mardi 5 mai 2009






















"Pourquoi, dans des oeuvres historiques, romanesques, biographiques, y a-t-il (pour certains dont je suis) un plaisir à voir représenter la "vie quotidienne" d'une époque, d'un personnage? Pourquoi cette curiosité des menus détails : horaires, habitudes, repas, logements, vêtements, etc.? Est-ce le goût fantasmatique de la réalité (la matérialité même du "
cela a été")? Et n'est-ce pas le fantasme lui-même qui appelle le "détail", la scène minuscule, privée, dans laquelle je puis facilement prendre place? Y aurait-il en somme de "petits hystériques" (ces lecteurs-là), qui tireraient jouissance d'un singulier théâtre : non celui de la grandeur, mais celui de la médiocrité (ne peut-il y avoir des rêves, des fantasmes de médiocrité?).

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Le plaisir du texte, c'est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées -car mon corps n'a pas les mêmes idées que moi."

Le plaisir du texte - Roland Barthes

Un jour faire un film, quelque chose de 5 minutes sur l'esprit d'escalier. Une séquence où la fille ne dirait pas ce qu'elle aurait voulu dire, puis tout de suite après ou alors à la fin d'une série de séquences désordonnées, la scène "idéale" : son discours impeccable, sans bafouillages, sans postillons, le mot adéquat du début jusqu'à la fin. Elle se fait son cinéma. Montrer que parfois on pense en terme de scène.

Aujourd'hui l'employée de chez Hubert (notre repère quand on a une heure de trou) m'a adressé la parole pour la première fois. On commençait à devenir des habituées et je la voyais être familière avec tout les lycéens sauf avec nous, faisant comme si on ne venait pas deux fois par semaine. Normalement elle était censée nous détester; la propriétaire nous demande souvent de baisser le ton, tout le monde nous le demande, on rigole trop fort, même Monsieur Delmas nous l'a déjà dit, "avec vos copines".
Tout en préparant mon café et d'un air super dégagé, elle m'a demandé si on avait déjà passé les examens. Je ne savais pas si elle parlait du bac, j'ai dû tiré une tête du genre "no comprendo". Elle m'a dit "vous passez le bac?" j'ai dit "ah oui, non c'est en juin...le 18". Je lui ai dit que pour l'instant on avait passé que des bacs blancs, que ça nous obligeait à réviser, qu'on pouvait s'évaluer, que c'était bien. J'étais impliquée, j'avais le souci de la relancer et aussi du détails, ce qui lui montrait que j'avais accepté les règles du jeu, la réconciliation. Jétais ravie qu'elle me parle, c'est mon côté petite fille qui veut plaire, qui pardonne tout (l'indifférence d'alors) pourvu qu'un lien aussi ténu soit-il se tisse.

En sortant du café il faut poser les plateaux sur l'espèce de comptoir en verre, je leurs dit toujours "merci, au revoir", je n'hésite pas à le dire plusieurs fois, à chaque employée, jusqu'à ce qu'elles me répondent. Je sens toute l'hostilité engrangée pendant notre séjour retomber subitement dans les voix aigus qu'elles prennent.

Récemment j'ai pris conscience que je tenais énormément -peut-être un peu trop- à la politesse et à la civilité et ceci chez les autres autant que chez moi. Je parle de ce qu'on pourrait appeler la politesse "urbaine", celle dont on use avec les inconnus qu'on est amené à cotôyer un peu partout, un peu tous les jours. Les commerçants et les usagers des transports en commun.

Ce côté "c'est la moindre des choses" de la politesse : une poussette qu'on se propose de soulever, demander à quelqu'un s'il voudrait passer avec nous au lieu d'attendre qu'il le fasse, etc. La provoquer, en faire les frais comme en être témoin c'est comme autant de signes disséminés dans ma journée et qui me suffisent à croire que les autres ne me sont pas si étrangers que ça. Délaisser ce point de vue de caméra de surveillance qui surplombe une foule abrutie, se saisir de l'imprévisible, de l'esprit d'initiative, de l'attention que suppose la politesse; c'est à tomber.
Cela humanise n'importe quelle situation dans laquelle on a tendance à se tasser dans son individualisme, son petit intérêt, son petit strapontin. Les transports et toutes ces lieux de passage dans lesquels on veut faire comprendre aux autres que l'on est là par obligation et certainement pas pour eux, cette indifférence nécessaire que l'audace humaniste de la politesse vient troubler.

Par un bizarre calcul, selon qu'il y ait du monde sur une des deux rangées je pénètre dans le bus par le côté gauche ou droit de l'entrée. Déception au moment de rentrer dans le bus du côté gauche, c'est à dire du côté où on ne voit qu'à peine le conducteur. Aucune possibilité de lui dire "bonjour", impolitesse forcée que je n'assumerai jamais. [Aucune exagération mais l'expression d'un véritable probléme de mes matins].

