mercredi 6 août 2014

Journal du 25 juillet au 6 août



Pudeur et écriture : ne plus s'embarrasser de ces questions-là puisque la seule façon d'être pudique a été pour moi d'arrêter d'écrire. Le but est de faire disparaître les faits pour faire apparaître la sphère juste en-dessous, "psychologique", "sentimentale", pour le dire un peu platement. Le fleuve des sensations sentiments idées impressions qui coule toujours sous le vécu et qu'on n'est jamais obligés de prendre en considération. On peut aller plus loin : ce fleuve, on le reconstruit rétrospectivement. Entendre par là : le moment de l'introspection n'existe jamais avant qu'il ne soit couché ici, il existe à l'état d'intention, de bourgeonnement, mais il atteint sa forme pleine et entière dans l'écriture. Je ne transvase pas un contenu déjà existant dans ma tête, tout s'invente et se clarifie ici. D'où soulagement de la peine, revanche sur l'informulé qui s'accumule, THERAPIE (lol).
 Et cela doit forcément passer par un processus un peu radical consistant à faire reculer le monde et à s'avancer soi, ce que beaucoup de personnes ne peuvent supporter. Je ne supporte pas moi-même ce narcissisme de principe mais il faut le voir moins comme un choix que comme une nécessité, un besoin, une tare si on veut aussi.
il faut pulvériser le factuel par l'analyse sentimentale, réduire les êtres à des initiales, pour les reconstruire ailleurs, les restituer dans la description des effets qu'ils me font - sorte de portraits sensualistes, de mosaïques incomplètes.

25 juillet

Certains films ont la prétention de filmer le présent, ils cherchent à se brûler, à frémir à son contact, c'est du "cinéma actuel", le cinéma qui vieillit le plus vite.

L'histoire d'un homme qui rencontre une jeune fille un peu lymphatique et déprimée, il la pousse à finir ses études, à travailler, à se prendre en main. La fille se transforme, s'accomplit, elle ne se rend pas compte qu'elle doit quelque chose à quelqu'un, et encore, elle ne doit rien à cet homme mais elle ne sait pas qu'elle devrait lui être reconnaissante. Cet homme l'a aidée à passer un cap, à atteindre une nouvelle "étape" de sa vie. La fille a tellement changé qu'elle quitte l'homme, parce qu'il ne convient plus à sa nouvelle vie, parce qu'en lui apprenant à se transformer l'homme a oublié de s'intégrer dans le processus, de se trouver une place.

Pourquoi je commence si tardivement mes journées, pourquoi je ne sais pas, d'un bond, me lever de mon lit et commencer ma journée. C'est ma stratégie à moi pour ne pas avoir à affronter des journées trop longues et conséquemment ces soirées où, en rentrant chez moi, j'ai le sentiment d'avoir tout vécu, d'avoir accroché à ma peau, à mon visage, un masque et une armure de poussières et de fatigue, que je n'arrive à enlever qu'après m'être violemment frottée à l'eau chaude sous la douche et avoir dormi 10 heures. Fatigue profonde et banale, qui vient d'avoir trop vécu, trop marché, trop traîné dans la rue, de s'être usé au contact de l'air. Le seul air respirable se trouve chez moi, entre mes affaires qui, se répondant les unes les autres comme un jeu de miroir, divulguent dans la pièce cette étrange atmosphère d'intimité féminine.

Demander à M., fatigué au bar mais en pleine forme chez lui : "t'as pas remarqué que quand on est fatigué, une fois chez soi, toute la fatigue retombe ?"

Me situe précisément et encore une fois dans ce cas de figure qu'on pourrait appeler "la figure des trois wagons" où tandis qu'un homme m'aime et tremble de me revoir, j'en aime un autre secrètement qui a l'air de gentiment s'en foutre.

28 juillet

M. ne répond pas, n'appelle pas, le comportement du parfait indifférent. C'est à peine supportable de se sentir autant bafouée après un mois d'idylle, d'être remise à cette place, de jouer ce personnage-là dans la vie d'un autre, d'être un simple figurant pour une autre vie que la sienne, renvoyé à son état de rien du tout. Au-delà de l'humiliation il y a surtout, littéralement, le coeur brisé, le chagrin, que je n'avais pas ressenti depuis un an précisément. Aujourd'hui la douleur que je peux ressentir pour ce genre de situation semble se tourner vers moi et me dire : "c'est le jeu, tu as joué, tu as perdu". Aujourd'hui seulement je comprends qu'il n'y a rien d'anormal à la douleur, qu'il faut savoir l'accepter parce qu'on a pris un risque, une punition d'avoir cru que ces histoires-là pouvaient bien finir. Chacun repart avec son gain et sa perte, avec l'impression que lui a triché - il dit joliment que le tricheur est celui qui joue avec le jeu, c'est le joueur suprême, lui-même est comme ça.
J'oublierai tout ça, il est déjà ailleurs, mais en attendant c'est la tyrannie du présent, et donc de la douleur. Je me morfonds, mais je fais ça pour moi, par hygiène, par complaisance. J'ai l'impression de tellement me complaire que ça ne peut que provenir d'un manque : la douleur manquait à mon corps et il semble vouloir en faire le tour avant la prochaine fois.

