lundi 29 septembre 2008

Le corps d'un professeur a une forme, sa présence en classe impose un certain état d'esprit à toute la classe. Nous sommes tournés vers lui, la somme de nos regards le plaque contre le tableau, nous réagissons instantanément, sur le moment à ses paroles, nous lui faisons prendre conscience de son incompétence comme de son humour, passons en revue son physique, peut-être le connaissons nous mieux que lui. On capte ses mimiques, les jours de rasage douloureux et de braguette ouverte, dénombre ses chemises et chaussures, remarque très vite quand il s'est fait coupé les cheveux : des choses en moins autour du visage, quelque chose que nous ne reconnaissons plus en lui, il est comme défigurer par l'absence d'une mèche et nous mettons un peu de temps à assimiler la nouvelle image, la méfiance règne jusqu'à la reprise des repères, d'une certaine forme de confiance totale que nous mettons en lui, en ce qu'il nous dit, en sa vérité qu'il fait régner : vous avez tort, votre question est judicieuse, taisez vous, parlez je vous en prie, pour demain vous finissez..., au revoir, à demain.

La meilleure façon d'être assidue en cours et de prendre plaisir à y aller et certainement celle de tomber amoureuse du prof, concernant Monsieur Delmas il n'y a plus aucun doute, je suis agrippée à son visage, j'imagine l'étreinte de son corps, j'entre en classe comme s'il s'agissait d'un rendez-vous galant, tout en jetant mon sac à dos sur la table du devant et en esquissant un "bonjour" insouciant. Quand je lève le doigt pour intervenir je m'oblige à enlever mes lunettes, cela me permet de le voir flou et ne pas avoir à supporter son regard bienveillant et magnifique posé sur moi et uniquement sur moi pendant que j'essaye de faire une phrase.
Du moment où il ouvre la porte au moment où il la referme pour aller fumer entre deux cours je retiens assez fidèlement tout ce qu'il dit. Je l'aime énormément, j'aime quand précipitamment mais de façon assez discrète il se jette sur son ordinateur portable pour enlever l'écran de veille, un petit geste de l'index sur le pavé numérique, précis.
J'aime quand à la fin du cours il nous dit à tous "merci de votre gentillesse et à demain", je n'aime pas quand les élèves lui parlent mal, beaucoup d'élèves se permettent des familiarités et des méchancetés, "mais vous nous l'avez déjà diiittt", "vous pouvez aller moins vite parce que là on comprend rien", certains tentent comme ils peuvent de faire ami-ami de façon assez médiocre, en évoquant maladroitement et de façon pédante un film en rapport avec notre programme, en essayant de poser des questions sur les relations entre lui et notre ancien prof d'histoire géo, ça me donne envie de vomir, il ne mérite pas ça. J'aime quand il parle de littérature américaine, quand nous avions eu une brève parenthèse en milieu de cours sur John Fante et qu'il m'avait dit "en tout cas lire John Fante quand on est une jeune enfant comme vous, moi je dis : RESPECT.", je me sentais devenir rouge sauce tomates, assez mal à l'aise mais extrêmement heureuse. Mes copines rigolaient trop, du genre "elle va succomber, tout ça est trop pour elle". Et c'était effectivement trop pour moi, et chaque jour c'est trop pour moi, je sors du cours et je suis vraiment triste, je ressens un vide et de la frustration, une crampe au coeur, un déchirement.
Samedi je suis allée au restaurant avec Cécilia, on parlait de beaucoup de choses, c'était surtout elle qui parlait, moi pas trop ou alors ça n'était pas très intéressant, les gens ne sont pas spécialement à mon écoute alors je sens que mes propos sont débiles ou convenus, bref je lui disais "nan mais Delmas je le kiffe parce que si j'avais été prof d'histoire géo je pense que je serai exactement comme lui" et je pense que c'est surtout ça, en lui je me reconnais, j'arrive à retrouver des miettes de moi, de mes comportements et de mes réactions qui en en dévoilant sur lui en dévoile autant sur moi, c'est presque de l'art, c'est presque comme lire un roman et tomber sur une phrase qui nous définirait totalement et que soudain la littérature avait sa fin, son accomplissement et que toute cette quête avait aboutit à cette phrase. Tout mes profs d'histoire géo ont abouti à Monsieur Delmas et ses petits yeux comme des boutons noirs cousus sur une poupée.

