change pas forcément avec l'âge.

De ces rêves et cauchemars tu en sors bouleversée, traumatisée. Les cauchemars sont des tunnels d'angoisse dont tu t'échappes comme une enfant, en allumant la lumière ou la télévision pour entrevoir les contours des objets autour de toi, la pièce endormie et indifférente à ton agitation qui n'était qu'une folie. 

Seul vrai moment où tu trouves la réalité rassurante : au sortir d'un cauchemar.

Rêve bouleversant, parce que ton analyste a eu le malheur de te reprocher de ne pas l'appeler quand ça ne va pas, tu t'es empressée de faire un rêve où vous étiez liés ensemble, très amoureux, une intimité profonde et durable qui, au réveil, t'a serré le coeur. Cliché de début d'analyse, transfert, etc.
Et parce que tu t'autorises beaucoup de choses en ce moment (par indulgence, pour te ménager, pour t'amuser à devenir tarée) tu as décidé qu'il serait dommage que ce rêve en reste-là et tu as décidé qu'il était suffisamment puissant pour faire partie de ton vécu - une empreinte mémorielle est laissée par le rêve, tu sens qu'il y a eu expérience.
Ce qui t'a bouleversée: tu t'es vue capable d'avoir des sentiments puissants pour une nouvelle personne, tu t'es vue amoureuse d'une toute nouvelle personne, tu l'as ressenti intimement: le sentiment amoureux (qu'en ce moment tu essayes de dissocier d'une personne en particulier) prend une forme nouvelle, méconnue, insoupçonnée. Tu as éprouvé l'oubli, le renouveau, l'issue - tout ce que tu étais incapable d'imaginer depuis des mois. Tout ça n'était qu'un rêve, mais tu l'as ressenti et c'était donc une expérience, une sorte de teaser de ce qui t'attend bientôt.

En ce moment tu constates qu'une sieste de deux heures peut renfermer la même intensité que six mois de passion folle ou six mois d'angoisse. Tu as en ce moment l'impression que tes rêves sont surdosés - tout le contraire de ce qui t'arrive en vrai - rien.

Il faut faire tomber la personne de cette épaisse chrysalide composée de sentiments, souvenirs, besoins, dépendances, projections. La faire tomber tout à fait pour ne plus y voir que sa version objective, nulle, celle qui ne compte pas à tes yeux, celle à qui tu ne trouves plus de qualités. Tu dois en arriver au point où tu ne sais plus pourquoi tu l'as élue. Toujours le même cirque du désamour - faire et défaire une chose jusqu'à épuisement. Déménager à contrecoeur.

idée d'une histoire qui t'est venue : une fille qui va très mal (tristesse, dépression, peu importe) tombe un jour sur une paire de béquilles qui traîne chez ses parents. Parce qu'elle en a marre de donner l'impression d'aller bien et de constater que son mal est invisible, elle décide de se promener en béquille pour que son mal soit visible (elle fait remonter son mal à la surface, fait croire à une jambe cassée), que les gens lui posent des questions, s'inquiètent pour elle ou montrent un minimum de curiosité. Elle souhaite attirer l'attention et ne le peut que par un mal physique et imaginaire. Elle finit même par y croire, et par confondre la guérison de sa jambe avec celle de son "esprit".


Lecture du journal de Svetaeva entremêlé par certaines lettres de sa correspondance. La dernière fois que tu as écrit une lettre manuscrite à quelqu'un c'était une lettre pleine d'amour et de violents reproches. La personne en question l'a lu en marchant à côté de toi quelque part rue La Fayette, la nuit. Tu as eu droit à des réponses que tu es aujourd'hui absolument incapable d'aller relire, c'est peut-être la seule chose de ton studio que tu as voulu te cacher à toi-même, placer le plus loin de toi, une capsule de temps dissimulée sous des piles de feuilles et de documents. L'idée étant de ne jamais les relire pour ne pas te briser le coeur - ni dans 5 ans, ni dans 20 ans.
C'est toi qui avais lancé l'idée des lettres manuscrites (il y avait aussi des mails), car il y a toujours eu chez toi un désir de correspondance soutenue - peut-être l'une des choses qui te galvanisent le plus, qui te tient le plus en alerte : écrire, attendre, recevoir la réponse, la lire. Tu te souviens, à 13 ans?, de tes échanges quotidiens avec un garçon que tu n'avais jamais vu, une adresse e-mail lui était spécialement consacrée. Vous vous êtes vus une fois, il venait de rencontrer quelqu'un, de se couper les cheveux (moins beau), tu penses que tu ne lui as fait aucun effet. Il était repassé par Paris et t'avais glissé un mot dans la fente d'un cadre publicitaire du côté de Chaillot, tu y étais allée. Il n'y avait presque rien écrit dessus, rien que de très banal, mais tu as gardé ce mot dans une boîte pendant des années (là encore capsule de temps) jusqu'à ce que ta mère vide la boîte. Tu t'es énervée avant de te résigner.

Todorov évoque les "engouements" de Tsvetaeva. Relation épistolaire avec des hommes (et parfois des femmes) que, le plus souvent, elle ne rencontrait pas ou du moins que de façon platonique:

"Ils commencent par le choix d'un point de fixation: un homme, en général plus jeune qu'elle, si possible malade, de préférence juif et victime de persécutions (un élément de protection maternelle est toujours présent chez Tsvetaeva). Deuxième trait caractéristique: ce jeune homme écrit des vers, ou aime la poésie, et donc admire, ou pourrait admirer ses poèmes. Cette configuration suffit: Tsvetaeva ne cherche pas à en savoir plus sur lui, c'est même délibérément qu'elle évite de pousser la connaissance plus loin. En règle générale, une brève rencontre fait l'affaire, ou, mieux encore, une lettre d'admirateur. Ne sachant rien de la personne réelle, elle peut la doter de toutes les qualités voulues. Son imagination produit un être magnifique et elle commence à le bombarder de poèmes inspirés par l'amour qu'elle lui voue."

Très vite Tsvetaeva méprise le poète en question, les illusions tombent. Todorov raconte qu'elle était incapable de reconnaître un de ses anciens "engouements" quand elle le revoit. Preuve que la personne en question ne comptait pas, n'était que le support interchangeable de son Engouement.


Dimension de clandestinité dans l'échange épistolaire : on se voit, on discute, on vaque à nos occupations et à nos devoirs, et à côté de tout ça il y a une sorte d'espace-temps secret, clandestin, qui est le lieu de l'échange épistolaire. Ce qui est dit par l'écrit n'est pas dit ailleurs, c'était une sorte de luxe langagier que l'on s'offrait, d'opulence dans l'échange. Comme le journal intime, gêne du début (qu'est-ce que je vais lui raconter ?), aspect un peu emprunté de l'écriture, qui disparaît avec le temps.

Quand ça allait mal entre vous, tu faisais immédiatement passer la relation dans le registre épistolaire, tu la faisais basculer dans un nouveau monde où tous deux étiez plus intelligents, compréhensifs, articulés. Comme pour vous offrir une couche de profondeur et de complexité, et donc une nouvelle chance. Tu te mettais à remuer, à nommer toute cette longue surface de non-dits qui structuraient votre relation alors que vous n'aviez pas forcément l'habitude de vous réfléchir, ou alors sur le mode hystérique et douloureux de la dispute. Aujourd'hui tu te dis que tu n'aurais pas dû laisser ça aux moments de crise, mais que ta prochaine relation exigera un échange soutenu, intellectuel et sentimental. Tu ne peux plus faire l'économie de cette chose-là, et  tu es prête à attendre longtemps avant de voir apparaître la personne qui sera en mesure d'adhérer à ta lubie. Aujourd'hui tu souffres d'avoir exiger si peu de toi à cet endroit-là.



samedi 22 septembre 2018

"À qui parlez-vous ?"

"En ce qui la concernait, tout ce qu'elle désirait dans la vie, c'était une aimable physionomie pâle et figée semblable à celle de la putain en photo, de façon à pouvoir mener, derrière ce masque, une existence paisible."
Love, Angela Carter

auras-tu un jour un autre stratégie que celle qui consiste à chasser un chagrin par un autre chagrin ?


tenir la ligne de vie, celle qui se situe au-dessus de l'énorme trou noir que tu ne peux t'empêcher de retrouver à chaque fois que l'inactivité revient. Ligne de vie, c'est-à-dire celle où tu situes tout arrachement à toi-même: sport, travail, vie sociale. Sur le moment cela réclame de ta part un effort surhumain mais dont tu sais qu'à force de persévérance, à force d'insister sur cette ligne, tu parviendras à trouver ce fameux bout-du-tunnel. Celui-ci est pour le moment inenvisageable pour toi, absolument inconcevable, et pourtant tu sais que tout passe, c'est-à-dire qu'à force d'effort, à force de te forcer à faire ce que tu n'as pas envie de faire mais qui est bon pour toi, tu seras récompensée.  Mais pour l'instant ces efforts te paraissent stériles, au moins ont-ils le modeste bénéfice de te divertir ponctuellement de ton mal.
Il suffit pourtant de t'arrêter un instant, de te réveiller un samedi avec l'après-midi libre devant toi, pour te rendre compte que de son côté, le gouffre s'est dilaté, approfondi, que de son côté il travaille aussi à s'affermir secrètement. Tu ne vois pas la fin de ton mal mais celui-ci existe pourtant bel et bien, quelque part dans le temps, une éclaircie t'attend. Mais la texture même de ton mal t'oblige à ne pas pouvoir l'envisager, et pourtant tu dois croire à cette éclaircie comme à un rendez-vous dont la date n'est pas encore fixée, une date suffisamment lointaine pour te paraître totalement irréelle.


Dans le malheur tu te dédoubles, tu es au chevet d'une malade qui n'est autre que toi-même. Tu prends soin de toi, tu t'appliques plus que d'habitude à te maquiller et à t'arranger les jours où tu ne vas voir personne, où tu vas simplement travailler, gagner ta vie, faire les courses, régler les choses administratives. La féminité est comme un rempart, le désir d'acheter des vêtements, de mettre du parfum même les jours où personne ne te sentira, c'est comme un masque, une forteresse dans laquelle tu te tiens et qui te permettent de faire bonne figure tandis qu'à l'intérieur tu es effondrée. Voilà peut-être l'avantage que les femmes ont sur les hommes: celle de se travestir, d'étouffer sous des couches de superficialité le visage éteint des jours d'angoisse. Peut-être que plus une femme est habillée plus elle va mal - ça ne marche pas à tous les coups mais tu t'amuses à penser ça en regardant les femmes dans le métro.
L'exigence et le besoin impérieux d'être une surface pour faire en sorte que le fond finisse par coïncider avec elle : être maquillée, apprêtée, sourire, parler. Devenir une Machine féminine, amplifier ton devenir-poupée pour que le mécanique prenne le pas sur l'informe enténébré de ton mal.

Dédoublement permanent de toi-même, entre deux forces contraires qui ne cessent de se radicaliser avec l'âge. D'un côté une sorte de raffermissement, de devenir-guerrier, ton désir entêté de, comme tu le formules toi-même après avoir lu ces mots chez Andy Warhol, de devenir une machine. Avec le temps, tu attends que survienne une version augmentée de toi-même. Plus d'affects, plus de manques, plus de désirs, plus de vie intime parce que prétendre à une vie intime (c'est-à-dire des aspirations amoureuses, sexuelles, une envie de dépendance à quelqu'un d'autre qu'à toi-même- un désir de bonheur) c'est se rendre vulnérable. Or tu veux être un fourgon blindé.

"Annuler la profondeur, refuser de se noyer dans l'"égout de la conscience", être tout en surface et ne pas subir les mouvements aléatoires et capricieux de sa sensibilité, ne pas se laisser enfermer dans la prison de sa subjectivité, voilà autant d'objectifs implicites que Warhol se fixait avec son "voeu" d'insensibilité."
Andy Warhol, Mériam Korichi

Comme te le faisait remarquer B. après ta conférence, il y a une chose que tu n'as pas développée et qui était pourtant induite par tes propos. Si faire le bien, s'occuper des autres, aimer son prochain c'est quelque part n'avoir aucune intimité (Bing Crosby chez McCarey), alors le meilleur moyen de ne pas se laisser affaiblir narcissiquement par le réel, ses catastrophes et ses contingences consiste à se dévouer aux autres. La sainteté, que tu n'envisages pas une seule seconde, est une bonne stratégie de déprise de soi.


Deuxième force: ta demande d'amour, ta passion immodérée pour l'intimité, la conversation, l'émulation au sein du couple, l'écoute attentive, l'échange intellectuel. Ta capacité à te laisser hanter par une autre personne et qui a toujours existé chez toi (tu te souviens de ces lettres interminables que tu envoyais, remettais par l'intermédiaire d'un camarade, à des garçons que tu ne connaissais pas mais dont tu étais folle amoureuse au collège - tu avais une très grande capacité au ridicule, d'ailleurs les gens se moquaient de toi). Ton romantisme t'a toujours empêché de devenir la machine que tu rêves d'être. Tu rêves de tuer la Bovary en toi.

