vendredi 17 octobre 2008

Le week-end qui s'annonce à la même première saveur inquiétante que le précédent, j'ai donc acheté un magazine, je compte le lire dans mon lit, ça m'occupera bien quelques heures en attendant de trouver un truc à faire.
Je fais la liste de mes modestes envies, de mes modestes moyens, je sais juste que j'ai bien envie d'aller voir "De la guerre", plus pour le casting attractif que pour feu Guillaume Depardieu. Je me souviens de Marie qui annonçait ça sur le trajet qui menait au théâtre du Ranelagh, lundi soir (j'y reviendrai, il faut que j'y revienne, j'avais commencé à rédiger une note comme toujours, je n'ai jamais su la finir, mon blog regorge d'une trentaine de notes non publiées), elle disait ça sur le même ton qu'elle avait pris pour annoncer le mariage de je ne sais qui, la relation de NS avec Carla Bruni peut-être, commençant toujours sa phrase par "hé vous savez que...", non je ne savais pas, oui ça m'a foutu un coup au coeur, je l'ai dit à Julie, c'est toujours bouleversant de voir une personne "en plein dans la vie" mourir, comme ça.
Elle a répété "en plein dans la vie..." en rigolant, elle sait ma façon superlative de m'exprimer, quand je parle de Monsieur Delmas, ou plus généralement de ma vie, de son vide sentimental, de mon enfance si peu intéressante et finalement très malheureuse, d'en rajouter jusqu'à que ça devienne comique, c'est ça qui doit faire rire mes copines, mon côté "rien pour me rattraper" que je véhicule volontairement mais qui n'est pas si faux que ça, pas faux du tout même.
Bref, oui, en plein dans la vie, et déjà mort, et la bouille de Julie qui croque dans un de mes petit-beurre, deux énormes yeux verts automne plantés au milieu d'un petit cercle de douceur.
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Concernant Monsieur Delmas, tout le monde se rend compte de mon exceptionnelle capacité à avoir su, sans même le connaître, qu'il était fait pour moi, sinon susceptible de me plaire. Moi-même je n'en reviens toujours pas, quand je relis cette note, la première qui l'évoquait, le fait que je parlais à travers le bizarre prisme des sentiments qui au lieu de me perdre, comme souvent, me rendait lucide plus que de raison. J'ai le sentiment d'un exploit sportif, et l'idée que l'amour naissant offre au regard et à l'esprit une faculté à deviner l'autre hors du commun, surnaturelle.
Tout les jours que le lycée fait il se passe quelque chose de très intéressant le concernant, par exemple je n'ai pas encore eu l'occasion de vous dire qu'il a pris la bonne habitude de chaque jour de cours, nous conseiller un morceau de musique. Il est là, en train de parler du modèle soviétique, puis il a tout d'un coup une fulgurance et nous écrit silencieusement au tableau tel titre de Blue Oyster Cult (je connaissais quelques morceaux du groupe par la propagande qu'en faisait X. autant irl que sur internet, j'avais même repéré pour lui un coffret avec 5 CD du groupe dans un Virgin, on y était retourné ensemble et c'était comme par hasard le seul des coffrets en rupture de stock, j'avais alors eu peur qu'il me prenne pour une menteuse), qu'il ponctue d'un "ça, cette chanson c'est le meilleur/le plus/la plus belle...". Là encore, et parce que je retrouve ça en moi, je ne comprends que trop bien la façon qu'il a d'utiliser à tout bout de champ des superlatifs. Sans ça c'est juste impossible de faire écouter une chanson à une bande de vingt petits terminale. Il faut entourer ça d'un peu de prestige, d'une auréole d'excellence.
Le lendemain, toujours en milieu de cours, il nous dit "je vois que personne n'est venu me baiser les pieds, j'en déduis que personne n'à écouter...", le plus souvent il n'y a que ma Bande de Meufs qui a écouté le morceau conseillé. Quant à moi j'y suis comme forcée, je prends ça comme un devoir, et c'est surtout l'occasion de rentrer dans le monde de ses goûts par la plus petite des portes. J'ai donc crée sur mon ordinateur un dossier "musique Delmas" pour toutes les chansons qu'il compte nous conseiller, ça aboutira à une compilation qui plus tard aura pour devoir de me faire revenir le plus précisément possible le souvenir de cet homme.

Ca date un peu mais Monsieur Delmas a aussi fait circuler une feuille dans la classe pour, disait-il, "le remettre à niveau" côté musique, côté cinéma.
Quand j'ai eu la feuille en dernier entre les mains, j'ai pu constater que si Delmas se résolvait à écouter la classe il devrait donc regarder "Into the Wild" sur du MGMT. Je n'avais aucune idée des groupes que j'allais lui conseiller, j'ai gribouillé trois groupes, trois écrivains, deux séries, un réalisateur, avec le sentiment d'une liste que j'aurai pu peaufiner à l'infini. Une semaine plus tard, voire un peu plus, j'avais la main postée en visière sur le front, face à lui ,devant le lycée, avec mes copines autour, le soleil venait de derrière lui, entre deux éblouissements j'arrivais à le voir, on parlait encore de cette fameuse liste et je lui ai dit "faudra que j'ajoute des trucs", chaque 2 secondes il jetait un regard derrière pour s'assurer que la surveillante ne ferme pas le portail avant qu'il finisse sa clope et la discussion.

