mercredi 8 juillet 2009


"Comment une personne de trente ans peut-elle ne pas se sentir un débris? En cessant de vivre d'espoirs : c'est-à-dire en cessant de croire qu'un contact amical réciproque peut changer quelque chose à sa vie, et de rechercher dans ses propos un point d'appui, un élargissement de sa personne.
On dit que la jeunesse est l'âge de l'espoir justement parce que, quand on est jeune, on espère confusément quelque chose des autres comme de soi-même -on ne sait pas encore que les autres sont précisément les autres. On cesse d'être jeune quand on distingue entre soi et les autres; c'est-à-dire quand on n'a plus besoin de leur compagnie. Et l'on vieillit de deux manières : ou bien en espérant plus rien, même pas de soi-même (pétrification, abêtissement, etc.) ou bien en espérant seulement de soi-même (activité).[...]
Pourquoi le mariage marque-t-il le passage de la jeunesse à la maturité? Parce que, par cet acte on choisit entre les compagnie une compagnie qui vous sépare de toutes, qui s'identifie avec nous, qui devient l'arène circonscrite de notre vie sociale où l'on n'a plus besoin de chercher de compagnie en dehors de nous-mêmes. C'est le sceau de l'égoïsme qu'il faut pour vivre modérément, un égoïsme auquel sert d'excuse le fait qu'on se crée des devoirs."
Le métier de vivre - Cesare Pavese

La veille ma mère m'avait donnée un Stressam pour me faire dormir, sur Doctissimo ils disent que ça sert à lutter contre l'anxiété, je lui avais seulement demander un somnifère, un vrai, de celui qui à forte dose aurait pu tuer Dalida. Je m'endors sur les coups de minuit.

J'avais pour mission de retrouver la vigueur matinale de ma semaine de lycée, cette façon d'être éveillée coûte que coûte, ces travailleurs sponsorisés par le Pass Navigo et Direct Matin. Pour ce premier jour de travail c'était comme si je ne coïncidais pas tout à fait avec moi-même, me sentant faite pour mon lit, émergeant vers 13 heures pour manger un croissant Auchan préalablement chauffé 5 secondes au micro-ondes en écoutant France Inter, puis internet et un dvd pour meubler jusqu'à 16 heures et sortie au parc, au café et au cinéma pour rentrer sur les coups de minuit. Une fraîche quiétude, et la même chose le lendemain. Sauf que ce matin c'est ma mère qui me réveille à 8 heures et me souhaite "bon courage, travaille bien" avec une douceur qui, je le voyais bien, tentais de remédier à la violence du réveil et de ce qu'il inaugurait. Le premier pied sur la moquette et c'était à moi de jouer. A la radio Bégaudeau chez Vincent Josse "pour Nietszche les amis c'est ce qui empêche le ressentiment, c'est tout à fait ça". J'avale un café colombien en capsule Tassimo, une vitamine C et une douche; je redeviens moi-même. Je me mets de la crème solaire sur les bras et je me fais belle comme une secrétaire: toujours viser une préparation bien au-dessus de l'importance de l'évènement, cela nous permettra de tenir.

Les femmes portent majoritairement des robes, certaines ont les jambes très bronzées, d'autres très blanches avec des restes de veine. Elles portent des talons souvent compensés, c'est beaucoup plus confortables, et puis d'énormes besaces, gros blocs noirs et rectangulaires pour ordinateur portable qui les font légèrement se pencher d'un côté. Ces sacs butent sur leur hanche gênant ainsi leur marche.

Le matin je dois trier le courrier : ouvrir toutes les enveloppes, aller chercher une chemise, écrire la date dessus, tamponner sur chaque feuille la date, mettre de côté les chèques pour ensuite les placer par dessus la paperasse. Quand le téléphone sonne je dois dire le plus sincèrement possible "*** Assurances bonjour", écoutez la personne, la transférer à Charles (mon employeur) s'il n'est pas occupé et s'il l'est je dois prendre son nom, son numéro de téléphone et son numéro de police si c'est un client. La femme de Charles a passé la matinée avec moi, elle m'a expliquée comment marchait la boîte, avec quels grands groupes ils étaient affiliés, comment ils gagnaient de l'argent; ils touchent en fait de petites commissions sur les gros chèques qu'ils reçoivent.

Viviane passe son temps à aller chercher des cafés au café du coin, elle vient avec la tasse jusque dans le bureau, quand elle ne boit pas son café elle fume dans l'encadrure de la porte des Marlboro Lights qu'elle allume avec un briquet qu'elle égare tout le temps sur le bureau devant lequel je me trouve. Les tasses s'accumulent rapidement.