Ces lettres complètement folles, et dont tu ne te rappelles d'aucune phrase, mais tu te souviens que tu y racontais ta vie (tu avais 13-14 ans) et que c'était désarmant, honteux. Ces lettres, à y repenser aujourd'hui, disent énormément de toi. Il y a une sorte de rage de l'expression, d'incontinence de ta part, qui se formule par ton besoin permanent d'écrire (tu as donné à cela une forme "civilisé", la critique de cinéma), de parler à quelqu'un pour raconter la moindre chose qui t'arrive. Depuis longtemps, tu es en conversation interrompue avec Quelqu'un mais tu sais que ce quelqu'un est informe, parfois il a pris la forme d'une personne, d'un petit copain, d'un ami, mais toutes ces formes paraissent aujourd'hui insuffisantes - tu as récemment évoqué devant ton analyste, une rupture qui a été le "deuil d'une écoute" qui n'arrivait pas à passer. Parce que tu sais qu'il n'y a jamais eu d'écoute suffisamment ample à tes yeux et que c'est devenu aujourd'hui pour toi, une préoccupation douloureuse. Ton incontinence, ta recherche vaine d'une écoute.

Le fait aussi, qu'à tes yeux, beaucoup de gens parlent trop et que c'est une manière pour eux de pas écouter. Trop de fois cette année tu t'es retrouvée à des soirées et tu t'es comme dégonflée sur place, mise toute seule à distance : overdose de paroles, nausée devant le constat que les bavardages autour de toi ne sont filtrés par aucune écoute. Rien ne peut être dit sans écoute mais tu admets la nécessité du small talk et de cette cacophonie alcoolisée, mais tu constates que tu ne vas pas assez bien pour l'apprécier.
Une personne que tu ne connais pas et qui te raconte sa vie et finit par s'en aller sans t'avoir donné au préalable le sentiment d'un moment privilégié. La confidence que tu croyais recevoir était un monologue jeté en l'air. Tu as poussé ce constat (les paroles sont en l'air, l'écoute n'est nulle part) jusqu'à en faire une obsession désespérante : impossibilité de la rencontre, de la conversation, effort vain de tenter d'y parvenir. L'impossible adresse. Tu es murée dans un silence symbolique (tu continues à sortir un peu, à parler, mais tu es vite fatiguée), un silence de défaite épuisée, et qui a fini par t'envelopper tout à fait.

Me mettre à l'analyse n'est à mes yeux que persévérer dans ma façon d'être, persévérer dans l'écriture mais par la parole, persévérer dans le ressassement mais aussi me radicaliser dans ce respect du mot juste, de la précision. Une aventure intellectuelle qui m'est tout à la fois surprenante et familière puisque je découvre qu'une personne en face de moi est bien plus douée, bien plus précise, alerte et à l'écoute que moi. L'humiliation bienvenue de se rendre compte que la personne analytique qu'on pensait être n'est qu'un puits sans fond d'ombres, d'impensés, de dénis. Le coup de foudre avec l'analyste a certainement eu lieu au moment où, lui racontant mes derniers soucis ridicules dans le désordre et dans une sorte de confusion désespérée, celui-ci m'arrête pour me poser cette question déchirante: "Mais au fond, à qui parlez-vous?", angoisse soulagée devant ce qui vient d'être dit, comme s'il avait mis les mots sur ce qui était ma grande question.


Tu sais que ta vie telle qu'elle est, et qui est à la fois tenable et plus du tout tenable, demande une révolution, une sorte de saut qualitatif, une urgente transformation que tu essayes de mettre en place depuis quelque temps. La crise n'est que ce moment entre deux états de soi-même, où habitudes, manière de vivre et de travailler, personne que tu aimais et qui composaient ton fond de quotidienneté indiscutée, ton fond d'évidence, tout cela doit être inspecté et balancé par-dessus bord si tu y vois un quelconque signe d'intoxication, de maladie, de possibilité de mal-être. Transformation dit arrachement douloureux à ce qui te constituait et qui est vécu par toi comme un traumatisme, gestion d'un manque à la limite du supportable. Mais faire place nette à ce qui arrive et qui tarde à arriver ne peut que se faire dans la douleur.

Tu ne sais pas ce qui arrive mais tu sais que tu dois faire de la place. Tu n'aimes pas ce qui arrive parce que tu ne sais pas à quoi ça ressemble, mais tu sais que la vie revient avec ses vagues de possibilités, elles viennent de loin, tu les sens frémir et tu t'impatientes, et pourtant, entre ces deux moments, il y a ce qui s'apparente à un déménagement, un grand nettoyage. Ce qui était là est perdu, ce qui va t'arriver n'est pas encore là et en attendant c'est comme une noyade.

Tu reviens ici avec fébrilité, tu sais que tu as changé, que tu ne peux peut-être plus te permettre le journal intime comme avant. Obscénité, complaisance. Mais tu sais aussi que tu trahis une part de toi-même en ne le faisant plus et que surtout, tu te prives de la possibilité d'une consolation qui t'a aidée à bien des moments, celle de savoir ce qui t'arrive. Si tu ne poses pas des mots sur ce qui t'arrive tu risques de coller une étiquette grossière sur des pans entiers de ta vie, et tu te retourneras sur ton passé en n'y voyant qu'une série d'étiquettes grossières, une banale succession de hauts et de bas, alors qu'il y a différentes textures de hauts, différentes façons d'être mal (et puis tu peux t'amuser à une étude comparative qui t'intéresse, car tu aimerais savoir si, quand tu vas mal, c'est pire qu'avant, moins pire, ou exactement la même chose).


mercredi 16 août 2017

quand as-tu appris les gestes adultes ? c'est à dire que tu les appris, que tu te souviens de tes premiers cafés au lait avant d'aller au collège et tu étais presque toute fière de t'y mettre (en fait tu étais insomniaque et il fallait se lever tôt, tu en avais besoin et ce n'était pas une coquetterie). mais à quel moment as tu commencé à commander des cafés et à quel moment les serveurs t'en ont proposé tout naturellement en fin de repas ? à quel moment, lorsque le matin tu prépares ton café, tes gestes ont pris cet air d'évidence, de rituel ? à quel moment as-tu arrêter de remarquer que tu buvais du café?


certains soirs et après-midi il est difficile de rentrer chez soi et de savoir qu'il faudra exécuter des gestes, travailler, laver, se mettre au lit sous le regard de personne, pas même sous le regard de dieu. on peut alors avoir l'impression que le seul fait de rentrer chez soi, de fermer la porte à clé et d'enlever son manteau à quelque chose d'une sorte de cérémonie : la cérémonie de tout ce qui sera fait sous le regard de personne. et être entre quatre murs au calme, peut avoir parfois quelque chose d'insatisfaisant, comme si rentrer chez soi ne voulait pas dire autre chose que soustraire à tous les regards, s'obliger à mettre fin au dialogue des regards. les bibliothèques ont cette fonction de permettre à tout le monde de travailler en étant vu, donc de mieux travailler. tu peux parfois avoir de la difficulté à te mettre au travail comme si ton propre regard sur toi-même n'était jamais totalement suffisant, gratifiant.

à tout moment une marche dans Paris peut basculer dans une sorte de cauchemar, comme si la ville enfilait subitement un masque de laideur et de violence qui emporte tout avec lui. Paris peut-être laide mais il serait plus pertinent de dire qu'elle peut surtout être méchante, inhospitalière, faisant défiler devant le promeneur toutes les pires grimaces dont elle est capable. Un mélange écoeurant de puanteur et d'hygiénisme qu'aucune vitrine d'aucun café ou boutique à la mode ne parvient à farder, c'est même tout le contraire, ils défigurent la ville, nie sa grisaille et son usure accueillante par leur éternel apparence de nouveauté.

enfermés dans nos petits studios, dans nos petites boîtes aux loyers durement payés (par papa maman ou par la sueur de notre front), c'est le prix à payer pour avoir une petite boîte dans paris, pour pouvoir y être et s'y reposer, se reposer et penser à paris. pour bien penser à paris il faut y être, et y être en habitant une petite boîte. On a beaucoup marché, la tête est enflée de mille idées, de mille projets et de mille fantasmes qui seront pour la plupart sacrifiés, la tête déborde tellement, c'est comme une ivresse dont nous fait don la ville, et on doit rentrer chez soi et faire ce qu'on peut avec, soit la dissiper doucement, attendre, se calmer, soit la saisir fermement, l'exciter. On rentre la tête pleine d'un vertige d'idées, et on travaille à nos idées dans nos petites usines individuelles en surchauffe, on essaye de les faire sortir, qu'elles existent ailleurs, qu'elles se confrontent à la pierre de la capitale, au béton de la capitale, à son exigence carnassière. La ville nous demande beaucoup, nous prend beaucoup, peut-être ne peut-on y habiter que si d'abord elle nous prend tout, peut-être qu'on ne peut y vivre que si nous sommes constamment sur les rotules.

lu toute la première partie de l'autobiographie de Sarah Bernhardt, l'enfance est prodigieuse, elle veut être religieuse, finit par être actrice sur le conseil des adultes qui l'entoure. C'est une jeune fille riche, bien entourée, gâtée et capricieuse, turbulente et pleine d'électricité, habitée par une ferveur, une mystique qui, semble-t-il, n'attendait que le théâtre pour se canaliser, ou alors la religion. Toute cette partie ferait un merveilleux film. Lu quelques chapitres des mémoires de Marlène Dietrich: il est toujours touchant de voir une grande actrice, une grande comédienne revenir sur son parcours, justifiant l'exercice par la volonté de faire taire les rumeurs et de rétablir ainsi la vérité. Elles ne voulaient pas forcément l'écrire cette autobio, mais elles y ont été contraintes, loin de toute envie narcissique.
Toujours cette façon extrêmement touchante et maladroite d'avoir encore quelque chose à prouver, de se donner une dernière fois un beau et grand rôle, de noter un compliment ou de retranscrire une critique élogieuse parue il y a des décennies. Bernhardt en héroïne de guerre, Dietrich en mère attentive. Il y a dans les mémoires d'actrices (Bergman, Tierney, Davis, Dietrich, Bernhardt) quelque chose de la petite fille qui mime l'exercice d'écriture plein de sagessse, la maturité. Or au détour de quelques phrases on devine qu'elles ruminent encore les coups bas et les rivalités. Rien ne s'apaise, tout est encore à vif. Il suffit de s'en référer aux dernières pages pour voir qu'aucune n'a de leçon à tirer. Elles sont démunies, pleurent leurs morts et ne triomphent sur rien. Elles ne livrent aucun secret car elles ne savent pas vivre. Le souvenir d'autobiographie la plus triste reste celui de Gene Tierney et le fil rouge de la dépression contre lequel elle se bat, une vie passée dans un sentiment d'irréalité (comme certains de ses rôles), perçue à travers le voile d'une migraine persistante. L'autobiographie comme exercice contreproductif, qui rend informe, déchirant, ce qu'on pensait absolument cohérent, absolument romanesque. Les ascensions et les grandes vies n'existent que de loin.


Supporter très mal de vivre sous un rapport, de s'envisager soi-même par le biais d'un autre regard que le sien. Le vrai confort a toujours été pour moi de me soustraire à tous les regards : des amis, des connaissances. S'extraire de tout effort social, baigner dans son jus. Il reste toujours un petit trac, un fond d'appréhension à l'approche d'un rendez vous avec un ami, comme s'il fallait sortir de chez soi et forcément entrer en scène, même si c'est sous les yeux d'une seule personne. Sensation similaire d'inconfort avec les commerçants, les serveurs (mais qui se dissipe progressivement, avant c'était maladif), les médecins. Je n'aime pas non plus être transportée (des années sans avion), être réduite à un statut qui pourrait se résumer à celui de "française qui voyage", avec sa valise, son petit magazine et son mécontentement dès lors qu'il y a du retard. La subite impression de m'écraser en statistique.

