samedi 18 juillet 2009

La peur de l'autre (1)






















"Le point d'attache de ton métier à la vie est le besoin d'expression du premier et le besoin de contact avec le prochain de la seconde.
Tant qu'il y aura quelqu'un de haï, de méconnu, d'ignoré dans la vie, il y aura quelque chose à faire: s'approcher de lui."

"La compagnie d'une personne aimée fait souffrir et vivre dans un état violent. Il faut choisir la compagnie de celle qui nous est indifférente, mais alors notre rapport avec elle est plein de restrictions mentales, et on désire continuellement rester seul, au-dedans de nous on la supprime."

Le métier de vivre - Cesare Pavese

"La timidité génère une souffrance. En effet, la personne peut parfaitement mesurer son handicap mais ne trouve pas de solutions pour le résoudre. De plus, elle analyse son comportement et mesure avec précision les difficultés sociales que cela déclenche. C'est une caractéristique humaine difficile à résoudre et qui a un rôle plus dévastateur que constructif." Wikipédia
"Sur le plan psychologique, le timide se sent paralysé, incapable de la moindre réaction, focalisé sur l’objet de sa peur : autrui. Il n’arrive pas à envisager la relation avec l’autre autrement que sous le rapport dominant-dominé. Il fuit le contact, se dévalorise"
Doctissimo


J'ai passé l'année scolaire à scanner mes cours de philosophie à Sophie, une fille de ma classe et Monsieur Franck m'avait demandé que je les lui envoie à lui aussi. Ainsi tous les soirs je lui écrivais un mail qui se limitait à trois phrases de politesse, mais parfois j'en profitais pour lui dire quelque chose, essayer d'établir un contact qu'il prenait toujours pour ce qu'il était : le mail d'une élève qui ne doit être qu'une élève. un an de ce régime-là, cela ne pouvait tout de même que nous rapprocher. Il lui manquait les premiers cours et en fin d'année il me réclama mes premiers cahiers, que je lui avais glissé dans son casier pendant les épreuves du baccalauréat, j’étais censée les lui donner en main propre mais il s'était cassé le nez à vélo ce jour-là.
Le jour des résultats du bac Monsieur Franck portait une veste en toile bleu marine et un pansement sur le nez et m'avait dit, "je viens de récupérer vos cahiers, je vous les rendrai...plus tard". M'attendant à ce qu'il me les rende à la rentrée, je n'espérais pas le revoir avant longtemps et me lançait dans les vacances avec l'idée d'une ferme rupture d'avec mes professeurs. Une semaine après je reçois un mail de sa part m'informant qu'il pouvait me les rendre soit par envoi postal, ou si je craignais qu'ils ne s'égarent, il serait sur Paris la semaine prochaine. Je lui ai dit que l'envoi postal ne présentait que des inconvénients et que j’étais libre et sur Paris tous les jours à partir de 14h30, heure à laquelle après mon travail commence ma journée.
Le dimanche, j'étais revenue chez moi à 6 heures du matin et il me fallait me réveiller tôt, disons à midi, car mes copines venaient goûter chez moi: devant l'ennui mortel d'Emile j'avais proposé qu'elles viennent jouer avec lui à la Gamecube. Marie ramènerait des pizzas, Cécilia un gâteau, je m'occupais de la salade et des croques-monsieur. Emile était content, il aime bien mes copines, et dans l'incapacité de garder quelque chose pour moi je leur avais parlé du premier mail de Franck et du fait que j'attendais sa réponse. Il n'y avait que trois manettes, aussi je ne jouais pas et je trainais sur mon ordinateur à l'affût d'une réponse que je finis par recevoir. Marie et moi avons poussé un cri, toute seule je n'aurais jamais fait ça, mais entre copines il est agréable de toujours pouvoir faire les connes. Il me proposait jeudi à 18h30, dans un café place de la Sorbonne. Les autres jours n'ont été rien d'autres qu'une longue attente impatiente.
( Devant le centre Pierre Mendès-France à Paris I, les mêmes stands faisant face de sécurité sociale étudiante que pour la fois où j'ai dû accompagner Marie à ASSAS. SMEREP vs. LMDE. En passant devant la SMEREP j'éprouve un grand plaisir à fayoter leur annoncer que je suis inscrite chez eux, ils me félicitent, me tendent des pouces du genre "bien joué" et ma mère passe après moi pour calmer le jeu "non non non, je suis pas du tout contente de la SMEREP", s'ensuit un petit débat alors que nous sommes en retard.