Quand la surveillante vient pour demander les absents et qu'il a oublié de faire l'appel il est très gêné, on le sent vulnérable, on a l'impression d'assister à une transformation de son visage que nous n'aurions pas dû voir.
Je n'ai jamais vu une personne aussi humaine, curieuse de chaque chose, véritablement penchée sur son monde, d'un humour imprévisible. Cette amour moite et adorateur déborde en moi comme déborderait une bassine pleine d'eau avec laquelle je devrais courir, impossible à contenir, et en plus il faut aller vite et chacune de mes interventions est cent fois répétée dans ma tête avant qu'il ne me donne la parole et que d'un ton placide -un travail d'orfèvre ce ton- tendu sur un fil, j'annonce mon objection, ma précision, mon petit savoir sur ce que je sais des cycles d'une économie libéraliste...
- libérale
aïe
je baisse les yeux sur mon cahier, honteuse
- ah pardon
- c'est pas grave" sur le ton de "je vous pardonne, cela est tout sauf grave, continuez", comme il l'avait fait sur ma copie, j'avais gratté un "j'ai pas eu le temps de finir", aussi petit que désolé, et à côté il y avait son "ce n'est pas grave", conciliant et plein de bonté. Avec Julie ça nous avait fait trop rigolé, du genre "premier dialogue entre Murielle et Delmas", d'ailleurs en me rendant ma copie il avait dit "Muriella" et tout le monde avait rigolé. Le prof qui se trompe en lisant le prénom de son élève qui l'adore,
- bah non mais moi je vois marqué un A
- ah, nan mais c'est un E, ça se voit, sourire amusé, c'est un E julie? c'est le plus beau E que j'ai jamais fait putain
- bon, en tout cas pardon Murielle
- nan mais c'est pas grave, sourire amusé

Il y a eu ça et il y a eu la fois où Amélie affirmait que des personnes avait une vraie vie sur internet et une autre "dans la vraie vie", et moi un peu pour moi et pour Julie j'avais dit "bah comme moi" et c'était déjà la fin du cours alors ça pouvait partir dans n'importe quelle direction, celui qui prend la parole après la sonnerie c'est celui qui a le droit à une sorte d'entretien chronométré avec le prof, ça peut même s'éterniser jusqu'à ce que le portail du lycée se referme et des choses dans le genre. C'est un temps très limité, qui ouvre beaucoup de brèches, de frustration, c'est le seul temps qui nous est imparti, le seul contact réel avec le prof, le seul qui reste légitime, raisonnable, après c'est trop, après personne ne veut et chacun doit d'un commun accord ne pas empiéter sur la vie du professeur comme de l'élève, ne confondons pas les mondes, restons sur nos limites, dans nos solitudes, malgré nos infinies ressemblances et nos sentiments, n'oublions pas que le but est qu'à la fin de cette année nous nous perdions de vue à jamais.

Bref Amélie disait ça et je répondais ça et Monsieur Delmas a alors dit "ah bon? mais vous faites quoi?" et moi d'un air qui voulait dire "oh rien d'important "oh des forums, des blogs" comme pour amoindrir l'aspect banal de ma réponse. Après la classe se vidait et je rangeais mes affaires au ralenti pour qu'il ait le temps de me trouver des questions, puis
- c'est quel genre de forum?
- le forum d'un magazine
- quel magazine? si c'est pas trop indiscret
- Technikart
- aaaah Technikaarrt, je le lisais avant, c'est pour les jeunes ça
- oh non plutôt pour les trentenaires de gauche (lol)
- et vous écrivez avec votre propre nom ou avec un pseudo?
- avec un pseudo, c'est "Vernis"
- Vernis?
- Vernis.

et soudain je me rendis compte du ridicule de mon pseudo, j'avais envie de me justifier, de justifier ce choix, de dire que bon, j'avais pris ça et on avait fini par m'identifier à ce mot alors je n'avais eu aucune raison de changer, après je lui aurais bien évidemment raconter ma vie dans son intégralité en insistant sur mon sentiment de faiblesse et d'incompréhension face au monde (oui, lol) pour qu'il ait envie de me protéger ou moins encore, de me frotter le dos.
Après c'est un peu le vide, je pense lui avoir dit "vous pouvez venir sur le forum si vous voulez" en rigolant faiblement, alors que deux sujets du forum parlait de lui. puis des rigolades dans les escaliers avec Julie, "t'as vuuu, c'est diiiiingue", "incroyable, nan mais incroyable"
Cette discussion me semblait bien évidemment surnaturelle mais je me suis habituée aux incroyables imprévues des circonstances, de ce qui fait qu'un questionnement intérieur se matérialise en question énoncée à voix haute et que tout n'est plus que jeu d'audace et de courage, d'occasion à saisir , de phrases qui auraient pu ne pas être prononcées mais qui vient pourtant s'insinuer au détour d'une seconde de silence et qui change totalement la façon que le professeur a de vous voir. M'avait-il seulement vu, distinguer du reste, lui qui déchiffrait "Muriella", à la façon d'un prénom un peu trop exotique à ses yeux et dont on ignore tout de la personne qui le porte.

The Magnetic Fields - Mr. Mistletoe

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Ceci est un instant pub que je ne m'autoriserais pas si ça faisait pas plus d'un an que je viens sur le blog (**se donne bonne conscience**)
C'est paske jveux avoir des lecteurs cools et que je connais pas IRL.

Voilà.
http://angulaire.wordpress.com/

Anonyme a dit…

et au passage: c'est mieux chronicart que technicart.

Anonyme a dit…

salut murielle. d'où vient ta citation de cioran ?

Murielle Joudet a dit…

c'est une des maximes de "De l'inconvénient d'être né".

Anonyme a dit…

Je t'aime.