C'est l'intensité qui régit la vie, comprendre ça c'est s'autoriser à penser le fait que nous nous jetons volontiers dans le risque de la douleur.

Dans la douleur comme dans une forme de joie physique (lorsque le corps est oisif et repu) l'impression insatisfaisante d'être ramenée à un état purement animal, d'être résumé au silence de mes organes, aux limites de mon corps : je me trouve littéralement sous ma peau. Je suis un animal blessé ou un animal repu et je ne peux éprouver cette satisfaction ou cette souffrance que par ce biais-là, les boyaux, l'épiderme. Dans la douleur ma pensée se cogne contre mon ventre et mon coeur serrés. Le bien-être comme la souffrance ont ceci de limité que la pensée se trouve comme emprisonnée dans un état du corps, tout passe par lui. Toute pensée passe douloureusement par le corps, suit le circuit de la douleur qui va du ventre à la tête, réactive les zones douloureuses, c'est une ligne tordue, écrasée par les organes. C'est pour ça que la pensée ne peut pas être objective, elle passe par des paquets de filtre qui lui donne cette couleur douloureuse.

M.:. "j'ai l'impression d'être un bleu"

Constater, depuis un moment donc, qu'être adulte consiste à ménager une place à la douleur, la savoir là, intolérable, à la rigueur, mais pas anormale.

31 juillet

C'est souvent la nuit qu'apparaît la "névrose de conservation". On repense à toutes ces choses, tous ces textes, ces productions éparpillées et on rêve de les rassembler, de les imprimer, de tout sécuriser. Le plus souvent cette névrose est oubliée dès le lendemain matin.

J'ai parfois l'impression de ne pas avoir eu le choix, d'avoir tellement reculé en moi que peu à peu des membranes intérieures se sont doucement refermées sur moi, me laissant prisonnière, résultat : je ne peux pas aller plus loin que mes états intérieurs. Je ne peux pas sortir de moi je suis enfouie en moi-même. C'est un problème, ça rend narcissique et complaisant, ça fait qu'on finit par beaucoup s'intéresser à soi, on joue avec soi-même comme un chimiste le ferait. On se teste à divers endroits. Je suis persuadée que d'autres personnes arrivent à avoir une vision plus "objective" ou du moins apaisée de la réalité. La mienne semble être à tout moment pas autre chose qu'une projection de ce que j'ai à l'intérieur. Au fond je ne fais jamais qu'avancer en moi-même,  que circuler entre mes organes. Tout bat au rythme de mon coeur et les rues sont mes artères.

La délicatesse, le raffinement des sentiments devient un défaut à partir du moment où nous ne connaissons pas d'autres modes, où nous ne savons pas aller plus loin, nous connecter à une strate au-dessus. Cela peut créer des décalages : tandis que nous faisons dans la dentelle d'autres sont en train de manier de gros câbles. Décalage perpétuel : non pas qu'on ne parle pas de la même chose, mais on ne parle pas des choses depuis la même distance.

Globalement je n'ai jamais trop apprécié le plan large, que cela soit au cinéma, en littérature ou dans la vie. J'estime qu'il ne s'agira jamais d'une distance adéquate pour voir les choses.

