dimanche 31 août 2014

8 août - 31 août

8 août

S'en tenir à un ronron monotone, marcher le long d'un fil d'un bout à l'autre de la journée pour ne pas prendre le risque de l'effondrement. Se maintenir toujours occupée de quelque chose, aller de deadlines en deadlines, même si on aimerait pouvoir ne rien faire, on sait bien que le fait de ne rien faire, de "regarder en bas" pourrait être fatal.

Je constate un progressif déclin de mon humeur au fur et à mesure que la journée passe. J'aime me lever après avoir dormi parce que je suis contente d'en avoir enfin fini avec le sommeil, j'aime commencer ma journée et sentir tous les possibles vibrer devant moi. Mais la journée passe et les possibles ne sont plus qu'un mince filet d'eau, de plus en plus étroit et prévisible. La fin d'après-midi peut être fatal, le possible ne passe plus, l'horizon est bouché, on est en phase de stase dépressive, la journée "digère". L'horizon se dégage vers les 21 heures, lorsqu'on ne peut plus vraiment rien attendre de cette journée et que le temps devient un bonus. A partir de 21 heures c'est "quartier libre" et on vaque à ses occupations préférées sans exigence de rendement.

Repris depuis quelques jours la lecture de "L'amour et l'Occident" de Denis de Rougemont que j'avais acheté pour un devoir sur l'amour courtois, je lorgnais dessus depuis quelques temps, déjà au lycée le titre m'intriguait. Lectures mais aussi films et musique d'amour, il est drôle de me voir aussi littérale dans mes choix, de chercher la musique la plus sirupeuse pour accompagner mon état. Je ne sais pas à quel genre de besoin cela correspond, ce désir d'assister à son propre état, de le mettre à distance, de l'objectiver jusqu'à qu'il devienne un de ces standards jazz mille fois repris et dont on ne retrouve plus l'original. Je ne vois pas ce qu'il y aurait d'agréable à neutraliser son propre état dans l'universalité anonyme d'une chanson d'amour qui a servi mille fois à la même chose, à mille couples comme à mille solitaires. L'amour comme état anonyme, si c'était un lieu, ce serait un parking ou une caricature d'île déserte.

Chanson d'amour : les paroles les plus simples sont les plus fortes, un "I miss you" susurré peut ainsi recueillir mon approbation, m'émouvoir aux larmes.


9 août

Je me suis réveillée avec son image dans la tête. Réveil triste donc, et les journées se ressemblent un peu trop, ce qui fait passer le temps trois fois plus vite. Réveil, café jus d'orange, un peu de ménage, douche, musique (Elliott Smith surtout), sandwichs emballés dans de l'aluminium, lecture de Denis de Rougemont dans le métro, crachin à Rambuteau, SMS à Anne-Laure, ça pourrait durer des siècles. Du mal à travailler, je sens comme un étau autour de mon cerveau, impossible de ne pas le pister sur internet. Peu à peu me vient l'idée qu'il aurait le parfait petit comportement du pervers narcissique, Juliette m'a mise sur la piste. Qui drague à la cantonade, sans approcher ses proies, sans récolter les conséquences de ses actes. Dans ce genre de configuration et même si on manque de lucidité sur le moment il faut savoir être lucide pour soi, surmonter son état et sauver les meubles.

10 août

En marchant jusqu'au métro après la bibliothèque je suis saisie par une fulgurance. Comme on retrouve une vieille VHS je retrouvais un souvenir dans ma mémoire, comme un petit film de quelques secondes qui ramène à lui tout une époque. C'était ma première rencontre très furtive avec M. devant un cinéma pour un film de Carpenter. Il est venu vers moi me demander si j'étais bien Murielle et nous avons parlé dans la queue du cinéma. Il était accompagné et je ne pensais pas grand chose de lui, le peu qu'il a pu me raconter le faisait passer pour quelqu'un d'arrogant. Je me repasse plusieurs fois ce film dans la tête et je reste soufflée par mon indifférence amusée devant ce type. Je souris dans la rue en me repassant ce petit bout de film, doux et ironique. J'aimerais pouvoir m'excuser de n'avoir rien vu et l'assurer de mon amour, lui dire qu'il sera toujours protégé de mon indifférence.