Parfois la fatigue en revenant du lycée, l'idée que je ne céderai ma place à aucune vieille dame, que je ferai la gueule, que je ne courrai après aucun bus, aucun train. Je m'accorde la lenteur et je demande aux autres de repérer cette fatigue en moi et d'y être indulgent, "attention jeune fille fatiguée". J'essaye de me consoler en m'accordant cette indulgence à moi-même, oui prends ton temps, oui en rentrant tu dormiras tout de suite, ma pauvre Mumu. Les transports usent.

Ces femmes qui par fatigue refuse de jouer le jeu de la civilité et ne cèdent pas leur place, ne se lèvent pas quand c'est bondé dans le métro. La politesse doit être par définition à toute épreuve.
Un jour Juliette m'a invité au théâtre voir des lectures de la Recherche, avant que la pièce ne commence nous sommes allées au restaurant. Je n'ai jamais parlé de cette rencontre même si je pense en avoir gardé un long brouillon quelque part. Elle m'avait alors offert en plus de la place pour la pièce quatre précieux livres de philosophie dont La Politesse de Bergson, commencé hier et fini aujourd'hui dans mon lit.
D'abord, parler de ce décalage entre le titre d'un essai, l'idée qu'on se fait du traitement de la notion et le résultat, toujours étonnant. Très vite j'ai compris -peut-être que je me trompe- où Juliette voulait en venir et pourquoi elle m'avait offert ce livre qui à bien des égards ressemble aux très beaux conseils que mon prof de philo nous prodigue concernant notre orientation pour l'année prochaine. Il est toujours un peu décontenancé, surpris, à l'idée qu'on lui demande des réponses précises à des questions dont nous devrions pourtant en être les seuls juges. Il se demande pourquoi on lui fait confiance, moi je le prends juste au mot.

A la fin de ma lecture j'en voulais à mon prof ne pas nous avoir conseillé la lecture de La Politesse qui est suivi de deux petits essais sur Les études littéraires et la spécialisation, même s'il nous a tenu le même discours un propos mis en scène, disposé au sein d'un livre comme au creux d'un écrin, est toujours beaucoup plus convaincant que les propos d'un prof de philosophie. Quelque chose de définitif et de "gravé dans le marbre" dans tout ce qu'il y a d'imprimé, l'impossibilité d'y revenir, de le corriger : ce qui est imprimé est donc jugé digne d'être imprimé, je m'y fis.
J'en veux d'ailleurs à tout le corps enseignant de ne pas nous avoir mis ce livre entre les mains, de ne pas y avoir seulement songer, en émettre la simple éventualité, un petit gribouillis dans le coin de tableau histoire de nous dire que ce livre existe. Mon prof de philo conseille souvent des livres mais jamais assez; quelques bonnes oeuvres bien choisies plutôt qu'une longue liste; j'essaye pourtant de le faire parler. Si j'ai lu La Politesse à mon âge c'est par le plus grand des hasards, c'est par l'arrivée de Juliette à un moment de ma vie, qui a décidé de m'offrir ce livre et que j'ai décidé de lire maintenant. J'ai dit à Charlette que j'allais le lui prêter.

Aujourd'hui avec le prof de philo nous nous sommes tendus des objets.
Devant la salle il me tend la clé de la salle pour que je fasse entrer la classe, le geste m'a surpris, je regardais ailleurs. La clé était sans porte clé ni rien, je me suis dit que ça allait évidemment assez bien avec ce que je m'imagine de ses partis pris esthétiques : le dénuement le plus strict, etc.
Ensuite il demande un stylo à la classe. Toujours cette réaction puérile avec laquelle je n'arrive toujours pas à me défaire, être celle à qui il va prendre le stylo, même mes copines ont abandonné ce désir secret. Personne n'a bougé je crois, c'est un peu comme pour les voitures lors d'un feu qui passe au vert : il faut un temps de flottement pour qu'elles s'en rendent compte et qu'elles avancent. Ici il fallait un temps pour se rendre compte de la demande, réagir en conséquences. Je me suis levée sans me précipiter, j'ai fait claqué mes talons peut-être deux fois et je lui ai tendu le stylo avec lequel j'écrivais, le mouvement était précis, chorégraphique. Je crois qu'il doit connaître ce stylo, quand je lui scanne mes cours (tous les soirs) il y a des zones plus lisibles que d'autres : le stylo plume passe mal au scanner alors que ce stylo Monoprix (on en avait déjà parlé) est bien foncé, bien gras. Parfois j'oublie de me saisir du bon stylo "pour la philo" et j'écris au plume car c'est plus rapide, une fois que j'ai commencé je ne veux pas continuer avec l'autre stylo, la différence de bleu est beaucoup trop importante, ça ferait moche et je suis maniaque avec mon cahier de philo.
Je trouve que le stylo Monoprix ressemble à un stylo de luxe, assez gros comme eux, avec sa petite languette argentée et je ne me lasse pas de le regarder, de le voir briller un peu, se démarquer de mes autres stylos; c'est un peu comme mon ancien portable que j'aimais tendrement et que j'ai trouvé beau jusqu'à la fin, il y a des objets comme ça. Avec ma soeur on a établit cette idée que certains objets faisant parties de notre quotidien continuaient de nous "choquer". "J'ai un choc quand je le vois", et puis elle répond "ouais je vois"; on se permet ce genre de raccourci d'idées.