Le soir même je lui rédigeais une courte liste de groupes récents à écouter avec en tête ce discret abandon de la personnalité qui consiste à se mettre à la place des goûts de l'autre plutôt qu'à celle de ses propres goûts en faisant la douloureuse impasse sur ses groupes préférés moins susceptibles de lui plaire que d'autres, je doute de la clarté de mes propos, si quelqu'un pouvait me rassurer.
Quelques jours sont passés sans que j'arrive à trouver le courage de lui donner la liste, puis je me suis dit, la meilleure façon de s'assurer qu'il écoute chacun des groupes de la liste est encore de lui faire une compilation. J'y ai travaillé toute ma soirée du jeudi, j'y ai travaillé avec un acharnement et une concentration rare chez moi, pendant plusieurs heures, c'était finalement assez simple mais tout de même très chiant, ça avait eu pour bénéfice de totalement me vider la tête de mes préoccupations du jour. J'avais passé une mauvaise journée, pour des raisons obscures et trop ridicules pour être énoncées j'étais sur le point de pleurer en cours de philo, mais pas du tout à cause de la philo, à cause d'autre choses. Puis après vous savez comment ça se passe, toutes les difficultés du moment viennent s'entasser les unes sur les autres pour former une boule de douleur tentant du mieux qu'elle peut de vous faire fondre en larmes. J'étais à côté de Julie, en face du prof (un jour il faudra bien qu'on en parle de ce prof qui fascine tout le lycée) j'ai réussi à me contenir, mes yeux brillaient beaucoup et la sensation me faisait du bien.

20 titres, construit de façon à ce que ça aille de la plus bruyante à la plus douce avec une transition pop, j'ai appelé ça, hmm, "les 20 glorieuses", j'ai mis beaucoup de groupes que je n'ai jamais évoqué ici et qui pourtant constitue une bonne partie des vibrations qui se promènent dans ma chambre, the Ponys, the Black Lips, the Black Angels, Public Image Ltd, tout ça tout ça.

Ce matin je commençais à 10 heures, c'était la première journée de lycée avec mes lentilles, les choses et les personnes se découpaient dans l'espace avec une précision effrayante et je redécouvrais beaucoup de choses, je m'émerveillais du simple fait de pouvoir voir clairement le bout d'une rue ou de pouvoir lire le slogan d'une pub lointaine. Je marchais avec assurance jusqu'au lycée, aujourd'hui il me fallait relever un défi que je m'étais moi-même fixé, j'avais parié avec Julie que si je n'y arrivais pas je ramènerai les manuels pour toutes les matières pendant une semaine.

J'ai enfin croisé dans la foule imperturbable le visage familier de Julie, ses traits relâchés caractéristiques d'une marche pleine de pensées et fermée au monde, j'étais rassurée. Seule, je ne sens pas légitime ma présence en récréation, d'ailleurs si je descends ce n'est que pour regarder du coin de l'oeil M. Delmas fumer. Je reste debout, dans le cercle féminin de l'autre moitié des amies de Julie, ses potes de collège, qui écoutent du rock, se filent des clopes, possèdent tout plein de bottes. Je suis là, l'attitude un peu guindée, je ne sais pas encore comment me comporter, c'est un peu effrayant, tout va assez vite en récréation et puis je l'ai déjà dit, j'ai toujours eu la stricte habitude de hanter les couloirs du lycée pendant que les autres tiraient en urgence sur leurs clopes et socialisaient 10 minutes montre en main. Quelques rires, quelques blagues, quelques potins, de quoi se recharger pour les deux heures de cours suivantes.

J'avais une réunion avec tout les délégués du lycée pour élire je sais pas qui pour je sais pas quoi, Conseil d'établissement, Conseil de la Vie Lycéenne. En histoire on parlait de "pactomanie", il se trouve que cette maladie toucherait aussi le milieu lycéen. Tout ça ne devait durer qu'une heure et normalement ne pas empiéter sur l'heure d'histoire/géo. Je voyais bien que ça commençait à s'éterniser et il était inconcevable pour moi de rater ne serait-ce qu'une minute du cours de Monsieur D. Je me suis levée pour aller voir le proviseur, je lui ai expliqué qu'on voulait partir quand ça sonnerait, il m'a dit "pourquoi? vous avez contrôle?
- oui", ai-je menti.
Lucia m'avait pourtant signaler de ne pas dire ça parce que le proviseur pouvait ensuite aller vérifier par lui-même. C'est un proviseur très gentil et qui ne me connaît pas du tout, je trouve ça assez embarrassant. C'est toujours très dur d'avoir à faire avec des personnes qui nous seront à jamais inconnues et de faible utilité, dans ce genre de rapport-là seule la politesse arrive à s'installer. Nous avons été les deux seules à partir en fin d'heure et il y avait là quelque chose du plaisir d'accomplir un acte de désinvolture.

