mercredi 26 novembre 2008





Dimanche soir au cinéma j'avais eu le temps d'y penser : il faisait trop froid pour que Monsieur Delmas ne sorte qu'en chemise. Les chemises constituent depuis le début de l'année la base de sa garde-robe, chemise rentrée dans le pantalon lui-même soutenu par une ceinture, parfois un bout de peau claire apparaissant au détour d'un haussement de bras, de quoi rendre folle une fille de la classe bien précise. Cette fille, toujours là, attentive, regardante, s'il savait ô combien elle était attentive peut-être ferait-il plus attention à sa gestuelle, à ses paroles, à tout. Il en serait tétanisé parce que chez lui et pendant une heure elle voit tout, elle entend tout, elle perçoit les imperceptibles changements de voix, le sourire au coin des yeux, la réticence face à l'objection d'un élève, les précautions qu'il prend pour lui répondre, quand il est agacé par la rumeur du fond elle ne peut s'empêcher d'être doublement agacée, de dire "chuuuuut" même à ses amies.
Je prévoyais donc que pour ce lundi Monsieur Delmas vienne en pull, ce matin en m'habillant j'y songeais déjà : pour les amateurs de chemise l'hiver n'opère pas de véritable changement vestimentaire, il suffit juste d'y enfiler par dessus des pulls col V et votre obsession des chemises s'en trouve respectée. Je pensais à ça en m'habillant, ce matin, je pensais à ça. J'en ai parlé aux copines, Monsieur Delmas + froid = chemise + pull col V, alors quant il est rentré en classe retardé par sa cigarette (si seulement je m'appelais Marlboro) le constat était sans appel : j'avais triomphé et Julie trouvait ça effrayant. Un pull col V noir faisait son apparition. Est-ce que ça lui allait bien? Ca lui allait super bien. (sourire)