Un client, la quarantaine peut-être, très chic et au visage aussi beau qu'en bonne santé, l'un des rares clients venu et qui ne soit pas libanais. Il s'assoit et assiste à une petite scène entre moi et l'un des fils qui me demande ce que je ferai l'année prochaine et puis aussi si le bac c'est dur, "oui, même si tu travailles toute l'année ça reste dur". "Tu vois Pascal, si tu veux être riche tu dois travailler, si tu veux gagner beaucoup d'argent, tu dois travailler". Voilà qui pourrait résumer la mentalité libanaise. Le client, malgré son sourire a dû halluciner même si j'ai compris plus tard qu'il s'agissait en fait d'un commercial au discours d'automate. Quant au travail, tout le monde en parle, tout le monde le vante, mais on ne sait pas vraiment à quoi cela renvoit et qu'est-ce que chacun met comme image derrière cette idée. Je crois que si j'ai tant aimé les Cousins de Chabrol c'est pour cette raison qu'il nous mettait tous d'accord sur une belle image du travail : un étudiant obstiné malgré la fatigue à travailler son droit, et qui se refuse tout ce qui ne serait pas ce travail.
Elle demande au client s'il veut un café et tarde à le lui apporter, je finis par trop y penser, je crois qu'elle a oublié. J'essaye d'éloigner cette pensée de moi, ce problème ne me concerne pas, je n'y suis pour rien si elle a oublié le café, j'espère seulement qui ne m'en tiendra pas rigueur, lui. Cette agence n'est pas la mienne, il a dû comprendre que je venais de commencer.

Ma ferme incapacité à la contrainte, mon impossibilité à faire autre chose que toujours ces mêmes activités de plaisir. Je souffre plus qu'il ne le faudrait et j'identifie le reste de ma vie comme la continuité de cette souffrance.

Le "j'ai travail demain" qui empêche toute perspective, qui fait que l'on préfère la télé, ou disons le lit au restaurant, cinéma, nuit blanche, et s'il m'arrivait de vouloir être réellement en vacances, d'aller au cinéma à 20h, la fatigue rappelle à l'ordre et alors plus rien ne devient possible, on devient la rabat-joie qui s'endort au cinéma, dans le métro, regarde sa montre. Malgré le fait que j'ai pu négocier de ne travailler que le matin, il semble que le reste de ma vie gravite autour de ces quelques heures de travail : week-end et après-midi de libre sont une réponse à l'ennui du matin. Je ne sais pas comment font les autres, hier je regardais les cuisines du restaurant japonais, une dame s'ennuyait mollement en attendant la prochaine commande, et puis le serveur du Café Beaubourg gardait le sourire et la" tchatche", je me disais "eux, c'est toute la journée, pourquoi je me plains". Est-ce que, quoi qu'ils fassent de leur soirée, elle s'en trouvera gâchée par le travail du lendemain, est-ce qu'on peut vivre sa soirée sans arrière-pensées, sans forcément vivre en vue de récupérer de notre journée pour celle du lendemain? Bref, je me demande comment font les gens pour accepter de façon si naturelle un travail aliénant, qui les prive de faire ce qu'ils veulent même quand ils ne travaillent plus (la fatigue). Je comprends la nécessité des vacances, c'est à dire d'une période de congés assez large pour qu'on puisse se défaire de ses habitudes de travailleur, un mode d'existence aux règles différentes, car le week-end ne suffit pas : le vendredi soir on est fatigué, le samedi on récupère, le dimanche il nous faut penser au lundi. Est-ce forcément un luxe égoïste de faire un métier qui nous plaît et est-ce que la résignation est un processus qui, me concernant, viendrait de commencer?
Plus largement : est-ce que tout s'émousse en nous - notre curiosité, notre naïveté, notre faim de vivre, notre façon de rendre tout grave, plongés jusqu'au cou dans nos sentiments, notre amour tragique des autres contrastant avec ce même amour pour nous-même, nos ambitions- avec l'arrivée de l'âge adulte? Est-ce que le repliement sur soi à force de se heurter à un monde décevant et qui ne semble pas être fait pour nous, est inévitable? Je ne sais pas, et j'ai un peu peur du gâchis.

Très vite j'ai adopté l'attitude de celle qui fait le décompte du temps qui lui reste à travailler. "Vivement 13h30", "Vivement le week-end", "Vivement les vacances", je déteste vivre de cette manière, regardant par dessus le moment présent comme par-dessus un mur, avec une puérile impatience.

Morrissey - This world is full of crashing bores

5 commentaires:

Frédéric a dit…

The O'Jays : Living for the week-end...

Anonyme a dit…

Et le bac ?

ashorlivs a dit…

fallait passer dans la nuit, t'aurais vu un post passer...

Anonyme a dit…

WHAT ?

Pierre a dit…

C'est vrai que le travail à mi-temps c'est terrible, parce qu'il est totalement impossible de se focaliser sur l'instant sans penser au moment où il faudra s'y remettre. En fin de compte il vaut peut être mieux bosser du matin au soir, histoire de pouvoir dire qu'on a fait une "grosse journée de boulot", c'est toujours ça..