Je crois que l'on n'est pas censé aimer Paris I et ses locaux délabrés, ses ascenseurs multicolores, ses amphithéâtres en ruine, cette ambiance linoléum insupportable, à en croire ce que je lis ça et là il faudrait plutôt s'en plaindre. Et pourtant je crois que je l'aime bien, il y a dans cet endroit quelque chose de fougueux, d'urbain. On se croirait encore dans la rue, on croise en tout cas des dégradations qu'on ne trouve normalement que dans la rue.

Stand jaune fluo de l'OFUP. La nana me propose un pack spécial pour ma licence, Philosophie magazine plus le Time pour 100€. Je lui dis que j'ai déjà du mal à finir de lire Philosophie magazine alors le Time je n'en veux pas, par contre j'avais déjà projeté de m'abonner à Philosophie magazine et de résilier mon abonnement à Technikart qui à présent me tombe des mains. Je pensais pourtant ne jamais me désabonner et même tristement assister à la mort du magazine mais c'est que je ne le lis plus vraiment et que la proportion de bons articles n'est rien à côté de ceux qui m'exaspèrent. 4 ans d'abonnement, c'est déjà pas mal.

La fille, qui en est à sa troisième année de Licence de Droit me donne beaucoup de conseils et finit par m'inscrire une sorte de devise dans la tête "critique, analyse, valeur ajoutée, y'a que comme ça que tu peux réussir, évidemment moi je l'ai compris qu'en redoublant ma première année.", "faut juste être plus malin que les autres", "enfin tu vois, en Licence de Philosophie y'a 30% de réussite la première année". Elle connaît bien son texte, ne cesse de m'informer que c'est la fin de la journée et qu'elle est crevée, je lui demande depuis combien de temps elle est ici, "depuis ce matin, 8h". Il est 16h30, elle repart avec un contrat qui obligera ma mère à payer un abonnement et mes coordonnées sur un papier si jamais je veux du travail en septembre. Je file rejoindre Cécilia, avec beaucoup d'émotions je lui montre ma carte d'étudiante et nous allons voir Playtime de Jacques Tati.)

Le risque : ne pas réussir à se défaire du costume que je me suis tricotée depuis le premier jour où je lui ai parlé. D'où vient-il ce costume, quels en sont les fils? Un mélange de ce que je voulais être à ses yeux, de ce que je pensais être à ses yeux, un peu n'importe quoi; tout sauf vraiment moi. Et pourtant je choisis ce que je dis, ce que je fais, mais je ne contrôle pas mes effets et même, je produis l'inverse de ce que je voulais produire et j'ai fait mille et une gaffe inavouables avec lui. J'ai été à la fois dans l'incapacité d’ être moi-même en même temps que dans l'incapacité de me taire, de faire profil bas, j'ai toujours voulu qu'il me voit et je souffrais beaucoup de son rapport avec ses élèves qu'il se devait de vouloir égal avec chacun d'entre eux.

Je me demande s'il s'est fixé un certain temps à passer avec moi, au début j'avais eu peur qu'il ne me propose de le voir juste une minute pour qu'il me rende mes cahiers, mais ça m'aurait fait trop de mal et tout bien réfléchi personne ne serait capable d'une telle impolitesse; mes copines aussi savaient qu'il ne ferait jamais ça, mais dans l'attente de son mail j'imaginais le pire.

Le fait que l'on parle d'autre chose que du lycée ou du baccalauréat m'aiderait grandement à m'émanciper de mon statut d'élève. J'aimerais lui montrer que je peux être bien différente et voir à quel point lui aussi peut l'être, car si je le suis il le sera. J'avais peur qu'il ne fasse trop chaud, mais je ne m'inquiète pas trop: il y a toujours un courant d'air sur la place de la Sorbonne.