mercredi
Chaque matin c'est le froid qui détruit mes pieds malgré les chaussettes et les bottes, qui détruit mes doigts malgré les gants et les poches, à la maison on a du mal à gérer le chauffage de la chambre et j'ai remarqué qu'il y en avait un dans la cuisine, je trouve que ça sert à rien, ça me choque un peu, mais pourquoi pas. J'essaye de faire gaffe, à l'eau chaude, au chauffage, le matin c'est comme si la pièce était nue et tremblante, j'aimerais pouvoir rester enroulée comme un pâté impérial dans ma couverture mais une journée doit se faire et il faut s'étirer comme un ours et se décider à lever. Quand je pense à moi au collège et au temps que je prenais pour me réveiller, mon père qui devait revenir pour s'assurer que j'étais bien en mouvements, je ne connais plus ça, désormais je suis domptée et chaque matin j'écoute les ordres de mes différents réveils.
Emile débarque vers 7h10 dans son pyjama en velours caramel, les cheveux à la Louis Garrel, la voix enrouée par les rêves, il essaye de calculer son coup et de ne jamais se lever avant que les toilettes soient libres. Je me souviens qu'avant aussi j'étais comme ça, la préparation ne pouvait commencer sans un pipi et j'attendais très énervée devant la porte des toilettes que ma soeur finisse, elle avait tendance à somnoler un peu, peut-être appuyée contre le distributeur de papier toilettes, qui sait.
Je suis déjà prête quand Emile et Myriam sont en train de manger dans la cuisine, après moi et après mon père. En enfilant mes lentilles dans l'entrée j'entends Emile dire à Myriam "tu trouves pas que c'est chiant de tartiner?", alors je me suis souvenue de mon petit-déjeuner, de la confiture de framboise sur la petite brioche et je ne trouvais pas ça chiant, recouvrir une surface à quelque chose de plaisant, c'est mieux qu'un jeu, c'est comme de la peinture, du coloriage.
Je dis "bye", j'attends que trois "bye" me fassent écho, ou au moins deux, sinon je répète.
Je sors de l'immeuble et j'attends d'être surprise par le froid, la marche est laborieuse, les lèvres craquelées. Je marche vers le bus, si des gens attendent autour de l'abribus c'est bon signe, sinon ça veut dire qu'il vient de passer, je sais que tout le monde sait comment ça marche mais on en a jamais parlé.
Sous l'abribus le nouveau programme du cinéma Abel Gance de Courbevoie a corrigé la faute qu'il avait faite au nouveau James Bond et à la place du "Quantum of Salace" on avait enfin droit au "o" qu'on réclamait. En ce moment Monsieur Delmas aime bien se comparer à Daniel Craig en cours, ça va faire depuis la rentrée qu'il le fait, j'ai pas vu le film, j'ai vu aucun James Bond.
Je marche vers le lycée avec mon sac tout neuf, au loin je discerne la façon de marcher de Julie, encore habillée tout de noir avec seulement les bottes camel qui se découpent du reste, dans un sens on dirait une cigarette. J'attends de pouvoir être à portée de voix pour crier son nom et comme elle n'entend pas j'entreprends de courir vers elle, je sais qu'elle porte son nouveau manteau, j'ai mon bonnet noir et mon écharpe noire, mon visage se réduit à une bande de regard, je suis le contraire de Zorro. En me voyant débarqué à sa droite elle pousse un "oooooh" d'attendrissement, on parle un peu jusqu'à qu'on soit stoppé par l'arrivée furieuse de Charlette et Cécilia qui sortent du lycée, elles nous annoncent que le prof de philo n'est pas là, drame pendant 10 minutes
"pourquoi il a pas envoyé un mail au délégué comme la dernière fois
putain j'en ai marre
en plus j'avais révisé mon cours,
j'ai pas envie de rentrer chez moi,
dire qu'on aurait pu dormir jusqu'à 10h,
en plus pour revenir juste pour une heure
je sais pas quoi faire,
en plus là c'est fini je peux pas me rendormir
c'est à quelle heure les premières séances de cinéma?
en plus là j'étais bien, maquillée, coiffée, habillée
putain mais laisse tomber"
En faisant demi-tour jusqu'au métro on croise Monsieur Delmas, le seul cours qui nous restait pour la journée. Quand tout le monde ne voyait en lui qu'un moyen de décaler le cours un tremblement d'amour me parcourait le corps, je m'étais toujours demandé à quelle heure il pouvait commencer, je rêvais de le croiser sur mon chemin, je rêvais de le voir autre part et plus loin que devant le lycée, de le voir évoluer dans la rue, s'arrêter au passage d'une voiture. J'imagine qu'à une certaine distance du lycée notre statut d'élève ou de professeur finit par disparaître derrière nous. Je commence toujours plus tôt que lui, il finit toujours plus tard.

On lui a sauté dessus, les autres parlaient pour moi, j'étais pas prête à rassembler mes idées et devant son visage c'est toujours l'histoire d'une première fois, d'une révélation, je le sous-estimais en pensées, voilà qu'en vrai sa présence me choque. On était tous rassemblés sur le bord d'un trottoir, autour de lui, moi le plus au bord, et sans me regarder une seule fois et plutôt en regardant mon manteau, peut-être plus intimidé qu'en train de m'ignorer, comme par réflexe il m'a touché l'épaule en me disant "attention à vous", me faisant faire un pas en avant. Choc.
Ce n'est qu'au moment de l'écriture que je me rends compte que c'est la première fois qu'il me touchait, qu'il y avait contact. Depuis cette année j'ai eu conscience du fait qu'on ne touchait jamais ses professeurs et que quand le contact intervient il trouble toujours un peu, on sent que c'est inhabituel. Nous sommes pour l'un comme pour l'autre des sortes d'images virtuelles impossibles à atteindre, la morale à trop dresser de choses entre nous.
Il a accepté de décaler le cours mais il fallait une autorisation du proviseur, "faut qu'une de vous demande une autorisation pour décaler le cours", j'étais la déléguée et tout le monde venait avec moi pendant que lui partait acheter des croissants. Quand il part je flippe, j'aimerais pouvoir lui dire "non restez un peu". Quand il est revenu nous étions encore dehors à parler à travers la grille au proviseur qui était en train de fumer. Il tenait un gros sac de croissants, ça m'intriguait vachement, je me suis demandé s'il en achetait pour tout les profs, ça doit être ça mais j'ignore s'il le fait tous les jours, je pense pas parce que ça coûterait cher, je me suis posée plein de questions et j'ai fini par l'imaginer en train de gérer son argent avec le peu d'indices que j'avais en tête :
les livres, qu'il doit acheter en grande quantité parce que dans un mail il parlait d'une pile à lire qui l'attendait. je l'imagine très gros lecteur aussi il est du genre à acheter compulsivement sans se préoccuper de savoir si oui ou non il peut se le permettre vu ce qui l'attend à la maison.
ses vêtements chez Gap parce qu'un jour il nous a raconté qu'il y était allé.
ses baskets, toujours des noirs, des Diesel, des Gola, des Adidas.
ses cigarettes, deux paquets par jour.