Vu M. Pour toujours et à jamais loin de moi. Aucun droit sur lui, aucune demande possible. Le sentiment d'être bête parce que je ne le connais pas et que je ne peux donc rien lui demander. Je jalouse ce qui peuvent lui être familiers - l'amour dans ce qu'il a de plus banal. Je n'arrive même pas à écrire sur lui tellement c'est physique, très dur à transcrire : pas de sentiments ou d'impressions en particulier, parler de lui c'est le mobiliser tout entier. Je peux, à la rigueur, le montrer, voir pour croire, qu'un personnage puisse donner le sentiment d'être autant torturé mais sans complaisance, sans pose. Une aspiration à la douceur qui passe par son extrême inverse, une forme de chaos global, de mode de vie démantibulé. Aucune pose punk. Deux mouvements en même temps : glisser sur les choses et les saisir au passage, s'en foutre et pas s'en foutre, d'où une impression d'imposture globale si on n'a pas le temps de creuser. Incohérence globale, parce qu'il ne prend pas le temps, parce qu'il se fiche d'être cohérent, d'avoir un centre, une personne (une persona, blabla). Aucune généralité n'est vraiment possible, tout se distribue dans tous les sens et sur un même plan et on ne peut rien généraliser. Tout reste autonome, aucun ensemble ne se forme, aucune conclusion ne se tire.
Je pense à ce qu'écrivait Nietzsche en parlant de la danse comme modèle de la pensée, comme  pensée soustraite à l'esprit de pesanteur, et ce qu'il peut y avoir de mélancolique à énoncer, à vouloir une telle idée. M. voudrait la danse, le jeu, et il danse et joue avec sa pesanteur. Là encore, il faudrait parler de son corps pour tirer à soi tout le reste. Il est archaïque, rôdeur, hors du temps et il a la plus belle voix du monde.
Ses yeux sont cachés sous ses paupières. Comme si un regard en cachait un autre, comme si un regard bien ouvert devait toujours en passer par ces étroites fissures que sont ses paupières. Comme si son corps le gênait et que ça pouvait se constater au simple niveau de son regard, par ce surplus de peau que sont ses paupières.
Au cinéma il s'approche de l'écran comme si c'était un tableau, comme si des variations de lumière étaient possibles, comme s'il regardait la matière de l'écran.

1er août

Bibliothèque, cinéma avec Anne-Laure, passé la journée à attendre de savoir si je pouvais le voir. Je lui ai donné rendez-vous dans son quartier, nous avons bu des bières sur des fauteuils club qui nous imposaient une certaine raideur, nous renvoyait à nos débuts. Il a fallu tout recommencer, demander l'autorisation de se toucher. Il n'y avait plus de métro et l'idée que je galère a rentrer l'inssupportait. Aucun moyen de savoir s'il obéissait à un principe de gentleman ou si c'était un moyen de me faire monter chez lui. Il semble tellement ne rien vouloir que je ne suis même pas capable de lui supposer des intentions à mon égard. Je vais chez lui, sur son territoire, dans son appartement où il vit avec sa copine. Il ne devrait pas y avoir pire que ça : pénétrer le territoire du couple, deviner sa présence à travers ses objets, tellement présente qu'elle n'a pas besoin d'être là.
Mais le désir est tel qu'un lieu redevient un lieu, qu'on est mêmes capables d'accepter de s'allonger dans leur lit sans que cela ne dégoûte personne, sans que la peau ne se mette à faire de l'urticaire, sans que lui trouve cela trop ironique ou trop cruel. Un lit est un lit. Il s'allonge près de moi en me disant, en lâchant presque sans le vouloir, comme pour lui-même : "je suis perdu". Je m'applique à lui montrer que je l'aime, et tellement je l'aime je ne pense pas du tout à mon propre plaisir. Je suis trop émue, trop contente, trop lucide pour chercher à jouir. Je suis là pour lui, pour l'encercler. Avec mes caresses je tente de lui faire sentir que mon corps le recouvre entièrement, qu'il est partout sur lui, que ses contours naissent sous mes paumes. Je suis une vague de chaleur qui s'abat sur lui, mon corps va plus vite que le sien, ma vitesse lui impose l'abandon à mes soins; j'essaye de me rendre indispensable.
Je suis là où je voulais être, où j'ai tant désiré être ces derniers jours, que je ne peux que regarder ce moment au lieu de le vivre. Je ne suis même pas sûre que cela soit intense, ce qui était intense c'était d'y penser, c'était ces images convoquées, ces scénarios fantasmés, comme des petites boules chaudes qui roulent dans le cerveau. Je n'improvise pas assez pour être bouleversée, je suis trop dans mon rôle, en train d'exécuter tout ce que je prévoyais de lui faire les jours précédents. Je suis plus proche du jeu d'acteur qu'impose l'état amoureux et ses anticipations délirantes.