Ma soeur, qui était l'une des rares personnes à qui j'en avais parlé et qui avait passé l'année à supporter mes emportements et des anecdotes sur un prof qu'elle avait aussi eu, constatait "tu as eu ce que tu voulais" et me conseillait depuis Dubaï de faire ma technique du jeu vidéo, technique inventée vers mes 14 ans où j'expérimentais mes premiers rendez-vous: il s'agissait d’agir dans la vie comme dans un jeu vidéo, voir les choses en plusieurs niveaux, faire en sorte de gagner des points, et surtout ce qui importait le plus c'était la préparation qu'on pouvait faire avant de s'y rendre: réunir les conditions d'une victoire. Vue comme ça la vie paraissait être un jeu auquel on avait envie de jouer. Si ma soeur m'en reparle des années après c'est qu'elle doit souvent user de cette technique qui peut servir lors d'entretiens d'embauche.
J'avais le souci de n'en parler qu'à un minimum de personnes, c'est-à-dire en parler assez pour pallier à l'impatience maladive. Je ne voulais m'en vanter auprès de personne : cela aurait attiré les ondes négatives et le mauvais oeil, je suis d'une superstition pessimiste qui ne croit qu'à la malchance et espère peu d'un heureux hasard. Je savais qu'il revoyait beaucoup d'anciens élèves car ma soeur qui l’avait en terminale me racontait ses journées et me parlait souvent de lui, c'est comme ça que je l'ai d'abord connu : une image de lui était rendue très présente, très vive, c'était un personnage sans visage et qui n'existait que sous quelques évènements, quelques apparences qu'elle trouvait digne de me raconter ; Julie l'avait aussi souvent vu en compagnie d'anciens élèves au Polly Magoo, et m'en informait précipitamment par sms.

Sortie du travail où je n'ai jamais été aussi distraite par mes pensées, j'avais passé mon temps à consulter des articles concernant la timidité sur Doctissimo, mes copines se foutent de ma gueule quand je leur dis que je lis des choses sur ce site, mais d'abord leurs tons informatif et pédagogique me détendent et c'est comme ça que j'ai pu trouver le titre de ces notes.
La météo avait pourtant annoncé un temps frais semblable aux autres jours de la semaine mais tôt le matin ma mère m'avait annoncé qu'il s'agissait de la journée la plus chaude de la semaine et cette chaleur totalitaire m'avait incité à prendre un bain qui servirait de scission idéale entre le début de la journée et la suite. Je n'en avais pas pris depuis des années car vivre au sein d'une famille nombreuse ne rend plus possible ce genre de luxe. Mais j'étais toute seule avec ma mère qui était alors au travail, Emile et papa étaient à Trouville, Myriam à Dubaï, je pouvais n'avoir peur de rien et faire couler l'eau et le savon avec inconscience/insouciance en écoutant Tom Waits. J'ai finalement porté ce que Cécilia m'avait conseillé : ma chemise bleu marine, mon pantacourt beige en toile, mes sandales beige et mon sac bleu marine, j'avais attaché mes cheveux en queue de cheval, mes yeux était surlignés d'un fard à paupières marron, j'avais très chaud, ma peau était moite mais M. Franck et la philosophie m'auront appris à accepter ce qui ne dépend pas de moi.
Il faut toujours porter des habits confortables et qui sachent se faire oublier car si l'on réfléchit bien l'habit ne représente rien lors d'un rendez-vous, je me suis rendue compte de ça il y a quelques années, toute la différence entre un bon rendez-vous et un mauvais reste à faire sur place. Le plus grand retentissement dont peuvent se prévaloir les habits se fait dans la rue et dans le métro où à défaut de connaître les personnes l'on juge de leur élégance.

Cette question qui revenait souvent chez Marie et Cécilia : "ça va t'arrives à dormir?", bien sûr j'y arrivais, c'était seulement une fois éveillée que je ne pensais à rien d'autre.

Dans le métro je m'amusais à relativiser, je me disais que ce rendez-vous avait donné un sens à ma semaine et venait conclure une année passée avec un homme que j'admire et qui me terrorisait, mais que représente-t-il aux yeux des passagers? Il aurait été drôle de le leur demander, chacun aurait compris mon trac, aurait vainement essayé de se mettre à ma place mais la peur est la peur en ceci qu'elle n'est pas partagée, tout sentiment se vit solitairement, c'est en fait le corps qui nous rappelle sans cesse à notre solitude. Ce jour-là tout se passait au niveau de mon seul ventre.

A 17h je rejoins Marie à Saint-Michel où nous attendons l'heure du rendez-vous au Reflet devant des Coca. Il n'y avait personne exceptés deux hommes seuls qui lisaient, l'un le Procès de Kafka dans une édition kistch des années 80 et l'autre un essai en poche des éditions Le Points-Seuil. Ainsi quand nous parlions tout le monde pouvait nous entendre et dans l'impatience qui était la mienne je ne pouvais que m'amuser à anticiper le rendez-vous à défaut de ne pas y être. Je l'imaginais en chemise bleu ciel et pantalon beige, Marie en chemise blanche et jean Levi's. Je pensais qu'il passerait par la rue Champollion pour se rendre place de la Sorbonne, nous étions près des fenêtres qui étaient ouvertes, il aurait pu nous voir.

