dimanche 31 mai 2009

Tentativement d'épuisement du sujet Prof de Philo (2)


"Ce que font les esclaves désoeuvrés. On se divertit, on boit en bandes; nuits consolatrices. On entre dans des cinémas: il y au moins la chaleur animales, les femmes dont on touche les genoux et qu'on accompagne. Dans ces cuves sonores pleines d'éclairs blancs, les hommes vont s'oublier: ils sortent hébétés par les songes et vont se perdre dans des cubes où se déroulent ce que Bergson ose encore appeler la vie, avec ce robinet éternel dans un coin. Nous faisons comme les hommes."
Aden Arabie - Paul Nizan

 Il y a le plaisir des images dont j'ai pris conscience en philosophie puis un peu après chez A. quand j'ai vu ses Marylin Monroe étalées sur les murs. J'identifiais ça à un plaisir enfantin qui s'amenuisait avec le temps, mais non, il reste vivace et trahissait chez A. quelque chose de bouleversant renvoyant à sa solitude face à l'image "pieuse". Il y a quelque chose de semblable au plaisir insatiable que je prends à regarder mon professeur de philosophie et qu'on pourrait plutôt nommer "le plaisir de la présence", c'est à peu près la même chose qu'une image puisque dans les deux cas quelque chose est rendu présent. Le plaisir de l'image de mon professeur de philo, pourvue d'une dimension charnelle, de sa gestuelle, de sa voix.

Dimension charnelle, mais je n'ai jamais dû le toucher, à part peut-être les fois où il m'a tendu la clé de sa salle pour que je l'ouvre. L'objet est si petit qu'il est difficile d'éviter le contact.
A ne jamais toucher ses profs on pourrait se demander s'ils existent vraiment.

Parfois, je ne peux rien faire d'autre que de fixer mon cahier et gratter comme on prendrait en note les sous-titres d'un film sans pouvoir en profiter. Parfois des pauses pendant lesquelles je peux lever les yeux, regarder l'image-prof soliloquer pendant près de deux heures, avec quelques interventions çà et là. Parfois sa gestuelle est rudimentaire, peu de choses, parfois il atteint ce moment où le discours se fait littérature, prend tout son sens dans la déclamation, avec la gestuelle du politicien qui ne peut que croire en ce qu'il dit. Il s'emporte.

Il ne s'emporte pas tous les jours, il y a les jours où tout se passe normalement, soit cours magistral entraînant une légère paralysie de mon poignet. Puis il a ses jours où il marche et marche à travers la salle, de la fênetre à la porte, de l'avant à l'arrière, écoutant les questions en regardant par la fenêtre, jettant la craie en l'air pour la rattraper (de moins en moins souvent), digressant pour finir par se reprendre "excusez moi".

Des choses curieuses qu'il faisait, il a fini par les abandonner, comme s'il n'était plus nécessaire de nous en mettre plein la vue, de faire de lui un personnage. Il s'en tient à ses histoires rigolotes, à ses remarques curieuses que je note entre guillemets dans mon cahier. "C'est toujours une petit aventure l'éternuement".

Je ne sais pas si à force de quotidienneté de la solitude (la douce, la normale) on finit par agencer un roman autour de quelqu'un, à commencer à devenir superstitieuse, à interpréter n'importe comment n'importe quoi. On installe une narration entre les faits; on finit par faire un bon roman de tout, roman qu'on appelerait "période de sa vie". Juger d'une période, dire qu'elle est bonne ou affreuse équivaudrait à faire de la critique littéraire.

Plusieurs fois nous avons fonctionné par malentendu. Je ne saisis pas son ironie, je ne saisis pas quand il est sérieux. Parce que je l'écoute, je surinterprète, je panique.

Il me plaît de raconter une seconde fois que la première que je l'ai vu, c'est à dire en train d'ouvrir la porte de sa salle 105, je me suis dit "cet homme n'est pas fait pour moi" et je pensais que tout ce qui m'était possible de penser de lui se trouvait là, dans ce que m'inspirait son physique, l'absence d'expression finissant de lui donner un visage grave. Je me disais que je n'essaierai pas de lui plaire, et cette idée d'échapper aux charmes compliqués du professeur de philosophie me rassurait, me rendait sereine pour l'année à venir. La fin de l'année approchant je peux témoigner que j'ai passé l'année à attendre qu'il me reconnaisse et ces derniers mois à trop souvent penser à lui.

La salle 105 est la seule salle de cours à se trouver au premier étage, les autres pièces sont reservées à l'administration, à la salle de photocopie, au CDI et aux toilettes, les seules toilettes plutôt calmes du fait de l'absence d'élèves. La salle 105 est la salle du professeur de philosophie. Il s'y trouve une armoire grise fermée à clé où il lui arrive d'aller chercher les livres dont il a besoin pour le cours. Cette armoire est le seul élément qui lui permette de marquer son territoire. En venant en cours il n'a donc besoin que de peu d'effets, d'abord nous avons déjà vu qu'il ne portait aucun manteau sinon des vestes en laine et un parapluie au grand maximum. Il a sa besace en cuir, je n'en ai qu'une en tête, une marron très plate mais je pense qu'il en a d'autres. Dedans doit tenir son Macbook et puis il a ce cahier un peu bizarre, non pas à spirales mais à anneaux argentés ne se reliant pas entre eux. Ce cahier semble lui servir à tout, n'est réservé à rien,  il l'utilise comme surface pour écrire. Il a aussi un unique stylo et pas l'ombre d'une trousse ni d'aucun lieu d'accumulation sinon peut-être son portefeuille. Il est l'homme de l'objet unique.

Parfois nos copies sont corrigées en noir, parfois en une sorte d'encre prune. On ne comprend pas tout ce qui y est écrit et la copie fait le tour de plusieurs personnes avant d'être intégralement déchiffrée.

Oui, les copies sentent la cigarette.

Il fait tout très singulièrement, c'est un homme aux manières délicates et émouvantes, qu'on observe comme on scruterait une photo d'actrice glamour, avec la même terreur fascinée, le même désir, la même curiosité devant l'altérité, l'insaisissable étrangeté.

Ce jour-là, c'était la première fois que je lui parlais de si près. De près on arrive à comprendre la clarté de ses yeux et tout son visage s'en trouve renversé. J'ai aussi vu sa peau rose, l'homogénéité de son teint, ses pores dilatés sur les joues, exactement comme Charlette et moi. Une beauté de poupon aux expressions incompréhensiblement sévères.

Cette semaine, première fois que je le voyais avec une chemise de couleur parme.

Son mystère vient de notre incapacité, de notre incrédulité à l'imaginer intégrer un quotidien, avec ce que cela suppose d'actes nuls, de répétitions, de trivialités, d'absurdités. Est-ce qu'il le tolère? On en viendrait presque à avoir peur pour lui et à s'excuser de consentir à vivre comme cela.
Ou peut-être en est-il au stade d'une compréhension totale et homogène du monde. Le quotidien est poétique en ses répétitions toujours réinventées, le confort n'a de sens que lorsque nous en sommes conscients. Il est assez détaché de tout pour en jouir comme s'il s'agissait d'un séjour dans un hôtel. Il voyage aussi beaucoup, ce qui lui permet, comme dit Paul Nizan, le moment de l'inventaire.

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