J'espérais de tout mon coeur qu'il soit sensible à la qualité du stylo, sa fluidité, l'épaisseur du trait, son débit d'encre assez important et qui pourtant ne bave pas. Est-ce qu'il s'est senti à ma place? Est-ce qu'il s'est dit "voilà avec quoi elle écrit". Je pensais qu'il allait le garder pour l'heure mais il a vite fait de me le reposer sur la table. Je voulais saisir discrètement le stylo et voir s'il était encore un peu chaud de sa prise mais cela faisait déjà un certain temps qu'il n'avait pas écrit avec.
L'histoire de la clé et l'histoire du stylo. Là où vous ne voyez que détails je vois les deux points névralgiques autour desquels vient se greffer le reste du cours.

Une forme de paperasse à laquelle on ne peut venir à bout : des bouts de papier avec des mots de vocabulaire, des feuilles volantes pleines d'idées, des dépliants sur les films restaurés qui se jouent dans la rue Champollion, de vieux Pariscope (ceci on peut les jeter sans regrets), des contrôles d'espagnol de temps immémoriaux et dont je n'arrive pas à me séparer pour la seule petite marge criblée de dessins de Julie et moi.

Mon père qui m'offre un collier d'or blanc rapporté du Liban et qui fait très fifille romantique. En matière de bijoux je ne suis ni coeur ni papillon et d'ailleurs je ne porte pas de bijoux, je ne sais pas gérer certains signes de féminité mais le détail de trop reste qu'à partir du moment où il faut les enlever pour prendre sa douche je ne joue plus, trouvant que cela entrave ma liberté de mouvements. Le corps nu est libre, le corps habillé l'est aussi, mais le corps orné, "bijouisé", ce n'est pas possible. J'ai déjà accepté la présence de la montre, pareille à une menotte.


Puis j'enfile le collier, c'est ce qu'il faut faire quand on reçoit un bijou : le porter et le toucher du bout des doigts comme dans les films . Autant pour les habits les mettre devant notre corps pour en voir l'allure suffit, autant pour les bijoux rien ne justifie qu'on ne les porte pas. Je demande à Emile de me le fermer car il est trop court pour que le fermoir soit dans mon champ de vision. Avant de me regarder dans le miroir juste à côté de moi (nous sommes au restaurant), je tends mon cou à l'adresse de ma soeur et de ma mère pour le leurs montrer et avant même de voir le collier j'en observe l'effet qu'il produit sur elles. Une fois devant le miroir je me laisse bêtement enivrer par sa brillance, son pur éclat, les deux papillons sur la peau comme deux bouts de secret. Le bijou brille autant qu'il met la peau en valeur et c'est à ne plus savoir qui des deux est le plus avantagé. Je commence à comprendre pourquoi ces petites choses fines et délicates comme de la lingerie peuvent intéresser certaines femmes, c'est un jeu de plus à jouer et un peu le même principe que pour le blush dont j'ai déjà parlé : s'essayer pour un temps à des choses qu'on estimait pas faites pour soi, élargir son champ d'actions.

Ma soeur : "je t'ai acheté du faux cuir et des fausses perles pour tes 18 ans".

La bizarre sympathie que j'éprouve à l'égard du mois dans lequel je suis née.

Quand Monsieur Franck passe devant moi en cours et qu'un courant d'air le suit, la frustration qui résulte du fait que de son corps n'émane aucune odeur, aucun parfum, de ces parfums que l'on attend avec impatience une seconde après qu'une femme qui nous semble trop coquette pour ne pas être parfumée passe devant nous. Aucun moyen de le voir se trahir, de percevoir un effort timide et inavoué de coquetterie; le courage de l'austérité. Ne pas jouer le jeu complaisant et rusé du parfum.

Tom Waits - Martha
je parle de cette chanson comme de "la plus belle du monde" et ce qui est surprenant c'est que le temps passant j'en pense toujours la même chose; rien ne s'atténue ni ne se modère.

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