lundi 12 juillet 2010


On se surprend toujours de la prodigalité du génie, il produit beaucoup et il produit bien quand au même moment nous oublions de produire et que nous nous installons dans la vie de manière insolente, comme s'il s'agissait de ne jamais en sortir. Le génie pressent l'urgence et grâce à l'urgence devient génial. Il est productif là où nous sommes paresseux, voilà sa première idée de génie. Il s'installe dans la vie mais après sa mort.




En Suisse nous nous arrangions toujours pour produire un effort même lors de nos "journées-chat" où nous passions la majorité du temps à fixer sagement la vue de notre terrasse sur des transats faits d'épais fils tendus en plastique dans lesquels j'aimais glisser mes doigts. Je pense que je parlais le plus des deux, Juliette restait secrète, et je m'inquiètais de l'ennui que supposait ses silences. A chaque heure se demander "qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui?" et la journée passait, ponctuée par cette question et le moment des repas qui cassait la journée en trois. Nous répondions par ce sourire de connivence qui voulait dire "on ne fait rien, il n'y a rien à faire mais ce n'est pas grave pour autant". Par manque d'habitude nous éprouvions la gêne d'une satisfaction sereine, nous ne manquions de rien dans notre sagesse estivale.
Un jour nous avons pris le train vers seize heures pour nous rendre à Lausanne et à Lausanne nous avons fini par nous perdre et par nous asseoir sur un banc pour nous reposer et donc regarder des gens en vie. Au loin deux femmes en maillot de bain qui se trémoussaient un peu trop, on essayait de savoir ce qu'elles faisaient, elles semblaient poser pour une photo ou peut-être essayaient-elles de sécher au soleil. A côté un couple qui parlait mode et amis en commun et qui aura fini par timidement s'embrasser après avoir trop parlé comme pour dissimuler cette envie commune, mais la parole ne dissimule pas grand chose des non-dits et au fond tout se sait. Un bébé fraîchement marcheur passait devant nous en se tenant les mains derrière le dos, son père disait à la mère "regarde il marche comme un vieux" plein de moquerie affectueuse. Il avait raison, le bébé marcheur adoptait vraiment une attitude de vieille personne et c'était irréel de la voir plaquée sur lui, petit homme de moins d'un mètre. Mes bras étaient en train de me démanger à cause du soleil et j'expliquais à Juliette qu'après une période où j'étais la reine du bronzage à présent le soleil me démangeait un peu, je ne suis plus toute jeune. Un couple d'adolescent passe bras dessus bras dessous mais avec quelque chose de pas vraiment à l'aise, comme un couple de mauvais danseurs où les pas ne s'emboîtent pas parfaitement. Nous avons commencé à énumérer les positions qui peuvent être bien pour le couple, élégantes pour le passeur: se tenir par l'auriculaire, se tenir par la manche, ne pas se tenir, se tenir par la poche du manteau, la femme qui met son bras autour du garçon, et j'aime bien quand le garçon tient le sac de la fille, ça me touche, se tenir par le bras aussi, comme les deux maillons d'une chaine de deux maillons seulement. Le plus vulgaire : se tenir par la poche de jean arrière. Quand on a vu passer un monsieur dans une chaise roulante et qui semblait apprécier le monde avec crainte nous en avons conclu que cela devait être bien ou disons mieux pour un handicapé de vivre en Suisse car ici on en voyait souvent. On s'est promis de venir à Genève pendant Noël, dans cinq ou trois ans, chacune devra trouver à l'autre trois cadeaux, un cadeau-culture, un cadeau-fringue et un cadeau au choix, qu'on achèterait sur place, avec de la neige sur les épaules de nos manteaux d'hiver trop beaux.



Le moment après l'effort de la journée (le train pour aller s'asseoir sur le banc d'une autre ville) où nous allons nous doucher et enfiler nos beaux habits. J'étais toujours en pantalon mou et en t-shirt large, comme en dehors de la civilisation, disant "pouce" à la bonne tenue citadine et pas intéressée par l'idée de plaire. Nous nous retrouvions dehors, la douche avait clarifié le bronzage, on dénombrait les coups de soleil. Nous nous sentions reposées mais les jambes sainement douloureuses par trop de marche, le corps venait d'évacuer une substance de paresse liquide qui traversait tous les membres, c'était la santé retrouvée, personnellement je me sentais bien installée dans mon corps. On allait toujours au même restaurant qui était le seul abordable, c'était une pizzeria et on avait toujours très faim au moment d'y aller. La pizza était toujours le piège car on se sentait toujours trop pleines à la fin, alourdies. On faisait notre petite marche digestive au bord du lac, Juliette m'interrogeait tout le temps "on va marcher?" mais elle savait qu'il n'y avait pas à demander, que nous allions marcher, qu'on n'avait pas et qu'on ne voulait pas d'autres options. On parlait de choses et d'autres, on passait devant Chaplin-statue, il y avait aussi un monument commémoratif pour Gogol et un autre artiste inconnu de nous, devant le glacier aussi, devant les cygnes imperturbables qui une fois la nuit tombée devenait bleu nuit. C'est encore moi qui parlait toujours trop, je racontais ma vie, mon passé, alors qu'elle n'avait rien demandé, j'y ajoutais de modestes plans pour le futur.


Othello - Orson Welles

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