Vacances dans la famille de T. dans la grande maison avec la piscine. Fascination absolue pour ses parents que j'observe du coin de l'oeil. Ils travaillent la journée, reviennent le soir sans présenter aucun signe de fatigue, préparent gaiement le dîner et s'attablent ensemble. Lorsqu'on débarrasse la table et que je les vois ranger la cuisine ensemble en se parlant tout doucement, comme s'ils manigançaient leur bonheur. Cette seule vision est à elle seule des vacances. Je pense alors à ma vie, mon studio, à tout ce qui m'entoure et qui est noué, étriqué, angoissé. Ici je fais du vélo, je fais la sieste, je bronze un peu et c'est comme si je repartais progressivement à la conquête de mon corps et de mes gestes. Quand je mange je me dis "je mange", quand je ne fais rien je me dis "je ne fais rien" ou du moins je m'obstine  à me le dire. C'est toujours un peu dur d'appuyer sur cette sensation, de la faire rougeoyer pour qu'il n'y ait plus qu'elle, c'est un drôle d'état de vigilance, le seul vrai repos dont je sois capable. A Marseille ou Bordeaux je me levais à 14 heures et j'essayais de penser égoïstement à la journée. Marcher longtemps, choisir méticuleusement le restaurant du soir et parler de bouffe, lire le journal dans un parc, prendre deux bains si j'ai envie de prendre deux bains, manger une glace si je tombe sur un glacier, dépenser l'argent sans compter. J'essaye de me faire végétative, c'est un art en soi, et de ne plus me torturer par l'idée d'une quelconque productivité - il est de plus en plus difficile d'accepter d'être inutile. Je ne travaille pas pour me rendre utile, mais parce que si je m'arrête mon monde s'effondre.
Peu à peu j'y arrive, l'esprit suit le geste, le geste persuade peu à peu l'esprit.
  J'essaye de faire reculer la tempête sous le crâne, surtout le soir, lorsque tout se met à se ramifier indéfiniment - les ambitions, les angoisses, telle chose que j'aurais pu mieux faire, tel souvenir qui revient, tel vestige d'une colère qui date d'il y a un an. J'ai l'impression que le passé n'existe pas dans ma tête, il n'y a qu'une scène avec un perpétuel reflux d'obsessions plus ou moins datées. J'essaye de rendre tout dérisoire à part le repos, j'essaye d'avoir envie d'aller mieux, d'être une vraie française en vacances, comme à la télé.


Un miroir grossissant fait apparaître notre peau comme un tissu uniquement composé d'imperfections. Le problème n'est pas notre peau, c'est le miroir grossissant. Si au lieu de m'ausculter devant le miroir j'y jetais un simple coup d'oeil, je ne verrais pas ce que je n'ai pas envie de voir (les boutons, les crevasses, les veinules). Il en va de même pour les pensées : il faut à tout prix éviter le miroir grossissant, simplement jeter un oeil distrait sur ce que l'on pense plutôt que de s'enfoncer dans les boutons et les crevasses de l'âme.

Mot qui revient souvent chez Sylvia Plath : neige
Mot qui revient souvent chez Pierre Michon : pain


Lire de grands stylistes, comme pour s'imprégner, agrandir ses forces au moment de l'écriture, se faire une haute idée de ce qui doit être dit et comment il doit être dit. Se nourrir de la vigueur et de la sève d'autres écrivains qui ne laissent jamais en paix aucune de leur phrase. Tout est parfaitement affûté, rythmique. Le risque dans l'écriture c'est de travailler à tailler des phrases, des paragraphes, et puis, par fatigue ou négligence, laisser des pans entiers mal habillés, des lieux communs se glisser dans l'écriture. Parfois j'ai le sentiment que ce qui est écrit le plus simplement du monde est tout simplement mal écrit. Pourtant le relâchement fait partie du style, et il faut savoir agencer les bosses et les creux, les montées de style (comme on parle de montée de drogue) et les moments plus lâches, mais ces moments doivent appartenir à la simplicité, à la blancheur, et non pas au langage commun, aux idées creuses, aux métaphores éculées. Les refrains et les couplets, les chemins entêtants et les petits ponts qui y mènent. Lire donc pour muscler son propre style, écrire avec dans la tête la musique d'un autre, imiter voire réutiliser les formules d'un autre comme Pierre Michon explique qu'il y a des phrases entières de Rimbaud recopiées dans ses propres livres mais que personne ne les voit. Emprunt et hommage, façon de dire qu'on ne peut pas mieux le dire.


Se ménager une période d'ascétisme studieux, mais à Paris, ce qui rend l'ascétisme légèrement mesquin et parodique. On aimerait pouvoir emprunter la maison de campagne d'un ami, s'y cloîtrer, travailler bien et beaucoup et prendre le soleil. Ce sera finalement Paris, la ville grise en plein mois d'août, le petit studio, celui de tous les jours : manger des pâtes et du riz et des pâtes et des fruits. Des pommes de terre. Lire beaucoup, prendre des notes, écrire, et faire taire une sorte d'insatisfaction de fond qui voudrait que l'on soit ailleurs et que l'on s'amuse. Les journées sont répétitives, on craint de se laisser aller à une forme de folie, celle qui dénoue les gestes de la société, qui vous rend bègue devant la pharmacienne. Parfois je me lève avec l'envie irrépressible de me jeter dehors, de marcher, de me dépenser, et je me sors comme on sortirait le chien. Le moindre motif suffit : racheter des médicaments, avoir envie d'un livre, faire les courses ou passer à la Poste.  Les amis travaillent ou sont en vacances et il y a, dans l'absolu, personne avec qui prendre rendez-vous - mais en même temps on ne cherche pas très loin. On aimerait manger des choses nouvelles, boire et discuter, ne pas compter ses gestes, mais on est comme tenu à l'obligation du travail qui doit avancer et devant laquelle on a désormais plus aucune excuse. Il faut absolument avancer. Le temps s'étale devant nous et l'on risque de regretter le moment où les obligations et le travail reprendra. Alors faire de ce temps une chance à saisir, sous peine de regrets, et malgré l'impatience. L'assiette de riz on la mange avec la frugalité et la modestie de l'étudiant en période d'examens, de la petite souris travailleuse qui n'a pas le temps ni la patience de préparer autre chose, qui entame une pause, prend de l'énergie; l'assiette de riz, comme n'importe quelle lecture, se retrouvera dans le texte, infléchira peut-être une phrase.
Je retrouve d'ailleurs une version améliorée de mes années fac, celle où on l'on se débattait contre dix pages de philo, où il fallait harmoniser tout un éventail de citations ramassées ça et là, la nouer et la couler à l'intérieur de la fluidité d'une dissertation.
C'est un travail ardu, où l'on se cogne contre ses propres insuffisances, son incapacité à attraper le bon mot - par insuffisance du vocabulaire, de l'imagination. Parfois, éreintée par la rage de l'expression qui ne vient pas, je me mets à dire haut et fort des onomatopées comme pour dénouer la langue.
Un jour sur deux ça ne veut pas. Mais très vite je comprends que le travail acharné, le fait d'y revenir, de retenter, d'y passer plusieurs jours, permet d'atteindre la satisfaction, la plénitude de la chose bien exprimée. Ce travail que tu n'oses pas regarder dans les yeux cet après-midi, parce que tu sais que ce ne sera que souffrance, frustration, lutte avec toi-même, recherche vaine du mot parfait, celui que tu ne connais pas, qui n'est pas dans les dictionnaires de synonymes. Il y a pourtant la fierté d'être en train d'accomplir le contraire même de la paresse, quelque chose de plus grand que soit, qu'on n'était certainement pas obligé d'entreprendre. Se rendre absolument meilleur, plus persévérant, plus solide, plus adulte, par un travail de longue haleine; il fallait bien que ça arrive.

Il suffit de s'isoler quelques jours pour comprendre à quoi servent les amis, la sociabilité. A ne pas devenir tout à fait muet, à ne pas devenir tout à fait bègue devant n'importe quel commerçant. A ne pas devenir un petit animal fragile qui ne supporte plus les bruits des gens dans les cafés, les bruits des voiture, les bruits du samedi. C'est comme une corne qui se forme tout autour du corps et de la pensée, et qui la rend moins vulnérable, moins écorchée. Quand je sors peu et que je ne vois personne j'ai l'impression que mes sens ont retrouvé une sorte d'hypersensibilité, d'irritabilité de petite vieille. Avoir des amis, une vie sociale permet de passer devant une terrasse de café et de comprendre pourquoi les gens s'y agglutinent, boivent et parlent - on sait qu'un jour ça peut aussi nous tomber dessus, qu'on peut être à son tour l'idiot sociable du solitaire qui passait dans le coin.


jeudi 9 février 2017

Paris pue


De même qu'il y a eu trop de tristesse, des sanglots au milieu d'une partie quelconque de la nuit, il y a aussi parfois, en ce moment, trop de bonheur, comme d'innombrables touffes qui me sortent par la bouche, les yeux, le ventre. Une lumière qui me rentre par le dos et me ressort par les yeux, me pétrifie; je suis persuadée que la lumière est capable de glaciation.


Il est difficile de ne pas penser que notre corps est le centre du monde, difficile de ne pas penser que c'est à partir de lui et de sa position (de centre toujours en mouvement) que le monde se configure, que les objets du monde se placent. Le monde n'est pas autour de nous. Je me souviens du jour où j'ai réalisé les véritables dimensions de mon corps, où je me suis rendue compte de ce que j'étais pour n'importe quel passant : une toute petite jeune femme. Qui à force de se scruter dans le miroir a cru un moment que son visage était la lune ou le soleil, alors qu'il n'est qu'un tout petit ovale de chair et d'inquiétude déposé au milieu d'une immensité chaotique dénuée de centre.


Prendre tout ce qu'il est possible de prendre à la vie jusqu'à se brûler le bout des doigts,  jusqu'à ce que ce qui a été pris finisse par tomber par terre, tellement nous avons les bras chargés de choses brûlantes et contradictoires.

Il faudrait pouvoir écrire sur la timidité et en faire plus qu'une certaine attitude face à certaines situations particulières, un véritable mode d'être, un tremblement face à la vie et aux êtres, le tremblement d'une vie qui veut quelque chose mais n'ose le demander qu'en s'en détournant (ne pas regarder quelqu'un qu'on désire dans les yeux). Peut être que la timidité est le voile de pudeur autour duquel s'enroule la volonté.

Il faut être un désert d'immaturité, de violence, d'instincts désorientés et d'aveuglement, où se ménagent ça et là quelques oasis de maturité qui ne sont que les étapes successives vers un autre bout de désert, une immaturité plus intense, qui jouit de plus en plus d'elle-même.


Me concernant écrire n'est pas la conséquence d'une sorte de facilité qu'il y aurait à articuler ce qu'on pense dans les mots. C'est tout le contraire : écrire pour moi c'est avoir un problème avec le langage, c'est soigner ma pensée bègue, c'est faire plus d'effort que les autres pour dire les choses. Il n'y a que par cela que j'arrive à m'expliquer le fait qu'écrire soit si éprouvant et en même temps si euphorisant : c'est gravir une petite montagne de rien du tout, réussir à faire un pas.

Banalité : les adultes ont été des enfants. C'est-à-dire que dans leur âge adulte ils ont emporté avec eu quelque chose de ses traits de caractères relevés par leurs professeurs dans leur bulletin de notes. De ces défauts qu'on leur reprochait, et restés jusqu'à aujourd'hui, encore non corrigés, désormais libres de s'épanouir; car on ne demande pas à un adulte de changer. Comme si en scrutant nos photos de classe on pouvait déjà remonter à la source d'une personnalité, d'un caractère, distraitement figés dans une pose de photo de classe, exhibés et soulignés par les postures endimanchées : "je suis comme ça".

Pour qui vit loin de sa famille, pour qui vit seul dans son petit studio, les boulangères et les pharmaciennes viennent prolonger les gestes maternels, soignés les affamés-migraineux urbains que nous sommes tous. Achat de doliprane le dimanche soir, sandwich un jour de semaine, à 16 heures, comme des enfants perdus, structurés par rien, déréglés et esseulés. Lorsqu'elles nous servent, leurs mains sont pleine de cette netteté compassionnelle.

Pulsion de voyeurisme parisien : rentrer à la tombée de la nuit, après avoir fait des courses, lever les yeux et scruter furtivement à l'intérieur des appartements éclairés et animés. Avoir le coeur serré et rêver d'enfouir sa tête dans le canapé d'un inconnu, de s'engouffrer dans une domesticité qui n'est pas la sienne, de se glisser dans ces petits recoins d'ombre, derrière un étudiant qui cuisine pour lui, ou d'une femme légèrement souriante qui consulte facebook.

Vivre seul, être adulte, responsable : passer une grande partie de son temps à exécuter des gestes de survie inconscients, à préparer le jour : laver le linge, plier les chaussettes, faire les courses, la vaisselle, faire la cuisine, débarrasser, laver le sol, racheter ce qui manque, vérifier ce qui manque. Avec le sentiment que tous ses gestes se font pour un double de soi-même, un soi-même déchargé de toutes corvées, qui prend place dans l'ordre installé et dérange tout de son existence princière.