R. m'a initié au café sans sucre, moi qui ne pensais pas ça possible. F. aux American Spirit. Voilà pour les influences concrètes, précises, quotidiennes et qui me suivent au jour le jour. Au jour le jour je bois mon café sans sucre parce que j'ai rencontré R. Hong SangSoo a raison lorsqu'il filme des rencontres amoureuses comme des rapports de passage, comme le rapport très ténu que lie entre eux un touriste et un autochtone. Il faut voir ça dans son cinéma comme une figure allégorique, ce n'est pas littéral : le héros "qui débarque" dans une ville permet à HSS de filmer les rapports sur fond d'attachement temporaire, de parenthèse peu sérieuse. On tente d'extraire ce qu'il y a de plus sérieux dans un moment qui ne l'est pas. Voilà ce que je vois pour moi : une liste très longue de personnes que j'ai pu fréquenter intensivement et intensément et avec lesquelles je pouvais avoir l'impression que je ne les perdrais jamais de vue. Et puis finalement elles sont aujourd'hui ailleurs, dans un autre espace-temps, mortes pour moi et moi, morte pour elles. Pour la plupart je n'arrive pas à savoir ce qu'il me reste d'elle.

16 août

Il m'explique qu'il éprouve des sentiments abstraits qui ne peuvent être restitués que de manière abstraite. Pour lui The Master est un film qui restitue abstraitement ces sentiments abstraits. Il n'y a pas de clarification sans altération de ces sentiments.

Il suffit que je lui parle de choses simples, de ma jalousie, de mes sentiments, de son comportement, pour qu'il en vient à me parler de son système nerveux ou de sa peinture. Tout passe par elle, lui même "passe" par elle. J'ai l'impression d'avoir sous les yeux une machine détraquée qui essaye de rabibocher tout ce qui ne va pas sans y arriver : reste alors un seul et unique discours possible qui est celui d'établir la liste de tout ce qui ne va pas.

Il écarte ses doigts et me dit que sa peinture consiste à relier, à baliser un certain plan et qu'en reliant tel point avec tel point (incarnés par les bouts de ses doigts) il finit par intégrer tout ce qu'il y a entre ces points (c'est l'espace entre ces doigts). Relier ces points entraîne tout l'espace qu'il y a entre eux et permet de prélever une figure. La description est abstraite. Je lui dis que c'est exactement ce que je lui décrivais quand je lui parlais d'écriture, lui affirmant : "c'est terrible l'écriture". Parce que l'écriture consiste en une succession de saillies prélevées dans ma vie mais ses saillies tirent à elles un peu plus qu'elles-mêmes, elles ramènent avec elle une image parfaite d'un certain agencement de l'époque : c'est même l'époque entière qui y est restituée. L'écriture est terrible parce qu'elle finit par nous rendre sensible à l'idée de conservation, d'archives, d'autobiographie. Idées qui deviennent des obsessions : ne rien laisser passer, tout repêcher du néant de l'oubli.


21 août

Qu'est-ce qui fait tenir David Copperfield lors de son long périple douloureux ? Des images successives : de sa mère, de sa bonne, de sa tante, point de chaleur lumineux, à la fois présent et lointain, auprès de lui et s'étendant vers l'horizon. Il ne sait pas vers où il marche, il sait simplement qu'il marche vers ses images, qu'elles ont quelque chose de persuasif.

28 août


Au cinéma : ne pas faire confiance à ma partie aveugle. Je suis capable d'être happée, à ce point hypnotisée que toutes mes facultés s'en trouvent suspendues. C'est là que je retrouve chez moi quelque chose d'enfantin, dans une façon de ne plus être aux aguets, mais de m'endormir intérieurement.  Toute mon ironie, mon esprit analytique, tout ce qui se rapproche de mes facultés adultes se dissipent d'un seul coup et je finis par aimer un film pour des raisons qui n'en sont pas : le bruit que fait un personnage en tapotant un clavier de téléphone. On expliquera en partie tous mes goûts douteux par cela.
Je me souviens d'un Chabrol, L'ivresse du pouvoir, vu au Reflet Medicis avec Juliette. Les branches des lunettes de Huppert grinçaient plus que de raison et ce bruit était très plaisant, je pensais qu'il s'agissait d'un détail qui n'enchantait que moi mais Juliette m'en a parlé après la séance.

Je me souviens de mes échanges avec L. le 24 décembre, il ne fête pas Noël et va plutôt voir un film seul au Quartier Latin. Nous nous sommes vus le 25 au soir près de Tolbiac, sous la pluie battante, je l'avais attendu au fond d'un bar, dans l'arrière salle éclairée à la lumière bleue - je crois que je lisais L'idiot à l'époque. Il m'avait dit : "j'ai failli venir chez toi avec des cadeaux pour toute ta famille mais j'ai pensé que ce serait gênant", et cette seule idée, exprimée très sincèrement (il avait vraiment pensé le faire) m'avait totalement éblouie.

