jeudi 18 février 2010

On (2)

il y avait cette nana au Monoprix, elle parlait toute seule en passant devant les caisses automatiques, elle marmonnait dans une demi-fureur : "ça c'est la mort des caissières, on ferme les usines et on tue les caissières, c'est bien, continuez comme ça."
Après j'ai réfléchi, les caisses automatiques c'est un peu le premier sursaut maladroit du tout-technologique, un truc de merde qui marche mal et énerve tout le monde, qui fait du mal à tout le monde, j'avais envie de lui expliquer que le monde était en train de tester ses limites comme un enfant qui joue avec un briquet, les limites de la souffrance, pour "voir ce que ça fait", et que ça allait durer un moment, toujours. Oui le monde a des bras et des actions autonomes, il y a une conscience mondiale sinon nationale, un "On tue les usines".

Je fais toujours le même gâteau au chocolat auquel j'ajoute ma déco personnelle, il y a déjà eu les étoiles en sucre en forme de T puis les vermicelles multicolores, aujourd'hui les Smarties. Je vise une déco bien précise à chaque fois, un truc un peu spectaculaire et marrant, j'ai le truc en tête et ça finit toujours mal, un peu crado, ce n'est pas lisse, c'est crevassé, raté-touchant.

Je prends ma douche, j'ai cru que j'avais le temps, j'ai trop traîné et là je suis limite. Je me fais propre et je m'arrange, je mets la crème hydratante assortie au parfum, flippant, mais il faut bien les utiliser ces crèmes vendues avec le parfum qu'on m'offre à Noël. En arrière-plan sonore Deezer déploie les nombreuses versions de la musique d'Il était une fois la révolution par Ennio Morricone, d'une beauté insoutenable, je rêve de faire du roller dans une rue déserte sur cette musique, en l'écoutant la vie me paraît limpide, compréhensible, je demande à aimer un homme sur cette musique. Emile fait "chom chom"(il faut l'écouter pour comprendre), [me souvenir lorsque A. m'a fait découvrir cette musique très tard dans la nuit dans son appartement, le son au maximum, pour l'apprécier aussi vite on ne pouvait l'apprécier qu'aussi fort, c'était l'une des plus belles soirées de ma vie] et me demande si on peut regarder un Hitchcock ce soir, je lui dis que moi ce soir je sors, il me demande de rester, je lui dis à demain. Ma soeur dort comme une chenille dans son cocon et insulte Emile parce qu'il la réveille, je ne la connais presque plus que comme ça, en Oblomova, dirigeant le monde depuis son lit. Et quand je pars pour de vrai, enroulée dans mon parfum, mon écharpe, mon manteau, montée sur des talons, avec cet air féminin affairé en retard, cette nana qui débarque dans la cuisine au milieu de sa mère et de sa soeur en chaussettes, toute apprêtée et qui ne fait déjà plus partie du monde chaud, rond et mou du foyer.

F. m'invite chez lui pour inaugurer sa machine à raclette, la table est dressée, on est six, j'appréhende un peu parce qu'il s'agit d'un vrai dîner d'adultes, je suis l'unique jeunette et j'essaye de bien me tenir, trouver un équilibre entre la discrétion et la participation, j'ai l'impression d'émerger d'un isolement (toujours l'impression d'être isolée) et qu'on me fout sous les projecteurs. Il faut un certain moment avant que ça glisse vraiment, avant que l'on s'oublie dans la discussion jusqu'à en oublier nos assiettes. La mienne est peut-être à la hauteur de ma petite appréhension, tout y est déchiqueté, celle de M. très organisée. F. me laisse choisir les vinyles à passer, il m'explique la différence entre les richelieus et les derbys, me sort les modèles, on fume dans l'encadrement de la fenêtre, les sujets de discussion sont variés, tout est absolument tranquille.

Chaque fois que je viens chez eux je m'éclipse du salon et prends un peu de temps pour fureter dans l'immense bibliothèque qui se trouve dans le couloir, les Gallimard tel un peu jaunis, les tranches régulières des Folio, les livres de philo exigeants, les Dennis Cooper rassemblés, quelques Dvd, un coffret Mankiewicz, un coffret Godard avec 25 films (je crois que c'est A. qui a du le lui ramener de Chine).

F. me dit "les classiques tu dois les lire, les adorer pour ensuite pouvoir dire "ah non ça en fait c'est de la merde" et passer à autre chose".
et aussi "t'as de la chance de pouvoir écouter ce genre de musique, t'as de la chance d'être avec des adultes et de manger de la raclette alors que tu pourrais être en train d'écouter de la dance dans une soirée aux Planches."

Je lui demande si leurs livres sont mélangés, il me dit que non et qu'il a lu tous ses livres à elle.
C'est un couple très beau et très calme et à chaque fois que je parle de ce couple à quelqu'un les gens sont doucement admiratifs. On dirait qu'ils tiennent quelque chose, une bonne recette, un juste milieu, une tranquillité, peut-être que je dis ça parce que je les ai vus à l'oeuvre dans leur appartement. Ils ne font même pas couple bobo insupportable. J'essaye de capter comme je peux quelques moments de complicité entre elle et lui, ils se parlent sur un ton cordial et surtout pour des détails pratiques avec un ton qui a ce je ne sais quoi de plus intime que le ton employé avec les autres. Parfois elle fait appel à lui pour se souvenir d'une chose, et lui insiste pour qu'elle se souvienne, il n'y a plus que ce "On", "On est allé", "On est interdit d'écharpes, on en a trop".

Je suis curieuse de savoir si un jour je serais capable d'une telle relation avec une personne, une personne que je ne connais toujours pas et qui n'est même pas encore désignée par un Destin, mais qui arrive doucement vers moi. Au début, quand même, il y a deux parfaits étrangers feignant qu'ils ont tout en commun et finissant par y croire et par nous le faire croire, la relation devient alors nécessaire. Cela suppose, je crois, une certaine forme d'abandon, d'inconscience, on ne peut pas raisonnablement s'observer et être en plein dedans ou alors on alterne entre état de conscience et d'inconscience.
J'en reparlerai peut-être mais là je meurs de sommeil.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

C'est fou comme le quotidien avec quelqu'un peut nous faire rêver...cela suppose que l'on ait trouvé la bonne personne, que nous sommes parvenus à un certain équilibre.

C'est toujours un plaisir de te lire Murielle.