J'ai des amis, très cultivés et très sobres, qui semblent détenir leur sensibilité au fond d'eux-mêmes. Ils n'estiment pas que celle-ci ait à s'épancher, à s'exhiber. Lorsqu'ils parlent de roman et me conseillent des films ou des lectures, ils en parlent en jetant sur leurs propos un voile de pudeur analytique. On devine leur sensibilité plus grande que les autres, ils ont tout lu, tout vu, ont été touchés de mille façons, leur sensibilité s'est déployée, se raffine de jour en jour, mais ils ne tiennent pas forcément à le faire savoir. Tout se trouve au-dedans d'eux-mêmes, jalousement scellé. Mais leur personnalité est une sorte de somme de tout ce qu'ils ont ingurgité. A force de garder trop de choses en soi, un parfum finit par émaner du coffre fort, se glisse entre les interstices.

Discussion avec un ami, de ces vagues connaissances qui nous désarment en exposant leur détresse publiquement. Ces personnes juste à côté de nous, qui n'arrivent plus à gagner leur vie, à trouver du travail, alors qu'à un moment, tout allait bien pour elle. D'autres personnes, très isolées, semble insensiblement basculer vers une sorte de démence, qui au lieu de se vivre dans le secret d'une vie pour soi, explose publiquement sur les réseaux sociaux. On peut y voir une succession de malheurs, mais aussi une certaine façon qu'à la grande ville, qu'à notre petit milieu, d'évincer des personnes de la grande fiction de tout ce qui tient debout, de tout ce qui arrive à tenir. Comme si ces personnes nous rappelaient que nous étions dans une énorme partie de chaise musicale. Le plus triste est cette façon insensible, susurrée qu'a le milieu de se faire comprendre, d'exercer sa violence : il n'y a pas de place pour tout le monde. C'est un effritement progressif, un effondrement par étapes. On sait également que notre agitation, notre obsession du travail et de l'activité n'est qu'une façon de prendre tous les jours un peu d'avance sur notre potentielle éviction du jeu. Toute notre énergie consiste à faire collectivement exister une idée très fragile, qu'il est possible de vivre de ce que l'on aime.


Flaubert : le roman moderne ne contient plus le monde, ni la possibilité d'un récit d'apprentissage. Seulement d'un surplace idiot, où les passions ne sont pas autre chose que l'illusion que quelque chose se passe, l'illusion d'un événement. Madame Bovary est l'histoire d'une expérience du monde impossible, d'une âme acharnée, trop pleine du désir de vivre quelque chose face à une réalité qui ne répond plus. Bovary veut la vie. S'y prend-t-elle seulement mal ? Elle a lu les mauvais livres, on lui a trop dit qu'il y avait quelque chose à vivre, que la réalité n'était pas indifférente mais avait quelque chose à offrir. S'esquisse la piste que c'est sa propre bêtise qui l'empêche d'avoir à vivre quelque chose, mais aussi la médiocrité alentour, la bêtise des autres, qui n'est pas exactement du même ressort que la sienne. Flaubert nous dit qu'il n'y a rien de pire, de plus suffocant, de plus mortifère que la bêtise. On ne peut pas désirer vivre quelque chose et haïr autant le réel. Face à elle les hommes, les petits notables, la bourgeoisie provinciale fait bloc, pour que rien ne lui arrive jamais. Le réel est haïssable, la France est haïssable, bétonnée de toutes parts pour qu'aucun désir ne s'y engouffre plus. On peut seulement autopsier ce grand corps pourri.
Et l'adultère est ce qu'il reste à vivre lorsqu'il n'y a plus rien à vivre, lorsqu'on a tout essayé, le dernier petit frisson, la dernière convulsion. Le poison n'empoisonne pas, il est, dans le roman, l'évident remède, la dernière gorgée d'amertume, que déjà, d'une autre manière, Bovary avalait déjà à petite dose chaque jour de son existence. La plus grande passion de Bovary aura été son ennui.

Au contraire, chez Dickens, point d'acmé du roman d'apprentissage, ce n'est pas les héros qui vont au devant de la vie, mais les événements qui leur tombent dessus. La vie est événementielle, les prises de conscience sont perpétuelles : de quoi Bovary aura-t-elle pris conscience ? Qu'a-t-elle appris ? Absolument rien.
Chez Dickens, la pauvreté et les malheurs sont grands, palpables, non pas réduits à être des petites entailles narcissiques, des contrariétés. La peine est immense, les bonheurs aussi. La question est toujours la suivante : qu'est-ce qui dans cette peine, dans ce bonheur, dans la rencontre avec tel personnage, m'a été enseigné, m'a élevé ? Tout est éclairé à la lumière de l'apprentissage, d'un cheminement cahotant vers la lumière. Plume désormais apaisé, réconcilié, de l'homme revenant sur ses souvenirs pour restituer toute sa place et son importance à chaque souvenir, à chaque obstacle, chaque malheur. Tout est matière à déclic, comme étincelle qui fait advenir un niveau supérieur de conscience. La vie offre le monde, elle donne tout à vivre, et la communauté affective, un peuple à lui tout seul, un nuancier qui égrène tout ce que la sensibilité est capable d'éprouver.

Bovary : une ramification d'échecs, loin du roman d'initiation qui est une seule et même courbe ascendante. La puissance de Dickens vient de ce que le cheminement ne se trouve dans aucune partie, mais se déduit de l'ensemble. Chaque petite saynète qui semble fonctionner en vase clos est la pièce mémorielle et secrète d'un tableau plus large, d'un monde intime.
Flaubert écrit au dessus de ses personnages, depuis sa position d'ironiste démiurge. C'est un écrivain qui écrit à contre-coeur, plongeant sa plume dans une liqueur de dégoût pour ses personnages et ses situations. Le liquide noir que crache Bovary après avoir pris de l'arsenic n'est que la matière avec laquelle Flaubert écrit et prévisualise son roman. Il y a quelque chose d'admirable à voir un écrivain se forcer à un travail qui l’écœure, qui se force, chaque jour à sa table, à avaler sa petite dose de poison littéraire. Il sait que son avis, ses sentiments, ses préférences importent peu au regard de l'entreprise littéraire. Et puis, il faut bien entretenir cette fonction d'écrivain démiurgique pour mettre à distance, et donc voir cette bêtise humaine, qui est forcément aussi celle de l'écrivain. Il faut la mettre devant soi, la recracher, la faire étrangère à soi, pour pouvoir l'examiner. Flaubert-écrivain ne se trouve pas dégoûtant, lui.

"Flaubert a fait deux parts dans son existence : l'une qui relève de la condition commune et dont il se détourne - "vivre ne nous regarde pas" - l'autre qui le met en familiarité avec les grands esprits créateurs, les "colosses" qui "épouvantent". L'artiste triomphe du bourgeois en s'interdisant les billevesées de tous ordres que celui-ci nourrit : il "ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale". Il se consacre à mieux : "juger" la vie, "c'est-à-dire la peindre".

mardi 19 avril 2016

je tache tout de rouge à lèvres, d'encre et de café (les livres, les draps...), cela doit vouloir dire quelque chose, peut-être que ces trois substances font autant parties de moi que celles que secrètent mon corps.


je suis amoureuse de ce que les gens souhaitent et veulent pour eux, de ce qui les nourrit au sens très large du terme. Cet ego replié sur lui-même avec ses besoins, ses goûts, ses désirs. Ses envies de tel aliment autant que ses envies de coucher avec quelqu'un. Bref, tout ce qui en lui consomme et pour cela, se tourne inévitablement vers le monde et y trouve de quoi croître, cela me touche.


La vie est, malgré elle, obligatoirement, une sorte de grande enquête sociologique, un énorme projet balzacien pourrait-on dire. Qu'on le veuille ou non, nous sommes toujours les témoins plus ou moins attentifs d'autres milieux, d'autres manières de pratiquer le monde (ce livre que j'adorais à l'époque Manières de faire des mondes de Nelson Goodman, pas sûr de l'aimer encore). Cette dimension là j'aimerais pouvoir la parfaire et m'appliquer à l'aiguiser jusqu'à devenir la gardienne attentive de ceux qui m'entourent.


J'ai l'impression d'avoir vécu ce début d'année comme un dérèglement et un détraquement de tous mes sens et notamment de celui qui me malmène le plus : l'imagination.  j'ai l'impression d'avoir eu à ingurgiter un nombre considérable de choses (entre les épiphanies et les blessures), des aliments de toutes les formes et de toutes les dimensions, certains possédant des bords tranchants, certains trop énormes et qui passent dans mon organisme en l'écorchant. Le processus de digestion vient tout juste de commencer, les aliments ont mis tellement de temps à se désintégrer (je n'avais rien mâché), à fondre, et je retrouve désormais un usage à peu près normal de mon corps. Il n'est plus habité par cet embouteillage de malheur, et laisse place en fait, à une véritable métamorphose. Je fais le décompte de mes forces, je teste mes nouveaux pouvoirs, ma nouvelle sensibilité, j'ai été guérie et transformée par cette digestion.

Usage à peu près normal de mon corps,  et le corps en tant que c'est de lui que part cette faculté de l'imagination. Cette faculté contre laquelle j'ai passé tant de semaines à me battre et qui s'abattit sur moi au dépourvu.  Au milieu de la journée,  sans crier gare,  elle venait me serrer la gorge. C'était comme une bête qui n'attendait pas la nuit pour m'attaquer et me transpercer de ses images.


Et puis un jour, récemment, je me suis levée,  éblouie par le soleil, et j'ai senti comme un apaisement que je n'ai pas cessé de goûter tout au long de la journée.  C'est comme s'ausculter intérieurement,  passer ses doigts tout partout à l'intérieur et constater que tout est en place, que rien ne fait plus mal lorsqu'on appuie. On pense aux images qui font mal et elles ne font plus mal, elles vivent leurs vies sans nous (oui c'est dans ce sens que doit être tournée cette phrase car je constate dans la guérison que c'est finalement moi qui venais embêter ces images, moi qui leur conférais une puissance qu'elles n'ont jamais eue).

L'imagination peut aller partout, il faudrait pourtant lui imposer un code de la route, des panneaux de signalisation, pour qu'elle ralentisse ici, s'arrête là, qu'on l'oblige à dévier sa trajectoire. Instaurer même des portes blindées, lui barrer l'accès à certains territoires qui pourraient nous être néfastes.

Ce qu'il y a de beau dans le hasard, dans la coïncidence, c'est leur instinct, cette façon d'entreprendre sans nous, c'est cette proposition faite à la vie, et libre à nous d'en disposer, de la refuser ou d'y voir un nouveau départ de fiction.

Nuit debout. Y aller beaucoup, seule ou accompagnée, à des heures diverses, faire partie de cette masse d'écoutants attentifs. Y aller c'est ne plus être en mesure de se prononcer dessus, c'est actionner ce que je décrivais l'autre jour à F. : une épochè, une suspension du jugement qui permet l'écoute, l'observation détachée de tout envie et de toute disposition à conclure quoique ce soit. Refuser de conclure en tant que la conclusion déforme l'observation, mais plus que ça : en tant que la conclusion déforme la vie. Il y a des morceaux de réel qui se passent sans nous, qui se passent bien de nous et qui ne quémandent pas notre avis. Voir passer devant soi ce qu'on appelle ici et là les "damnés de la terre", voir passer les discours paranoïaques, les discours en lambeaux, la langue folle et blessée de ce qui ne se trouvent pas dans le cercle VIP de la rationalité du discours. Un homme un peu fou qui parle du traitement qu'il a subi en hôpital psychiatrique, une femme qui pense que le gouvernement veut la tuer, le poème cassé de l'un, les imprécations alcoolisées de l'autre, le monologue de Hamlet récité par un jeune homme épuisé après sa performance. Il faut entendre par là que ce qui sort pendant les AG ne peut pas sortir autrement, l'homme évoquant les dérives des hôpitaux psychiatriques ne peut pas s'exprimer autrement que follement. Chacun y fait résonner sa petite mélodie intérieure jusqu'à ce qu'on en déduise pas autre chose qu'une agora cacophonique. Plusieurs amis croisés là-bas parlent de ce magnétisme qui les étreint, de cette envie de revenir encore et encore, le plus souvent possible, comme attirés par un tourbillon déréglé. Quelque chose ne cesse pas de rater, et c'est cela qui nous réjouit, comme un briquet vide mais que, buté, on ne cesse pas de vouloir faire fonctionner. Parfois un départ de feu, parfois la flamme revient le temps d'une demi-seconde. Cette chose étrange que peut être l'attente patiente, mais parler d'attente c'est déjà déformer la chose. Car venir place de la République c'est n'avoir envie de rien, c'est, ce mot que j'entends beaucoup, y déposer sa présence, venir avec toute son inertie, constater l'incapacité joyeuse, le refus de conclure. Un exemple très parlant : personne ne pense la même chose sur les casseurs, sur la réponse apportée à la violence policière et sur l'usage ou le non-usage de la violence. Le sujet revient sans arrêt et l'assemblée reste partagée. On prend cette indécision, cette indécidabilité, comme quelque chose de satisfaisant, qui ne vient pas frustrer un désir de trancher. Tout est ainsi en suspens, et c'est là que réside la force politique du mouvement, là que réside son refus de ce qui fait le quotidien de la politique : les sondages, la statistique, l'opinion. Le refus de toute forme d'homogénéité, ce refus en fait, de la ligne droite pour lui préférer le désir et l'obligation de tourner en rond, d'avancer une fois et de reculer une, bref, c'est peut-être ce tourbillon là, le tourbillon déstructuré de la pensée et de la langue, qui aimante certains d'entre nous. Cela met en branle, cela met à l'épreuve nos habitudes, nos réflexes qui consistent à déceler partout des directions, une téléologie.  D'où l'hypnose, en tant qu'elle est un état où nous sommes dépossédés, heureusement, de notre capacité à conclure; j'ignore jusqu'à quand le charme va opérer et je ne néglige pas une éventuelle lassitude. L'épochè est donc bien un état possible, habitable, un délicieux tremblement entre deux options. Il y a un nombre incalculable de connexions, de contacts, qui se font sur cette place (il faudrait pouvoir entamer une sociologie de la place de la République depuis qu'elle est une zone piétonne); c'est ce qu'on n'osait plus demander à la ville, ce corps politique sans organes.

mardi 12 avril 2016



- Envie de passer de grandes journées solides qui ne me laisseraient pas le temps de m'effondrer, des journées telles qu'à chaque instant elles sembleraient me dire "tiens toi droite, souris ! tu dois t'occuper de moi", et alors je me redresserai pour coiffer la longue et vigoureuse chevelure de ma journée.