Trop d'amour empêche que l'on s'occupe de soi, j'ai atteint ce point incompréhensible où mon plaisir passe par ce que je donne. Il ne s'agit d'ailleurs même pas de donner, c'est plus de l'ordre d'une dépense qui ne connaît presque pas de limites. Je ne vois aucune générosité, aucun don dans mon comportement, aucun sacrifice dans le fait d'être amoureux. Car je continue de lier l'idée de sacrifice avec celle de souffrance, et me donner comme ça à lui, être si bonne avec lui me fait si plaisir que je suis davantage en train de lui prendre quelque chose, de recevoir quelque chose en donnant.
Le lendemain, frappé de mélancolie, il se lève après avoir longtemps lutter en position horizontale. Il me fait un café, met Depeche Mode, la musique qu'on écoutait la veille. Entendre la musique de la veille donnait le sentiment que l'horizon était bouché, que le renouveau lié au matin n'était pas advenu - nous étions encore embourbés dans la nuit, à nous débattre. A un moment je devine une petite tâche humide sous son oeil, la trace d'une larme. Je décide de m'habiller au plus vite et de partir, je comprends que je n'avais plus à faire à lui mais à son état de profonde mélancolie. Je marche jusqu'à Saint-Lazare à pieds, persuadée que son humeur noire s'était logée entre nous deux, résignée à l'idée de pouvoir espérer quoique ce soit tant qu'il sera dans cet état.
C'est le matin, c'est samedi, je passe devant une jeune serveuse en train d'installer des chaises sur la terrasse d'un café. Je pense à son humeur travailleuse, à son énergie, à sa fatigue surmontée, à sa vigueur et à la journée qui l'attend. Je pense à moi, partie pour rentrer chez moi et m'endormir toute l'après-midi, cherchant au fond à me faire du mal, à me marginaliser, d'une certaine façon, à devenir une sorte d'invertébrée qui vit aux mauvais moments (la nuit) et ressent des choses pour les mauvaises personnes. Je devrais simplement me mettre au jogging, travailler et fermer ma gueule.


1er août

Journée atroce, dans l'impossibilité totale de trouver la force pour sortir et marcher dans la rue. Rien que m'imaginer le faire me donne envie de dormir. J'ignore ce qui a bien pu me motiver à regarder "Corps à coeur" de Paul Vecchiali, film qui se trouve à ras de mes préoccupations, qui  coïncide si parfaitement avec mon état. L'histoire de personnes hantées par d'autres, d'amour irréciproque, le héros suit lucidement la logique intensive de son amour, de sa folie - pas pour rien que le film est dédié à Grémillon, lui qui a si souvent filmé cette lucidité, cette dignité, cette droiture dans la passion. Alors qu'on aurait plutôt tendance à tout perdre avec elle, à se haïr à travers la passion, Vecchiali montre un héros qui prend en charge lucidement et logiquement sa maladie, qui la prend par la main et la guide jusqu'à sa conclusion naturelle. La passion, c'est le mélodrame : à un mouvement humain se substitue un mouvement machinique, inexorable. Le film montre très bien à quel point l'amour s'apparente réellement à une maladie, et on semble demander à une personne non qualifiée de nous  guérir - pas pour rien que l'héroïne est pharmacienne.
C'est bien pratique de voir tout ça comme une maladie, envie de dire à M. : "j'aimerais bien que tout cela ne te concerne pas, j'aimerais que tu nous laisses seuls, moi et mon mal", mais je ne peux faire autrement que chercher à tout prix un contact continu. Touche moi, parle moi et ne t'arrête surtout pas.
En tout cas, j'ai vraiment le sentiment de perdre ma dignité dans l'amour. Peut-être que je devrais plutôt en ressortir ennoblie.


2 août
Restaurant et promenade en famille à Rueil-Malmaison, l'impression de faire la petite promenade du malade, le soleil sur ma peau nettoie un peu mon teint chiffonné de pseudo-dépressive. L'impression d'être en convalescence et que la marche et le "tourisme" me font du bien. Il faut vraiment imiter la santé pour pouvoir l'atteindre.

Expo Martial Raysse, nullissime. L'impression d'avoir à faire à des objets et non pas à des oeuvres. Des objets vieillis, le temps est passé par là. Il faut entendre par là : cette oeuvre est tellement dépassée qu'en tant qu'objet elle vieillit littéralement, qu'elle est ramenée à sa condition d'objet physique - plus de halo, plus d'aura, qu'un gadget. Je déteste les années soixante. Cela rejoint ce que j'écrivais au tout début en pensant aux "Nuits fauves", l'actualité n'est pas et ne sera jamais une qualité à mettre sur le compte d'une oeuvre d'art. Rien de pire qu'une oeuvre "actuelle", au sens où elle pense devancer son temps alors qu'elle ne fait que le subir, en être le symptôme.