On avait fini notre journée, je devais appeler certaines personnes de ma classe pour les prévenir que le cours de géo était annulé, Monsieur Delmas finissait à 17 heures, ça me faisait quelque chose de "le laisser", de ne pas passer ma matinée à le chercher en récré, dans les couloirs, à le fixer en cours, la puissante exaltation des 5 minutes avant le début du cours, quand je marche vers la classe, que je rentre, que je pose mon sac sur la table pour marquer mon territoire, que je fais mine de m'intéresser à tout sauf à lui, seulement au début. Je me sentais particulièrement démunie face à cette journée, j'avais honte pour nous tous qui ne savions pas quoi faire quand du temps libre nous était accordé, avec Julie on était d'accord pour dire qu'on préférait aller en cours. On a passé plus de deux heures au Mcdo, la seule chose ouverte à 8 heures du matin, j'ai payé un croissant à Marie et les filles ont pris des chocolats chauds, je n'avais pas faim, j'avais mangé, je ne voulais pas dépenser pour rien, j'essaye de faire un peu attention, comme pour le chauffage. J'ai parlé à Julie ce qu'à dit Emile à ma soeur, elle m'a répondu qu'une amie à elle disait que justement tartiner c'était un peu le travail avant la récompense, j'ai trouvé ça brillant. Tout autour de nous s'installait de curieuses et solitaires personnes qui buvaient des boissons chaudes, mangeaient des pains aux raisins ou des croissants en lisant la presse gratuite, ce n'est qu'à partir de 10h30 environ que les odeurs salés faisaient leurs apparitions, les premiers hamburgers s'achetaient et dehors régnait une ambiance de flaques d'eau et de soleil. En rentrant j'ai recroisé dans l'ascenseur la femme au chien que j'avais déjà croisé à 2 heures du matin vendredi soir, cette fois-ci elle me parlait du temps froid et en coopération avec ma bonne humeur j'ai trouvé ça plutôt agréable de m'impliquer dans mes réponses, de prendre ça à coeur. Nous n'étions pas dupes, voilà bien une discussion d'ascenseur mais elle habitait au 5ème étage soit le dernier, et moi au 4ème, il nous fallait discuter vu le temps qu'on allait passer ensemble. Ca fait partie du jeu.

Belle and Sebastian - Marx and Engels

4 commentaires:

Anonyme a dit…

j'aime vraiment bien cet article, le meilleur depuis, je dirais longtemps, je ne sais plus trop depuis quand.
le truc du contact avec les profs est très vrai.

Anonyme a dit…

Cool un article
l'hiver c'est cool comme saison en fait, tu sais.

Anonyme a dit…

misère et cordes moi aussi jla connais la dames aux chiens ! sauf que jhabite au 9eme !!!

Anonyme a dit…

d'ailleurs murielle, l'année dernière tes notes étaient plus tristes, avec une sorte de manque de confiance dans la vie. Maintenant dans les descriptions des gens et des scènes quotidienne, ya l'air d'y avoir plus d'espoir, ou comme si a défaut d'avoir accepté ce manque de sens, t'avais au moins appris a vivre avec.
me gourrais-je?