- Une personne admirable, vraiment et profondément morale, serait capable, même au plus profond de l'accablement, de la tristesse ou de l'énervement, de répondre aimablement à quelqu'un qui lui demanderait de l'argent dans la rue.
Autrement dit, une personne profondément morale (ou distinguée ou élégante) n'estime pas qu'autrui, ce parfait inconnu, devrait évidemment pâtir de son humeur. Son humeur n'est pas inexorable, indiscutable, bref, elle n'est pas une météo.

- Toujours un peu inquiète à l'idée d'une généralisation de l'automatisation du métro. Le métro est comme le bus, on y devine quelque chose de celui qui le conduit. Le malotru qui nous fait payer on ne sait quoi en freinant trop subitement, mais aussi et surtout, le délicat, qui, à la vue d'un retardataire, n'hésite pas à laisser le signal sonner plus longtemps que prévu et à l'attendre, parfois même jusqu'à l'indécence. C'est presque un miracle, un événement, ce surgissement de l'humain derrière la machine.

- Il faut savoir et pouvoir se satisfaire d'une chose, qu'avec certaines personnes, les circonstances font qu'on ne peut entretenir avec elles qu'un amour intellectuel. Mais dire "on ne peut" c'est déjà minorer ce qui est immense, même si l'absence d'un minimum de quotidien partagé peut être longtemps vécu comme un deuil - cela peut être une source justifiée de chagrin. Puis le temps passe, le calme revient, et on se rend compte que cet amour est toujours là, bien présent, apaisé dans son renoncement; ou alors il a simplement disparu.


- L'influence des gens sur soi est quelque chose d'aussi touchant que ridicule. Fréquenter quelqu'un depuis longtemps, parler comme lui, répéter au mot près ce qu'il dit en se l'appropriant, avoir ses goûts et ses dégoûts. N'être qu'un petit animal mimétique, le porte-parole d'un autre, un prolongement de lui. Le plus saisissant est ce moment où l'emprise tombe, où la personne s'éloigne et où le mimétisme et l'influence disparaissent. On a l'impression d'avoir trahi quelqu'un, le sentiment d'une contingence un peu triste, d'un délire passager.

- SB à la Cinémathèque, cette fois-ci pour présenter Zig Zig de László Szabó :
toute sa programmation (quatre films) tourne autour de l'idée de choisir des cinéastes qui ont "le sens du présent" : "comment faire pour que le sens du présent prenne le pas sur le scénario ?"
"Comment peut-on faire pour lutter contre la force d'inertie de l'aspect technique du cinéma ?"
Et les "créatures sans créateur", formule de Vecchiali pour parler des acteurs dans le cinéma des années 30. Formule sublime.
Je retrouve dans sa présentation ma propre obsession d'une disparition du cinéma. Je finis par réfléchir et je me dis que peut-être tout vient de lui, et que je passe mon temps à faire comme si j'avais trouvé ça toute seule. Je ne suis qu'une machine à digérer qui se réveille un jour, amnésique quant à l'identité de la personne qui l'a nourrit, je finis alors par m'attribuer tous les mérites.


- Changement de saison : s'ensuit une période instable, un peu folle, le temps que le corps et les pensées se règlent, s'ajustent au changement. Une période qui a comme un léger tremblé dans le trait. En attendant une forme de panique et de n'importe quoi s'installe. Le fond de l'air chaud m'exalte et me rend mélancolique, cela doit venir d'une perception insistante à ce moment de l'année, un truc qui vient de l'adolescence. Nouvelles lectures, nouveaux boulots (fin du travail sur Gabin), nouvelles chaussures, nouvelles rencontres : comme si tout cela avait attendu derrière une porte pendant tout l'hiver et se déversait désormais sur moi.




















- Confirmation de quelque chose en lisant le journal de Sylvia Plath : qu'il va falloir tout en lire, parce que je tiens là mon alter ego littéraire. Cette petite littérature féminine et mineure qui me fait rêver, c'est tout elle. Ce petit monde de jeunes filles américaines derrière lequel se cache en fait l'éclair, l'orage de la folie. Elles prennent des bains pour se laver d'un rendez-vous galant, rêve de purification en même temps que de souillure. Oui oui c'est trois fois rien, c'est mineur et c'est pour ça que je peux prétendre qu'elle est mon alter ego : cette littérature minuscule c'est bien moi, j'y suis effroyablement à l'aise et je commence à l'aimer elle comme une soeur.

- Cette phrase, écrite dans son journal alors qu'elle doit avoir 17 ou 18 ans :

"Un éclair oblique de lumière bleutée traversait le plancher d'une pièce vide. Et je savais que ce n'était pas l'éclairage de la rue mais la lumière de la lune. Qu'y a-t-il de plus merveilleux par une nuit pareille que d'être vierge et jeune, pure, neuve?...(être violée.)*

les notes de bas de pages nous disent : * "(être violée)" est un ajout plus tardif dans une encre différente.


On devine le chagrin voire une forme de rage ou d'ironie cruelle dans cet ajout tardif. Comme si Sylvia, relisant son journal des année après, se corrigeait elle-même, corrigeait par l'expérience ce qu'elle prend rétrospectivement pour une naïveté. Peut-être qu'alors pour elle la souillure n'est que l'envers de la pureté. En tout cas je vois dans cette phrase une sorte de réconciliation de tout ce qui peut cohabiter chez la "Vierge Américaine", comme elle le dit elle-même. Prête pour l'amour, "parée pour plaire", comme un cadeau bien emballé et pourtant explosif.

Il y a une scène de bain très belle dans La cloche de détresse qui va dans ce sens-là :

"J'ai pensé me glisser entre les draps et essayer de dormir, mais cela me faisait l'effet d'introduire une lettre sale et piétinée dans une enveloppe propre et neuve. J'ai décidé de prendre un bain chaud. Il doit bien exister des maux qu'un bain chaud ne parvient pas à guérir, mais je n'en connais pas beaucoup. Chaque fois que je suis triste à en mourir, trop nerveuse pour dormir, ou bien amoureuse de quelqu'un que je ne verrai pas pendant une semaine...je me laisse aller jusqu'à un certain point et je me dis : "Tu vas prendre un bain chaud."
Je médite dans mon bain. Il faut que l'eau soit très chaude, tellement chaude qu'on puisse à peine supporter d'y plonger un pied. Alors, on s'enfonce centimètre par centimètre jusqu'à avoir de l'eau jusqu'au cou. [...]
Pendant plus d'une heure je suis restée dans cette baignoire au dix-septième étage de cet hôtel pour femmes seulement, loin du jazz et de la tourmente de New York, je me sentais devenir pure. Je ne crois pas au baptême, ni aux eaux du Jourdain, ni à rien de tout ça, mais je crois que j'éprouve pour les bains chauds les mêmes sentiments que les croyants envers l'eau bénite.
Je me disais : "Doreen se dissout, Lenny Sheperd se dissout, Frank se dissout, New York se dissout, ils disparaissent tous et aucun d'eux ne compte plus. Je les ignore. Je ne les ai jamais vus. Je suis très pure. Tout cet alcool, tous ces baisers gluants, échangés devant moi, la boue qui se collait à ma peau sur le chemin du retour, tout cela se métamorphose en quelque chose de très pur.""
On imagine son corps sortir du bain, tout rougi par l'eau chaude, son corps devenu une lettre propre qui glisse dans son enveloppe immaculée. On imagine que le lendemain il faudra encore prendre un bain chaud, recommencer le cycle infini de la pureté.

jeudi 7 avril 2016




Conférence sur Renoir une semaine après la conférence sur HSS, et un même fil conducteur de l'un à l'autre, une même idée qui surgit comme par enchantement, une idée que je ne suis pas allée chercher spontanément mais qui est elle-même venue me trouver, c'est celle de la disparition du cinéma. Dans une certaine esthétique qui commence à être la mienne, un grand cinéaste cherche d'abord à faire disparaître, à faire reculer le cinéma. Je ne peux pas en dire plus, seulement que, lorsqu'on aime véritablement le cinéma d'une certaine façon, on le hait aussi toujours un peu. Peut-être finit-on toujours par trouver un paradoxe lorsqu'on creuse longtemps d'un côté : aimer le cinéma c'est souhaiter le faire disparaître, voilà donc la conclusion de toutes ces années cinéphiles ?
Renoir parle de l'eau (il existe chez lui une tension vers un devenir-eau de sa mise en scène), des mouvements de caméra qui ne doivent pas se voir, de l'importance des acteurs. Tout ça converge vers une même idée de disparition. J'arrive donc toujours à conclure sur cette idée, à la faire passer en (eau) douce, mais je n'ai aucun retour quant à savoir si cette idée est comprise ou appréciée ou si elle est uniquement plaisante à mes propres yeux, à l'intérieur de mon esthétique, cette chose que je ne partage avec personne, ou peut-être disons, une poignée d'amis et de connaissances qui sur le principe sont d'accord avec moi. J'insiste : cette idée je ne suis pas allée la chercher comme un ornement, je l'ai déduite de tout ce que j'ai récemment écrit, et cela me la rend d'autant plus nécessaire et précieuse.

Le développement d'une passion ressemble à la forme d'un entonnoir : on mange d'abord de tout, puis on finit par ne plus supporter que quelques aliments. On devient de mauvaise foi et on cultive un peu ses goûts contre ses dégoûts : l'un alimente l'autre. Mais on devient aussi du même coup, un peu plus intéressant. Pourquoi ? Parce qu'alors les films (ou la littérature ou la musique) ne défilent plus dans le vide mais viennent répondre à une sorte de paysage ou de pièce agencée d'une façon très précise, unique (à chaque subjectivité son paysage). Ce n'est plus une réception, cela devient une véritable conversation. Si je m'ennuie de moins en moins devant les films c'est que d'abord je ne vais plus voir tout ce qui sort, mais aussi parce qu'il n'y a pas un seul plan que je ne discute pas intérieurement.

Je ressors de ma conférence en sueur, fatiguée et fébrile. Je descends de la scène et de mon petit bureau avec l'impression d'un effort immense, surhumain, louable, qui m'a sortie des limites de mon apparence (petite meuf de 24 ans). Au café en attendant la petite, je n'arrive pas à faire autre chose qu'à regarder dans le vide en enchaînant clope sur clope; je suis vidée et je n'arrive pas à lire. Je crois que cette conférence, plus que la première, m'a travaillée au corps, qu'elle est davantage sortie de mon corps, j'ai accouché d'un truc qui n'était pas entièrement contenu dans mes fiches, quelque chose entre le ventre et le cerveau. Par exemple, je n'avais pas prévu que la conférence se termine dans une sorte de précipitation brouillonne que B. a beaucoup aimé car pour lui elle rappelait l'emballement à l'oeuvre à la fin de French Cancan. On ne prévoit pas ce genre de magie, c'est comme une récompense qui tombe lorsqu'on a bien travaillé.