Atteint ce moment où tout ce que je peux faire dans la journée s'adresse, se tourne vers lui. Je me sens au coeur de la maladie, à ce niveau où il est totalement impossible pour moi de mettre mon mal en arrière-plan et de vivre par dessus lui. Comme une sorte de léger rhume par dessus lequel on arriverait encore à fonctionner et qui finirait par s'intensifier et par nous obliger à l'alitement.

4 août


Je m'endors chaque soir sur le visage de M., littéralement, comme un rêve pré-programmé. Je me souviens que plus jeune, peut-être vers 8 ans et pendant longtemps, je passais mon temps les yeux fermés à faire des rêves éveillés. Le plus souvent j'étais chanteuse et des garçons se battaient pour moi, je me souviens que mon principal but était d'atteindre ce point où je sentais une sorte d'état amoureux frémir en moi. Où j'arrivais à tricoter une intrigue telle que je m'y croyais. C'était du cinéma sous les paupières et je faisais ça suffisamment régulièrement pour que cela corresponde à un besoin. Je me souviens l'avoir aussi fait sous l'eau, à la piscine pendant les grandes vacances, par ennui et désoeuvrement, je barbotais tout en imaginant des choses. Je garde le souvenir d'une fille très jeune et prête pour l'amour, impatiente de commencer.
Aujourd'hui je m'endors sur M. sous diverses angles ou en train d'exécuter les mimiques que je préfère. J'entends aussi sa voix, je ne sais pas dans quelle mesure une voix peut avoir une image mais c'est comme si je pouvais mobiliser l'image de sa voix. Il y a dans ces pensées qui précèdent le sommeil quelque chose de réconfortant et de déchirant. J'ai l'impression de me blottir en elles, de me consoler par l'image. Je m'endors sur une image, par une image, et je ne peux la voir qu'en fermant les yeux.

6 août
Je suis allée revoir Boyhood avec L., persuadée qu'il allait aimer. Son impatience s'est très vite fait sentir et on pouvait prédire qu'à partir de là la journée et nos retrouvailles étaient foutues. Quand je lui demande s'il veut sortir de la salle il parle à voix haute, et dans un de ses accès d'hystérie comique il me dit que non, "je dois te prendre en compte, te respecter". J'étais dans un tel état de rien du tout que ça ne me faisait ni chaud ni froid, et je ne cessais de me répéter piteusement pour moi-même, un peu comme une blague, "tout est subjectif". Oui tout l'est, et il y a des moments où on le prend comme un affront contre soi-même, ou alors on estime que c'est très grave et qu'il faut faire un peu son deuil de quelque chose, mais je ne sais pas de quoi. Depuis longtemps, plus rien ne se résout dans la conversation. On finit par boire des bières toute l'après-midi en tentant de communiquer, puis on se touche les mains, "je suis trop fatiguée pour te toucher".
Son visage me rappelle moi il y a un an, je crois même que je n'arrive plus à le regarder, avant je voyais tout, je voyais toute sa peau, tous les creux, tous les pores, aujourd'hui son visage résonne plutôt comme un masque, je regarde un point qui est au-devant de son visage. Cela veut dire que je ne le regarde même plus. Il y a eu tant de souffrances, d'incompréhensions et de frustration que nos rendez-vous ne peuvent qu'être tristes. Je me revois moi, faire des courses au Franprix, accablée par la tristesse, et il faisait si chaud dehors, et mes sacs étaient lourds. Le souvenir de la douleur est tel qu'il créer des balises dans le temps, je peux très vite me rendre à la douleur d'il y a un an, me reporter à elle, la rejoindre, elle est encore là, intacte. Il faudrait peut-être se résoudre à ne plus jamais se voir, si j'ai bien compris ce qu'il disait.

Parfois, au bout de la douleur, la résolution : s'enfermer en soi à double-tour et puis penser à autre chose - au travail, puisqu'il n'y a que ça. Camper le rôle d'un animal blessé, de celle qui en a trop vu et qui a le coeur en mille morceaux. C'est déjà le cas, le problème c'est que j'ai souvent le sentiment que tout ça n'arrive que par ma faute, par mes coups d'accélérateur, mes désirs d'intensité. Pourquoi je ne peux demander réparation à personne ? Parce que je suis tout à la fois victime et coupable, je joue toute seule, comme une dingue qui se frapperait et s'arracherait les vêtements et accuserait un passant dans la rue. Je me cherchais moi-même dans l'amour et au bout de la douleur, par elle, je me suis trouvée.


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