Je suis sortie à 18h30 du Reflet, j'avais passé les dernières minutes main sur le front à essayer de me calmer, Marie me disait que c'est vrai que je jouais gros, c'était sa façon à elle de me rassurer. Je lui disais "peut-être qu'en fait je me persuade que je suis en panique alors qu’en fait je vais bien", je me suis alors redressée mais mon mal de ventre restait inchangé; j'étais réellement dans un état bizarre qui ne pouvait se régler qu'au moment de le voir. Cécilia nous a rejoint à 18h25, je suis allée une dernière fois aux toilettes pour me coiffer la frange, me retrouver avec moi-même et me regarder dans les yeux, j'ai respiré profondément, susurré un "c'est parti", Cécilia est entrée en catastrophe dans les toilettes et m'a annoncé "on vient juste de le voir passer avec son vélo, il portait un polo noir". Cécilia m'a demandé si je voulais un bisou et Marie m'a dit "quoiqu’il arrive sache qu’on t’aimera quand même". J'ai remonté la rue Champollion, mes copines derrière moi, M. Franck devant, j'ai retrouvé pendant quelques minutes une solitude, un sérieux face à face avec moi-même; de nouveau je n'avais plus rien, tout restait à faire.
Une fois arrivée devant le café je n'ai vu personne et l'imaginais en train de garer son vélo quelque part, puis quelques secondes après je l'ai vu ressortir de la rue Champollion, mes lunettes de soleil me permettaient de faire comme si je ne l'avais pas vu: étant trop loin de moi, j'aurai dû soutenir un sourire jusqu'à ce qu'il m'atteigne, cela aurait été gênant. J'ai donc pu choisir le moment de la reconnaissance. Il marchait à côté de son vélo, les manches relevées de son polo noir, un de ses poignets était encerclé par une montre noire, c'était une image très masculine, quelque chose avait définitivement changé dans son apparence, dans la forme que son corps prenait à mes yeux. A une distance raisonnable j'ai ôté mes lunettes de soleil pour lui sourire de façon respectueuse, j'avais tellement peur. Il m'a dit en souriant "Bonjour Murielle" et j'ai répondu par un "Bonjour Monsieur", il hésitait entre le fond de la terrasse et le bord, près des jets d'eau, je lui ai dit que ça m'était égal, il a sorti de son panier et posé négligemment sur la table mes deux cahiers et un CD de tous mes cours réunis en format pdf. J'étais dans l'ignorance et la crainte totale de ce qui allait se passer, j'avais surtout peur de moi et de mes réponses, à mes yeux il aurait de toute façon tout bon. Peut-être que finalement la timidité avant d'être peur de l'autre doit être crainte de soi-même.

photo extraite de Brigitte et Brigitte de Luc Moullet

12 commentaires:

Anonyme a dit…

LA SUITE

Anonyme a dit…

ouiiii la suiiite !

Juliette a dit…

aaaah, j'ai connu ça, mais ma prof de philo était une femme alors je ne sais pas, c'était quand même moins angoissant.
chers anonymes voici la suite : le café se passe à merveille, Murielle a une très bonne répartie, elle est drôle et intelligente (mais se ronge les ongles) et, dans le courant de l'été, elle revoit Monsieur F. pour un dîner près de Port-Royal. True story !

ashorlivs a dit…

Juliette va se faire engueuler par 20th Century Fox pour avoir raconté le prochain épisode avant sa diffusion.

Hey, on veut l'intégrale en triple DVD nous aussi !

Murielle Joudet a dit…

hum hum, double dvd, je compte boucler ça en deux notes.

;-)

Anonyme a dit…

Le plus drôle c'est que Franck, Delmas et d'autres (toute la salle des profs en fait) font partie des anonymes...
L'intimité n'est plus ce qu'elle était!

Anonyme a dit…

Delmas, je te vois!

Frédéric a dit…

Quel suspens, on se croirait dans 24...

Anonyme a dit…

La suite la suite la suite!

ashorlivs a dit…

Oui la femme de Mr Frank se fait tuer à la fin de la 1ère saison, par un agent infiltré...

Anonyme a dit…

Sauf que murielle peut voir d'où les anonymes envoient leurs messages! de quelle ville.

Anonyme a dit…

bien fait le coup du costumé tricoté...


alnomyne