Rendez-vous avec M. qui était au collège avec moi, une ou deux classes au-dessus de moi avant que nous nous perdions tout à fait de vue. On se retrouve dix ans après par hasard sur internet : dispersés après le collège, nous nous sommes donnés comme secrètement rendez-vous dans le milieu de la "critique culturelle" dix ans après. Je me souviens qu'au collège nous étions les mêmes : on lisait Rock'n'folk, on allait à des concerts, on n'aimait pas l'école et on était des pré-ados romantiques, un peu à la marge mais pas complètement exclus. On ne se parlait que sur internet, trop autiste et fébrile, trop sans prétexte pour pouvoir se parler. Il m'avait un jour arrêtée dans les couloirs parce que je portais le t-shirt d'un groupe, il me semble que c'est la seule fois où nous nous sommes parlés en vrai, déjà à l'époque internet permettait à notre génération de surmonter le réel.
Nous buvons des verres toute la soirée, nous ne rattrapons même pas le temps perdu, on essaye simplement de faire quelque chose de ce truc en commun, un prétexte pour établir une connexion. Je trouve belle l'idée que deux personnes qui vivent un peu la même adolescence finissent par se retrouver au même endroit, quasiment voisins, sans se concerter - comme moi, il retourne à Courbevoie le week-end pour voir sa famille. Il me parle de son groupe et me dit quelque chose comme "on n'est pas un groupe du dimanche, on veut vraiment faire de la musique" et j'aime bien, j'aime beaucoup qu'il tienne à me préciser cela au milieu de sa timidité. Nous nous quittons complètement ivres, dans un Belleville mouillé et vide, un Belleville de lundi soir qui nous chasse d'un coup de pied au cul. Voilà où et comment finissent les adolescences rêveuses de Courbevoie.

Journée consacrée à l'observation participante (comme on disait en cours de sociologie) de ce qu'il se passe à Paris avec toute la vieille bande de la fac dispersée depuis bien trop longtemps et enfin réunie. D'abord donc, rejoindre avec deux heures de retard le cortège parti de Bastille puis enfin retour place de la République pour assister à l'assemblée générale. Des collégiens et des lycéens sont assis en rond par terre, ils fument et éclusent des bières. Un peu partout des cercles de prise de parole libre se forment. Un jeune type plein d'enthousiasme invite tout le monde à venir parler puis, comme personne ne veut, il improvise une chanson avec son ami qui joue du tamtam. Je l'entends dire "on a fait venir le soleil". Je ne préfère pas mentir ici (j'essaye de discerner ce que je pense de tout ça donc essayons de ne pas mentir), mais à ce moment-là je suis horrifiée. Une jeune fille dort au milieu de ses amis sur un tas de manteaux. Je retrouve A. qui a rejoint son ami, je commence à pester : "il n'y a que des babas cool", mi-inquiète, mi-énervée, mais surtout déçue. C'est la première image de moi que j'offre à son ami que je ne connais pas, il me touche le bras et me dit de me détendre, je le sens irrité. Il a peut-être raison, je devrais me détendre, ma réaction est excessive et mon pathos de la distance a la peau dure. En y repensant je me dis que j'avais raison : je prenais trop la chose à coeur et je n'ai aucune envie de simplement boire un coup au soleil en attendant que quelque chose se passe, aucune envie donc, de vivre un moment agréable. Je souhaite que cette place soit débarrassée de ces groupes de jeunes venus là pour boire, je souhaite que chaque mètre carré soit véritablement investi. Je me sens comme flouée et je n'ai pas envie de questionner ou de discuter ce sentiment. C'est que, aussi, je n'ai ni le goût ni l'envie du mélange, du partage, ni peut-être celui de la résolution ou de l'apaisement. Je tolère peu de choses, ce n'est pas de ma faute, c'est quelque chose qui s'est sédimenté, gravé dans le corps - c'est toujours le corps qui recule. Je suis une horrible petite monade qui s'oblige ici à faire quelque chose qui, pour elle, ne va pas de soi. Je suis là de manière contre-instinctive, je me traîne par la main là où je ne vais jamais en sachant pertinemment que c'est peut-être un peu comme ça qu'on grandit.

Je prends place dans l'assemblée générale: des gens prennent le micro et rien ne se passe vraiment, parfois quelques interventions sont pleine de bon sens et on ne peut qu'y adhérer, d'autres fois c'est la plus totale confusion. On parle de tout, une lutte vient se surajouter à la liste déjà longue : pourquoi pas. Au milieu de l'assemblée je reconnais J., attentive et impatiente, parfois elle signifie de la tête, pour elle-même, son désaccord. Une jeune femme gère la parole et finit par lâcher "on m'a dit de faire du blabla", plus tôt elle disait, après un énième vote à main levée " on vote plein de trucs ce soir, c'est super". C'était peut-être la phrase de trop et nous décidons de partir. C'était aussi peut-être la phrase la plus révélante : ici le silence de ceux qui sont là pour écouter semble être bien plus précieux que la très grande majorité des prises de paroles. Les interventions qui comptent sont celles de gens opprimés (ce migrant mauritanien) venus raconter leur calvaire. Le lendemain je tombe sur cette phrase de Rougemont : 
"Faut-il penser que le malheur seul peut encore rassembler les  hommes en communautés pacifiques ?".
 Le malheur, il s'agit exactement de cela sur cette place. J'aurais dû rester plus longtemps, mais la journée a été épuisante et ma patience mute en irritabilité. Je repars avec le sentiment qu'il ne se passera rien tout simplement parce qu'il se passe déjà quelque chose mais peut-être pas autre chose. Ce qui nous intéresse dans ce qu'il se passe à Paris ce n'est pas le processus mais de savoir la suite et si possible le plus vite possible. Au milieu de la manifestation qui lentement se désagrégeait je me suis sentie comme Fabrice à Waterloo : à l'affût d'un centre, d'un dénouement, d'une idée en action qui n'en finit pas de ne pas arriver. Haine du réel, amour des idées, toujours. Ce qui m'attriste le plus c'est qu'à ne pas avoir de pouvoir nous finissons par ressembler à des enfants et je crois que c'est l'une des choses les plus importantes qui se cristallise sur cette place, qui se révèle là : à quel point nous sommes démunis, les mains vides, enfantins, et à quel point certains d'entre eux, à des degrés divers, n'ont plus envie de l'être - cette "enfance politique" qu'évoquait Frédéric Lordon. Loin de moi l'idée d'être repartie avec une image complète de ce qu'il se passe place de la République, je reviendrai plus tard compléter cette image et, d'un même mouvement, me décrisper.

Ce souvenir, lorsque nous marchions en marge du cortège des manifestants : les groupes de syndicalistes, et puis ces lycéens et étudiants venus manifester et qui pour la plupart n'ont pas l'air de venir de milieu aisé. Ces corps, ces dégaines et ces vêtements, cette pauvreté qui marque et qui créer un fossé qui semble infranchissable : votre condition n'est pas la mienne,  votre lutte n'est pas ma lutte, à partir de là qu'est ce qui peut bien unir même un peu. Ce jour-là, ils sont peu ici avec leur banderole, et nous avons beau être présents, nous ne sentons pas que nous participons (cette blague très révélatrice que je n'arrêtais pas de faire à mes amis "c'est bon quelqu'un nous a comptés ?"). Je pense à cela, cette ironie devant le syndicalisme, en regardant la manifestation et cette bonne femme qui chante de sa voix stridente une chanson dans son mégaphone. C'est tellement facile de n'y voir que le folklore habituel, celui qui passe et repasse dans les journaux télévisés. C'est comme une image impossible à réactiver;  sa ferveur, son effectivité, dans ce cortège par ailleurs bien clairsemé, sont dissoutes.

Je me demande si aimer c'est connaître, si, ne pas aimer quelqu'un c'est forcément ne pas le connaître.




jeudi 31 mars 2016

Douarnenez

SB à la Cinémathèque : "il y a des réalisateurs qui se regardent filmer, on peut dire que certains s'écoutent chanter".
 Il est plus fébrile que d'habitude, on sent qu'il a révisé avant de présenter la séance, on dirait un écolier frénétique. Toujours aussi précautionneux, attentif, d'une attention continue devant les films. Il n'a jamais voulu rien m'apprendre et il m'a appris beaucoup en tant que j'écris sur le cinéma : qu'il faut exiger beaucoup de soi-même devant les films, que les films répondent à des questions et résolvent des problèmes, mais pas n'importe quel problème : des problèmes de mise en scène. C'est dans son attention à la forme et à rien d'autre qu'à la forme (c'est même parfois trop) que réside son immense pudeur. A un moment j'écrivais en pensant qu'il me regardait, me surveillait, mais on ne tient pas longtemps sous cette surveillance imaginaire. Les vrais maîtres n'enseignent rien, ne montrent rien, ils se contentent d'être et surtout ils ignorent leurs élèves.

Ce qu'il peut y avoir d'angoissant et de libérateur dans toute discipline c'est de se dire qu'on ne se confond jamais avec ses maîtres et qu'il faut trouver, tout seul, sa propre voix. Parfois cette voix déplaît aux maîtres mais elle compte plus que leurs enseignements. C'est là qu'ils s'arrêtent et c'est à ce moment-là qu'il faut continuer. La solitude intellectuelle est alors immense mais elle est lumineuse; tout au bout des gens nous attendent et nous comprennent, tout au bout on s'attend et on se comprend soi-même.

SB à l'Archipel pour présenter le film de PL : "lorsque tu m'as demandé si j'avais quelque chose à dire sur la série B, j'en avais plein mais je me disais qu'on était là pour le film de Pierre". Sa pudeur et sa politesse excessive.


Penser à s'installer en province, ce n'est pas projeter de le faire, c'est simplement y penser. Y projeter en pensées son corps, ses habitudes, ses histoires d'amour, voir à quoi ça pourrait ressembler, ce calme forcément, puis revenir.

Aller ailleurs que là où on habite, travaille, que là où l'on est habituellement pour aller ailleurs et y être exceptionnellement : sentiment que les choses, les objets, les murs, les personnes, contiennent moins de virtualité et plus de présence, elles n'ouvrent pas sur autre chose qu'elles-mêmes, c'est ce que j'y trouve de reposant : tout ce qui est perçu se donne dans son unité matérielle.


Arrivée à Quimper, les bottes de pluie dans le sac, le sac à dos sur le dos et le parapluie au-dessus de la tête, parée pour on ne sait quoi. L'impression que c'est le voyage en province de trop, que je ne vais pas y arriver et que ce sera long : l'attente dans le hall du cinéma, l'entretien avec un journaliste local à qui je réponds les yeux dans le vague et de façon machinique (je déteste me voir comme ça, désinvestie, lointaine), il faut dire que ses questions m'énervent.




Ayant mal lu mes mails, j'apprends deux jours avant ma venue à Quimper qu'on me réclame non pas une présentation du film mais une conférence sur Hong Sang-Soo. Il faut du contenu, des extraits à préparer, bref la panique. Je couche sur le papier le gloubiboulga habituel, tout ce que je pense sur Hong SangSoo, tout ce que j'ai pensé sur lui, et je l'ordonne comme je peux. Pourquoi cette étrange impression de m'auto-plagier ? Que réutiliser ses propres idées à quelque chose de l'imposture ? Personne ne sait que je réchauffe, je crois que je m'en veux de ne pas re-réfléchir ce qui a déjà été réfléchi, et pourtant les conditions et le manque de temps me l'imposent. Voilà déjà que je me blase de la chose que je préfère au monde, que je cherche à faire illusion, à ruser.
En traversant la rue commerçante du centre ville de Quimper placardée d'affiches annonçant partout des soldes exceptionnelles, je me dis que ma conférence rivalise mal avec une journée d'achats, qu'aux yeux d'une journée d'achats ma conférence n'existe pas.
Ce n'est qu'une fois devant la vingtaine de personnes courageusement présente qu'un peu d'énergie et de vigueur reviennent, car parler et affirmer exigent un minimum de foi en ce que l'on dit, exigent d'être convaincu soi-même avant de convaincre les autres, et je me dis alors : et si j'en profitais pour apprendre de nouvelles choses sur mon sujet ? Et je note cette nouvelle idée entre deux extraits projetés : "dans les films de HSS les hommes arrivent, les femmes apparaissent". Il y a vraiment dans tout acte intellectuel une jouissance, une étincelle, un véritable salut; on peut compter sur ça.


Je sens que le public, dans son silence, m'écoute, que mes mots s'impriment en eux. Une dame vient me parler des rapports de HSS à la peinture, je lui dis qu'il évoque très peu de réalisateurs mais qu'il parle souvent de Cézanne; je suis contente car lors de mes interventions personne ne m'a jamais parlé de peinture, elle met le doigt sur quelque chose de juste que je n'ai pas abordé. Trois étudiantes des Beaux-arts de Quimper semblent avoir été impressionnées par le film, elles ont un air reconnaissant sur le visage. Avec ma chemise mon pull mes lunettes et mes bras croisés j'ai l'impression d'avoir cinquante ans à côté d'elle. J'ai l'impression d'essayer de "faire jeune" à côté d'elle alors que je le suis, je suis de leur côté. Je vais les voir, S. s'est démenée pour faire venir des étudiants et, miracle, trois étudiantes sont venues. Elles doivent avoir à peine cinq ans de moins que moi, elles sont habillées dans tous les sens, toutes pimpantes, elles regardent dans le vide en évoquant le film, on les voit chercher leurs mots en direct, et c'est émouvant. Je crois qu'elles verront d'autres films de lui, que quelque chose, là, a pris.