A la radio, un homme parle du soleil qui tape trop fort et du bonheur qui se vit toujours sur fond d'inquiétude, "j'ai toujours un malheur d'avance". Impossible de retrouver la trace de l'entretien.


Je ne sais concrètement pas ce que je peux lui demander. Dans ma tête je le vois marcher, le dos voûté, sincèrement accablé par tous les malheurs du monde et en même temps très autonome, très indépendant, tout entier en lui-même. Peut-être que le désespoir, à ce niveau-là, rend complètement souverain.


30 août

S'éloigner le plus loin possible de tout ce qui cherche à établir une connivence sociologique avec le reste de l'humanité : même tic, même défaut, même histoire d'amour, même habitude, même rapport à tout - l'angoisse absolue vient du fait qu'on peut en rire, qu'on s'y retrouve. Je n'ai jamais aimé regarder des spectacles d'humoristes parce que je n'ai jamais voulu rire en même temps que tout le monde. C'est de la prétention, une forme de pathos aristocratique ou très certainement une forme d'instinct de survie. L'humour apporte une forme de lucidité et de dénonciation factice dans laquelle tout le monde se rejoint : même ceux qui sont dénoncés mais qui ne s'y reconnaissent pas. Bref, dans l'humour il n'y a que des gentils, des victimes : ce sont ceux qui rient, et tout le monde rit. Tout est ainsi neutralisé, aplani puisque ceux dont on parle, ceux qu'on moque, n'existent tout simplement pas.

Je n'aime pas l'érudition livresque, pleine comme un oeuf, cohérente et articulée. J'aime le savoir en lambeaux. J'aime qu'il soit suffisamment digéré pour qu'on ne puisse plus le retrouver : puisqu'il fait partie de nous-mêmes. Les érudits me terrifient et m'ennuient, pour être plus précis c'est l'hypermnésie qui ennuie beaucoup une personne comme moi qui conserve en oubliant.

31 août

 Ce qui me frappe chez V. c'est qu'il arrive à faire exister l'impossible. Ce que Deleuze et Guattari décrivaient dans l'Anti-Oedipe : chercher un fonctionnement alternatif, fait de détraquements. Faire fonctionner la machine envers et contre tout et par des voies détournées. C'est exactement ce que M. exprime lorsqu'il me dit "l'alcoolisme fait partie de ma santé" : son organisme intègre et se referme sur une chose qui a priori ne devrait pas être tolérée. Tout résonne comme ça chez lui : ça fonctionne par aberration, par miracle . J'ai l'impression de connaître comme ça quelques personnes capables de dépenser ce qu'elle ne possède pas et ce ne sera jamais la même chose que de dépenser dans la profusion. Il y a plus de folie, plus de panache, plus de vie dans cette façon de faire : plus d'invincibilité.
Quand je le regarde faire sa petite danse du peintre : avancer et reculer vers sa peinture, racler un gros bout de peinture toujours humide qu'il va écraser un peu plus loin. La nuit tombe et il racle dans l'obscurité, la peau de son dos à peine éclairée par le peu de lumière qui passe encore, les reliefs de sa peinture si vive luisant et scintillant encore un peu avant de s'engouffrer dans la pénombre. Je le vois lui, puis lui dans son atelier, ces quatre murs, et je me dis qu'il y a quelque chose d'aberrant et de sublime à voir cela exister, à faire que cela tienne, par sa propre force à lui.
Que des choses aussi aberrantes et impossibles puissent exister, cela me rassure et m'émeut. Qu'il ait pu arracher au monde cette vie-là : se déplacer jusqu'à son atelier pour travailler parce qu'il le faut. Il y a là autant de force et de puissance que de fragilité. Autant d'héroïsme que de vulnérabilité. On aimerait l'aider, le protéger et en même temps on réalise qu'il n'a besoin de rien : si ce n'est quelques bières, quelques cigarettes, quelques vieux cds écoutés mille fois, un lecteur cd - autant d'objets posés là parmi les tubes de peinture, d'objets ancestraux, primitifs, comme lui. Planté là comme une forme préhistorique, torse nu, maigre, épuisé et conquérant. Il veut simplement faire sa petite danse, sa promenade du peintre, d'avant en arrière. On aimerait pouvoir tout faire pour que cela continue ainsi et en même temps son métier de peintre veut qu'il soit toujours au bord de l'effondrement, toujours à deux doigts de ne plus pouvoir faire ce qu'il a à faire. Devoir mais ne plus pouvoir - ce serait pour lui la pire des choses, mais il lui faut ce danger, cet horizon menaçant, c'est ce qui le tient.



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