Pendant l'heure de réunion des délégués je parlais à Lucia, parfois mais très rarement on a du temps pour se parler et il faut donc trouver quelques phrases bien senties pour attester d'une évolution par rapport à notre situation de la discussion précédente. Lors de notre dernière discussion elle écoutait Crystal Castles et comptait faire le Celsa, maintenant elle a laissé tomber le Celsa et a eu l'occasion de parler longuement avec un des membres de Justice que sa mère connaît bien, seulement voilà, dites à Lucia que je suis difficilement impressionnable ou alors impressionnable pour de mauvaises raisons. Connaître de près une personne célèbre n'en faisant pas partie.

Avec Julie nous avions convenu que le meilleur moment pour lui donner la compilation était la fin du cours, j'avais pensé à un moment dans la récré mais trop de bruit, trop de monde, et puis il est rarement seul et je n'aime pas mon visage à la lumière du jour, tout est trop cru à la lumière du jour. Je ne sais pas trop comment exprimer ça, mais, c'est vraiment très dur de choisir la seconde précise où j'allais devoir interpeller le prof. Il faut trouver la brèche de silence où l'on va pouvoir insérer son "Monsieur, monsieur". C'est très délicat et j'avais eu le temps de tout calculer la veille, presque en écrire le scénario.



J'aime avoir les choses sous contrôle, beaucoup de la vie se déroule de façon hasardeuse et spontanée, c'est très rigolo mais aussi très risqué, alors quand j'ai l'occasion de reprendre le dessus j'use de ce pouvoir jusqu'à la manipulation, c'est un vrai jeu d'acteur, je donne l'impression de faire les choses comme à mon habitude alors que je ne fais que réciter un texte, parfois ça va assez loin pour que j'arrive à prévoir mes blagues. Après chaque journée, une fois chez moi, je procède à un véritable debriefing de ma journée et de mes erreurs de comportement, des choses à modifier le lendemain. Mieux écouter telle personne, mieux parler à telle autre, ce sont des erreurs qui me font mal et que je me pardonne qu'avec l'aide du temps et de l'oubli.

Monsieur Delmas a été très surpris par le geste, il m'a dit "bon je l'écoute et je vous la rends quand?", une telle réponse n'était pas dans mes plans et je lui ai fait "non mais c'est à vous", il a insisté plusieurs fois sur le fait que c'était "vraiment gentil", il me disait ça gravement, sérieusement, je le connais assez pour dire qu'il accorde beaucoup d'importance à la gentillesse et que, sans mentir, il était très touché par tout ce que cette initiative représentait comme travail, la liste des morceaux imprimés, le cd vierge rose, il avait ce petit regard déchirant d'homme touché un peu plus en profondeur que d'habitude, d'une vulnérabilité révoltante, c'est quelque chose de très beau, de très précis, il faut juste le quitter le moins possible des yeux pour s'en apercevoir.
Je suis sortie du cours le coeur léger comme un pot de yaourt vide, c'était sans conteste une victoire totale, pas le moindre doute, pas la moindre faille, tout avait été mieux que le scénario, c'était l'inespéré et je gardais à l'esprit que cela serait suivi de quelques défaites, de quelques incontournables baisses de régime. En moi-même je me suis alors fixée le rythme d'un coup d'éclat par semaine pour ne pas trop le lasser, une fois par semaine j'ai donc le droit d'aller lui parler, d'engager la conversation, de sortir un peu du cours, mais seulement une seule fois par semaine.
En rentrant à la maison mes lentilles me brûlaient la tête et les yeux et j'en avais un peu marre d'avoir encore passé un vendredi devant un film à moitié pourri au cinéma, Tokyo!, ça me met de trop mauvaise humeur. J'ai enlevé mes lentilles comme on se déchausse de nouvelles bottes qui nous massacrent les pieds, j'ai pris un Doliprane avec un thé à la vanille, j'ai marqué les grandes lignes de ce texte sur un bout de feuilles, je me suis déchaussée et j'ai écouté la compilation en tentant de me mettre à la place de l'oreille profane de Monsieur Delmas qui découvrait des merveilles de chansons exhumées pour lui par une élève dévouée. Aujourd'hui le froid était revenu et par dessus mon simple polo j'avais enfilé mon cardigan rouge en laine bouillie. Je me suis dit, que ce soit avec des groupes ou avec des hommes, tout n'est souvent qu'une question de bonnes rencontres.

The Ponys - Double Vision

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