Ces étudiantes sont-elles venues là pour voir un film ? Non. Ce n'est pas une sortie cinéma, une sortie culturelle. C'est quelque chose qui potentiellement peut changer la vie. Il y a un malentendu concernant le cinéma, les séances, le film avant ou après le resto, la place qu'on ménage au cinéma dans nos vies. "Je ne vais pas assez au cinéma", ce n'est pas grave de ne pas suivre l'actualité des sorties, on s'en fout. Ce qui est éventuellement grave c'est de ne pas avoir changé sa vie depuis longtemps (ça peut être un film, un livre, un disque, une rencontre). On ne cherche pas à voir des bons films, on cherche à changer la vie, pas à pas.


De tous les exploitants rencontrés jusque-là, S. est celle qui me connaissait le mieux et avait de la sympathie pour moi. Elle avait donc planifié tout un programme de  choses à faire. Dès que nous passions devant un bâtiment ou un monument j'avais le droit à une petite histoire. Elle habite réellement sa ville, me parle autant de la mairie que de l'architecture et de l'histoire de Quimper. J'ai presque honte de ne pas connaître une ville aussi bien, de marcher là où je marche comme dans le vide, sans point de repères si ce n'est ceux forgés par mon usage de la ville. Elle a décidé de s'occuper de moi et nous montons en voiture en compagnie de sa fille et de son mari pour trente minutes de trajet jusqu'à une crêperie bretonne mythique. La famille me noie sous les anecdotes, les légendes et les histoires, mon esprit forge comme il peut des images de tout ce que j'entends. Si quelqu'un voyait ses images il serait outré par leur naïveté, leur simplisme, avec parfois, au milieu des images, comme des trous, comme si l'imagination, épuisée, laissait subitement tomber son tricotage.
La crêperie est tenue par un couple de 70 ans qui ne l'ouvre que six mois par an, le reste de l'année étant réservé à la découverte des produits du terroir qui sont ensuite ajoutés à la carte. Voilà une histoire toute pleine d'authenticité comme on aime en entendre quand on visite un coin de France.


La crêperie est divine, exceptionnelle. Le propriétaire a des histoires à raconter sur chaque aliment, ce qui ennuie passablement la jeune fille qui a faim. Dans sa façon de me parler je ne devine aucune timidité, aucun ennui de l'enfant embarqué contre son gré à un dîner d'adultes. Elle n'arrête pas de me parler, sa voix, son visage, sa peau et ses lèvres sont généreux, ces cils sont longs, tirés vers moi, comme s'ils me tendaient la main. Ses cheveux commencent tardivement sur son front et offre davantage de peau, voilà ce que j'appelle générosité. Sa peau est d'un blanc calme, on voit bien qu'elle pourrait rougir très vite, ses lèvres sont à maquiller, davantage que les miennes.
Elle ne me parle pas de truc d'adolescent malgré ses 18 ans, non, elle me parle de danse bretonne, de costumes folkloriques, de feznoz, de tradition, elle me montre une carte de la Bretagne sur son portable et des costumes et des broderies qu'elle trouve magnifiques. Elle appartient davantage à la Bretagne qu'à l'adolescence et je trouve cela étonnant, elle a quelque chose d'intouché, d'ancestral, mais cela doit être mon esprit souillé qui projette autant de pureté là où il n'y a que de la simplicité, et une simplicité qu'il ne faut pas glorifier, célébrer ou fantasmer, car cela serait déjà l'enfreindre.

On voit les étoiles distinctement, et la lune aussi : le ciel ici n'est pas humilié par la ville et la pollution lumineuse. La jeune fille me raconte que parfois la lumière de la lune l'empêche de dormir. S. me raconte que lorsqu'elle était petite la jeune fille lui avait demandé "des lunettes de lune". J'imagine la jeune fille dans sa chambre, la lune qui la harcèle, elle la regarde de face avec ses lunettes noires. Il me sera difficile d'oublier cette image.


Le lendemain, visite de Douarnenez, ville de pêcheurs "très à gauche". Nous déjeunons sans la jeune fille mais cette fois-ci avec le petit garçon dans son pull en laine et ses yeux d'un bleu qu'il ne maîtrise pas encore, on dirait qu'il est ébloui par la clarté de son propre regard. J'ai du mal à comprendre l'hospitalité de cette famille-là qui quelque part sacrifie son weekend pour me faire visiter le coin. Peut-être est-ce normal, est-ce une générosité qui va de soi et qui ne se discute pas, mais à chaque fois que j'y pense elle me fait quelque chose, un jour je rendrai la pareille à quelqu'un.
J'ai l'impression de passer des vacances avec ma famille sauf qu'il ne s'agit pas de la mienne, je retrouve ce vieux goût des weekends passés en groupe avec, au restaurant, ces fins de repas un peu lourdes comme si la digestion se faisait collectivement. Après le déjeuner nous longeons la plage, le vent souffle et la pluie nous éprouve, s'écrase sur mon visage fragilisé par la fatigue : j'ai des plaques rouges, les pores sont dilatés, les cernes bleutées violacées, peut-être que la peau de mon visage est une surface aussi rude et irrégulière que celle d'un paysage breton. Quand cessera ma mue et cette peau tourmentée indigne d'une jeune femme ? J'ai observé la peau de certaines femmes bretonnes, elles ont la peau blanche, élastique, non pas généreuse mais donneuse, on dirait qu'elles ne le savent même pas.
J'ai le visage mouillé, je recule face au vent, l'enfant et la mère ont glissé à cause des algues, tout semble solide autour de nous, le vent aussi est solide, il nous repousse comme un mur. S. me raconte que l'air iodé énerve les gens, qu'il monte à la tête. Je me plais à imaginer les habitants de Douarnenez, leurs amitiés, leurs passions qui se vivent sur fond d'énervement. Peut-être s'empoignent-ils, se battent-ils tout le temps. Je pense à Grémillon, aux personnages qui ont des rochers, des tempêtes et des plages dans la tête. J'aimerais avoir les mots précis pour qualifier tous les paysages mais ils me manquent, j'ai l'impression d'être un enfant qui doit restituer ce qu'il voit de la nature avec ce qu'il a sous la main, des formes peintes en bois : un triangle vert, un cercle jaune, un carré rouge; je sens mon oeil primitif, débile (au sens littéral).


S. m'apprend qu'il existe en breton des centaines de mots pour désigner la pluie ainsi que la couleur de la mer. Elle m'explique aussi que parfois les vieilles personnes traduisent littéralement les expressions bretonnes, par exemple "de toutes façons" en breton, elles le traduisent en français par "n'importe quoi".

Il dit que je "fais mes dents". Je ne ressens plus la fatigue, celle qui avant me tuait, me clouait sur place, me raidissait comme un mur. La faim a beaucoup diminué. Parfois je regarde mes mains et elles tremblent, on dirait qu'elles appréhendent quelque chose, peut-être la journée. Depuis des semaines je sens en moi une appréhension, une attente, c'est comme devoir monter sur une scène, mais ce moment ne vient jamais et ne reste alors que le "trac". C'est drôle et très juste de vivre sur fond d'appréhension. Je marche dans la rue avec le sentiment que tout est nourriture, que je peux tout porter à ma bouche. Parfois je m'amuse de cette nouvelle sensibilité décuplée et je m'amuse à penser à quelque chose de beau ou de triste, je sens les larmes qui montent (le pouvoir est bien là, encore bien présent) puis je les ravale, c'est comme jouer à se faire peur, comme quand, petite, je jouais avec des allumettes jusqu'à mettre le feu à un tapis. Si ma soeur n'avait pas été là il y aurait eu un début d'incendie (belle métaphore de ce que sont les autres pour nous).

Lu "mourir et puis monter sur son cheval" de David Bosc. C'est le journal intime imaginaire de Sonia A., une jeune artiste espagnole de 23 ans qui s'est suicidée le 4 septembre 1945 en se jetant du haut d'un immeuble. C'est drôle parce que du coup je pense à Plath, je pense à Akerman, et je range Bosc à côté, comme si c'était pareil et c'est d'ailleurs le sujet du livre : le devenir-femme de son auteur et à l'intérieur de ce devenir-femme, le devenir-n'importe quoi, puisque le récit est très deleuzien, rhizomique, mais ça ne sert à rien d'insister là-dessus tellement c'est manifeste. Ce qui me parle à moi, ce que j'emporte, c'est ma passion glauque, voyeuriste pour la figure de la fille perdue. La fille perdue en tant qu'elle est une figure qui cherche vraiment la dissolution : on croit qu'il s'agit d'une dissolution morale mais l'on se trompe : "moeurs dissolues" dit-on, mais il s'agit de tout dissoudre chez la fille perdue. Dans le sublime Back Street de Fanny Hurst, un de mes romans préférés, il y a vraiment l'idée d'un personnage qui a oublié de compter à ses propres yeux, qui vieillit et finit par perdre ses dents, ses cheveux, par se diluer dans son existence pour-autrui. La peau tombe, la fille perdue se vit comme un squelette pantelant.
Je pense à Plath car l'écriture de Bosc possède ce ton rieur, ce côté sautillant (comme une petite fille à queue de cheval qui joue à la marelle), cette façon de danser sur les ruines, de faire d'une douleur quelque chose de récréatif. Puis le côté abrasif : l'écriture de Plath est abrasive, mais, paradoxe, elle l'est alors même que c'est une écriture blessée. Une écriture blessée rend toujours les coups, j'ai l'impression.
Alors donc le livre de Bosc, ce serait un peu comme le récit expérimental de la fille perdue, sa version en lambeaux, peut-être alors la forme la plus aboutie dans son aspect de ruine, puisqu'enfin la forme entretient un rapport mimétique avec son sujet. Mais Bosc parle davantage de métamorphose que de dissolution, et j'y vois ce que je veux bien y voir : mes marottes habituelles. Peut-être est-ce la même chose, car un devenir permanent, c'est l'absence même de substance, de substrat sur lequel constater d'un changement, c'est quelque chose qui glisse sans s'arrêter.  J'en garde le souvenir d'un rire aux éclats qui se promène dans un champ de ruines, il n'y a plus de corps, plus de sujet, juste un rire. Le récit à un côté revanche, revanche sur Plath, revanche pour Plath qui n'aurait jamais pu écrire une phrase pareille mais qui, je crois, aurait bien aimé : "Je crois avoir triomphé de mon désir de maladie. Ce qui doit être à l'oeuvre dans la métamorphose, c'est la joie pure." Il y a vraiment un côté revanche, en ce sens que Bosc reconstitue la scène d'avant le suicide et il y voit des scènes de danse. Ce n'est plus le suicide qui éclaire l'existence du suicidé (qui disait ça déjà ?), mais son existence rieuse et brisée qui éclaire son geste.

Hurst : ""Vivez dangereusement", répétait sans cesse, aux combattants sur le point de perdre tout ressort pour risquer leur argent, le vieux bookmaker, son ami, qui avait toujours ses poches bourrées de Nietzsche et de Schopenhauer, et de brochures sur la science et la religion : "Vivez dangereusement". [...] Il avait fallu pendant tant d'années n'être qu'un fragment d'un arrière-plan. Mais à présent, pour exister seulement, il faut se créer le désir de vivre dangereusement."
L'importance de Nietzsche chez les filles perdues, ce photogramme dans Baby Face de Alfred E. Green, film de fille perdue. Volonté de puissance = volonté de perdition peut-être. On atteint à une version pure, sans mélange, de la volonté en cherchant à la dissoudre, à être agi par autre chose. C'est vrai que le récit de Bosc a quelque chose d'un film pré-code.







jeudi 24 mars 2016

16 mars

- il faut parfois un peu de ressentiment contre le monde, la vie, les autres, pour pouvoir bien travailler, pour pouvoir travailler énergiquement. Il faut donc du ressentiment pour pouvoir donner quelque chose de présentable aux autres. Travailler c'est toujours un peu tourner le dos, et offrir sa main dans un même geste.

Cette phrase écrite le 8 novembre :

- "Les weekend il faut les passer contre le monde, et puis renaître tout doucement dans le blanc idiot du lundi."


- si un jour j'entame une cure, une diète, une période de jeûne, ce sera pour tout à fait me débarrasser de la concupiscence (je ne trouve pas d'autres mots et on m'indique que c'est un terme de théologie chrétienne, parfait) mais alors il risque de ne plus rester grand-chose de moi.

17 mars

- tournage de l'émission sur Clint Eastwood terminé, avec mon invité nous allons boire un verre pour fêter ça (à 13 heures) et nous nous retrouvons au bar d'une sorte de pseudo diner américain dans une rue perdue de la Porte de Vanves. Je suis fatiguée, toute enrhumée, j'ai arraché à mon corps cette émission improbable dont je me demande bien à qui elle profitera, mais je sirote au bar mon coca, joyeuse du travail accompli et tout ça est très bien : tu es aussi travailleuse qu'inutile et tu peux en être fière.
Ce qui compte c'est cette forme d'obstination dans le rien du tout, tu as beau lui chercher une alternative, il n'y a rien d'autre. B. a l'air d'être lui aussi euphorique et tout bavard d'avoir bien travaillé. Dans les entrailles de la journée, sous le ciel tout blanc et dans un endroit improbable (nous sommes comme cachés quelque part seulement personne ne nous cherche) on se laisse aller à quelques romantismes et nous sommes d'accord pour conclure que le cinéma nous a tout donné (la peinture, la littérature) et d'autres choses certainement inavouables.


19 mars


- On croise toujours des hommes qui veulent vous parler boulevard de Belleville lorsque je rentre tard le soir. Il y a les silhouettes silencieuses des prostituées chinoises devant qui on baisse les yeux et puis les hommes qui veulent parler. Ils ne font jamais peur et je me laisse toujours aborder, ce soir-là un homme qui me parle de sa fille, il me dit "ma fille a 13 ans et je pleure pour elle parce que je l'aime". Lorsque je lui demande où il habite il me dit "j'habite dans Paris comme un grand, j'habite tout seul, je souffre tout seul."
On dirait que mille malheurs lui sont tombés dessus, et je me dis que certains jours, à certaines heures, certains soirs aussi, Paris n'est qu'une sorte de long couloir de malheur qu'on traverse, nous, moi, tout brillants, tout invincibles, tout endurcis par notre chance. Dans ma vie je pense pouvoir dire que je ne côtoie que des gens chanceux, des gens vivent avec l'idée (très enfouie en eux) qu'un filet de sécurité les préserve de beaucoup de catastrophes.
Paris est de plus en plus divisée entre sa population de chanceux et de malchanceux. Ceux qui marchent vite et qui froncent les sourcils l'air réfléchi, et puis les autres, beaucoup trop nombreux, assis par terre, allongés, éreintés mais debout. Voilà pour ce qui en est de la partie visible, car je ne peux me prononcer sur cette autre partie muette ou invisible.
Je me dis aussi : voilà une réalité que tu goûtes au cinéma mais que tu es incapable de regarder dans la vie autrement qu'avec impatience. Une chanceuse rentre de sa soirée, toute apprêtée et un peu fatiguée, le corps tout plein de ses amis qui l'aiment, des mots échangés ce soir-là, et elle croise sur son chemin un malchanceux qui humilie ses pensées égoïstes, égoïques, mais pour combien de temps ? à peine quelques minutes. Tu ne devines même pas jusqu'à quel abîme de souffrance certains sont tombés, ce que tu penses au fond de toi c'est que chacun à en soi une sorte de programme secret, et tu es très contente de faire partie de ceux qui, toujours, s'en sortiront.

- N. au téléphone "je rêve souvent que je vais à New-York et au réveil, je pleure"

- Paris est plein de gens intéressants, de gens bien. Je dis "Paris" mais je pourrais dire "le monde". Parfois cette pensée me rassure, parfois elle m'inquiète : il faudrait pouvoir ne pas les laisser passer quand on les croise, il faudrait pouvoir les reconnaître.

20 mars


- Peut-on aimer une idée venant de telle personne et ne plus l'aimer si elle vient d'une autre ?
Oui. Je n'aime pas des idées, j'aime des économies à l'intérieur desquelles j'apprécie tel agencement d'idées. Une idée que je n'aime pas peut me séduire chez telle personne parce qu'elle cohabite avec telle autre, elle y trouve sa place et sa raison d'être.
L'inverse marche aussi : si je n'aime pas la façon de penser de cette personne, même une idée brillante provenant d'elle m'apparaîtra à son image (à l'image que je me fais d'elle), antipathique.


- Peut-être que l'intelligence n'est rien d'autre que la capacité à se corriger dans l'instant, à être soi-même son propre juge en tant que ce soi-même produit de la bêtise sans discontinuer. Alors l'intelligence ne serait pas autre chose qu'une censure ou alors des petites lignes rouges en marge d'une copie.

- je retrouve un ami que je n'avais pas perdu, seulement parfois trop de pudeur et trop de monde entre deux personnes peuvent créer une sorte de brouillard dont on envisage l'existence qu'une fois qu'il a disparu. Je mets ma fatigue de côté et nous parlons une partie de la nuit alors même que tous les gens que nous connaissions à cette soirée s'en vont les uns après les autres, dans notre dos. J'ai l'impression qu'à tout moment il pourra partir, se désintéresser, mais il semble rester et être là pour moi, pour parler avec moi. Alors nous parlons, je me confie à lui comme ça n'était pas arrivé depuis...je ravale difficilement mon émotion. Ce soir-là je réalise à quel point ces derniers temps le monde avait reculé et à quel point il revient par une série de grosses vagues qui s'abattent sur moi. Il file dans un taxi sur les coups de 4h et pour une raison que j'ignore, pour une série de raisons, je m'effondre en larmes, de tristesse, de joie, de nervosité et de reconnaissance.

- S. à propos de ce que je lui raconte, de ma peine, "tu prépares un coup militaire, tu organises ton évasion".

- Quand tu crois que le virtuel se replie sur lui-même, quand tu penses qu'aucune rencontre (de toutes sortes) n'est plus possible, quand tu sens que tout est bouché pour un moment, c'est à ce moment-là que quelque chose surgit. Tu le sais depuis longtemps : arrêter d'attendre fait tout advenir. On guette à gauche et ça arrive par la droite.

22 mars

- journée pleine comme il peut y en avoir parfois, qui remplit d'un contentement enfantin "moi aussi j'ai des journées de grande personne", l'impression de participer à quelque chose, mais quoi?
L'impression d'être modestement une petite ouvrière du cinéma, mais aussi l'impression frustrante qu'on ne connaît jamais la véritable portée de ce qu'on fait, à qui ça profite, qui comprend ou ne comprend pas. Je ne sais qu'une chose, c'est que si je suis intimement contente de moi et de ce que je fais, alors il faut se fier à ce sentiment, le reste importe un peu moins. Je sais débusquer mes propres supercheries, ces moments où je ferme les yeux sur ma fumisterie.

- je déteste l'idée (je pèse mes mots, ça me rend malade) de me sevrer de quelqu'un, l'idée que le corps, les réflexes, les habitudes, les gestes, la parole, doivent se faire violence, doivent apprendre à oublier. Je n'aime pas l'idée que quelque chose d'animal et d'instinctif, quelque chose d'enfantin et de rieur, doivent subitement se mettre à avoir une volonté, doivent se mettre à "se raisonner" alors même que sa fonction est d'agir comme aveuglément, par pure gourmandise. C'est comme punir un enfant joyeux, mis en joie par ses bêtises.

- depuis un petit moment je constate qu'au lieu d'être simplement émue au cinéma, je m'effondre, que tout semble me traverser littéralement le corps sans médiation, agir corporellement sur moi. C'était d'abord un événement, ça devient une sorte de routine délectable : dans ses larmes je m'éprouve en même temps que j'éprouve le film. J'ai l'impression de détenir un nouveau super-pouvoir, du genre qui rend plus vulnérable : un surcroît de sensibilité qui porte bien au-delà de la seule salle de cinéma. J'ai l'impression d'entretenir une relation privilégiée avec eux et mon écriture s'en ressent. Du coup je me pose la question de savoir si ce nouveau pouvoir n'est que temporaire ou si ma sensibilité se décuple pour de bon. et J. qui me voit après le cinéma "t'avais une tête comme si on t'avait fait des misères".


23 mars

- Je vais au café et je n'ai pas de feu. La serveuse me prête gentiment le sien et me le dépose sur ma table en me disant "vous n'oublierez pas de me le rendre". En partant, j'emporte le briquet avec moi dans un geste machinal. Je me promets de le lui rendre dans deux jours, quand je repasserai devant le café. Une semaine s'est bientôt écoulée et le briquet est encore avec moi, je le lui rendrai sans faute demain. J'ai le désir secret d'impressionner cette serveuse en lui rendant son briquet, de lui dire, c'est bête mais je n'ai pas oublié.
J'ai décidé de me battre contre l'oubli à commencer par ses manifestations les plus anodines, dans l'idée que l'oubli est ce qu'on pardonne le plus facilement aux gens :l'oubli, qui cache, souvent, parfois, une sorte de désintérêt, d'indifférence envers autrui. Il faut combattre cet oubli naturel, le traiter à la racine et se faire violence pour ne pas oublier. La mémoire peut être une arme efficace contre l'égoïsme. Il faut donc procéder à quelques menus exercices, à commencer par rendre ce briquet.

- âge adulte : lorsque grandir, mûrir, ne devient constatable et émouvant qu'à ses propres yeux (et peut-être aux yeux d'un ou deux amis).

24 mars

- Toute contente, j'ai rendu le briquet. Normalement à cette heure-ci j'ai mes habitudes dans un autre café mais j'avais une mission. La jeune serveuse était très surprise, très contente, elle m'a dit "j'aime bien ça" et j'ai souri, toute fière de mon geste. Si j'avais moins attendu le geste aurait été moins spectaculaire, là, une semaine est passée et mon geste a quelque chose d'un peu inquiétant je crois. Elle a ajouté "pour la peine je vous l'offre". Et nous avons discuté des briquets volés, des briquets perdus, des fumeurs sans briquet.

- Aujourd'hui au babysitting j'ai cassé un cendrier, nouvelle mission contre l'oubli : ne pas oublier de racheter un cendrier, malgré la mère qui m'enjoint à "laisser tomber".


- Denis de Rougemont sur le journal intime (je le lis très lentement, goûtant ses réflexions comme des petits bonbons qu'il serait bête de croquer trop vite) :
"Aucun écrivain ne se donne plus de chances de mentir que celui qui écrit un journal intime, une prétendue "relation" de ses pensées et sentiments. C'est d'abord que cet auteur, s'il a l'intention d'écrire un journal, pense et sent en vue du journal, donc autrement qu'il ne le ferait sans ce projet. C'est surtout qu'en se pensant en soi, il se fausse, ou plus précisément, se suppose plus ressemblent à sa vertu (ou à son vice) qu'il n'oserai l'affirmer devant autrui.
Le monologue du journal intime est un artifice qui veut se faire prendre pour de la sincérité, alors qu'il n'est au vrai que la manière la plus facile de jouer la comédie : sans spectateurs.
Jouer la comédie devant des êtres réels est bien plus significatif. D'une certaine manière, c'est plus "sincère"...(Mais le sens de ce mot s'évade dès lors qu'on veut le serrer de près).
La vérité de l'homme est dans le dialogue. Dans son affirmation, dans ses questions ou ses réponses à d'autres hommes bien réels. Le monologue n'est qu'une suppression artificielle des conditions concrètes, sociales ou spirituelles qui sont celle de chaque homme existant. (Ne pas confondre dialogue avec perplexité complaisante ou même douloureuse. Il y a dialogue jusque dans ma solitude, ou dans ces pages, dès qu'un autre me fait réagir.)
Me suis-je assez méfié du genre journal intime ? Depuis six semaines que nous sommes à  A., me suis-je assez intéressé aux autres qui m'entourent ? Qu'est-ce que je sais d'eux, objectivement ?"


- Tout n'est donc que réaction, donc dialogue, le problème étant qu'on peut réagir à tout, que tout peut faire office de provocation, j'envisage l'écriture (ici et ailleurs) comme un droit de réponse aux choses.

- J'avais lu une fois sur un forum un mec qui s'en prenait à moi en disant que dans mes textes j'étais obsédée par l'idée d'égalité. Il citait plusieurs textes publiés dans des endroits différents et il avait totalement raison. Ce qu'il ne pouvait pas prévoir c'est que ces reproches allaient me flatter : qu'on décèle une marotte, et qu'en plus elle s'avère complètement juste. Je me rends compte à chaque fois que je vois un film, je suis totalement obsédée par l'idée d'égalité, du film comme espace démocratique, généreux, disponible à tous, capable de se dilater à tout moment, d'accueillir n'importe quoi, n'importe quelle impureté qui pourrait a priori s'avérer menaçante pour le film. Parfois cela m'empêche de bien voir les films tellement cette idée m'obsède. elle ne m'obsède pas en soi, je n'entre pas dans la salle en me disant "j'espère qu'il y aura de l'égalité", mais quand je la décèle elle me bouleverse. Je repensais à ça devant le très beau Jackson Heights de Wiseman.