mardi 2 avril 2013

Encore




« L’homme jouit jusqu’à un certain point. Le point où il peut encore désirer. » Lacan

Séance du Cri d’Antonioni, début de séance perturbée par le visage en ¾ de l’homme devant moi, ses cheveux plaqués en arrière, la tige légèrement brillante de sa monture de lunettes, ses pattes bien taillés et le tracé de sa joue, le tout bercé dans la lumière lunaire de l’écran, il semblait subir et s'écraser de tout côté, assailli par mon regard de derrière, happé par la luminosité de l'écran.

Pendant son cours auquel il m'a invitée je me suis par hasard placée près des interrupteurs de la salle, ce qui fait qu’à chaque nouvel extrait de film qu’il diffusait à ses étudiants je me sentais obligée d’éteindre la lumière pour lui. A un moment, sans s’en rendre compte, il dit « c’est toujours le meurtrier qui éteint la lumière, qui fait sa propre mise en scène du crime ».

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« L’amour l’après midi », il y a dans ce titre un univers entier, un univers qui fait glisser l’illicite, la fait remonter de la nuit à l’après midi, lieu où rien, apparemment ne peut se passer, quand tout le monde est affairé. Soleil mou de l’après-midi où les pas résonnent plus nettement que d’habitude sur les trottoirs, où les métros connaissent leurs heures de faible affluence. Deuxième nuit du monde, les ventres digèrent et les esprits se déchaussent et s’étirent. Comment détester qui que ce soit et comment croire que quelque chose peut encore arriver, que quelque chose est tragique,  l’après-midi l’humanité fait son petit tour de surplace en attendant la nuit.

A son contact  je ressens l'étrange et plaisant sentiment d'être bercée dans une atmosphère livresque, dans un monde où les jeunes filles et les hommes plus vieux ont droit de cité, ont du temps pour eux et leurs intrigues. L'impression donc d'être sa potentielle Lolita, et qu'il est sans le savoir mon petit Lolito. Nous sommes deux monstres cinéfétichistes et voici notre rencontre au sommet, comme deux rivaux qui se rencontrent enfin et dégainent les mêmes armes, c'est-à-dire un certain type de mutisme sexuel et ce regard qui tire les choses à lui  - se souvenir d'un de ses premiers regards posés sur moi, particulièrement perçant et empli de sympathie concupiscente.

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Revu les Coquillettes avec Juliette, je m’attendais à tout sauf à trouver le film triste et reste étonnée non pas tant de l’accueil favorable du film que du fait que tout le monde y voit une comédie alors que c’est un film qui se vomit et se ravale lui-même sans cesse, un film scatophile au sens où tout est filmé à partir du pôle ingestion-excrétion : la parole, la nourriture, l’alcool, les hommes. L’hystérie féminine : le fait de ne pas avoir de centre auquel se raccrocher chez ces filles, le fait qu’elles non
plus soient toujours sur le mode de la dispersion totale : personne ne se répond, personne ne se parle vraiment, par là même personne ne s’écoute (l’importance des portables dans le film), tout le monde est ainsi prostré, courbé sur le berceau exigeant de sa propre jouissance. Tristesse de n’être plus qu’un trou, spleen post-coït et pré-coït, spleen tout cours, spleen de ne plus jouir par aucun orifice, de ne plus rien combler (envie de sexe = envie de bouffer = envie de parler) , apaiser, assouvir. Leur vie sexuelle apparemment normale est en fait le comble du pathologique : tout n’est envisagé que par le prisme du plus-de-jouir. Ces filles n’ont plus de centre, plus de tabou
plus d’arrière-pensée non plus  : la porte des toilettes ouverte communique ainsi avec le salon comme si ces espaces étaient les mêmes, le privé donne sur le public et inversement, c'est d'ailleurs le rapport que Letourneur semble ici entretenir entre sa vie (les toilettes) et le cinéma (le salon). C’est un perpétuel reflux de l’arrière vers l’avant, du privé vers la lumière (le doigt dans le cul, l’envie de faire caca), comme des toilettes détraquées qui se videraient sur le parquet et dans lequel il serait bon de patauger un peu. Mais pour quoi au juste ? Une forme de catharsis qui ne prend pas, on ne fait pas de catharsis avec de la conscience de soi marrante. Il y a dans le film un faux décalage entre le point de vue et ce qui est raconté, les deux coïncident totalement.

Dans quelle mesure Letourneur se rend compte de ce qu’elle fait ? J’ai l’impression qu’elle ne prend pas toute la mesure de son auto-dérision sinon elle aurait clairement annoncé que le film est un mélodrame, un film aussi sur la haine de soi. Les Coquillettes montre le décollement à présent achevé de la jouissance par rapport au désir, une préférence pour le rapport à soi et à ses trous plutôt que pour un corps venu d’ailleurs (comme le titre du film : the thing from another world). Comment pulvériser l'altérité ? En le recouvrant de bave, en lui pissant dessus pour l'intégrer à son territoire, c'est tout ce qu'elle essaye de faire par son travail sur la parole : l'expérience hachée menu, travaillée au corps par chaque fille. Et le film est en cela beaucoup plus intéressant qu’il n’y paraît, une sorte d'injonction pathétique, un "encore" dépressif.

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C'est toujours dans les parenthèses que se disent les meilleures choses.

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Toujours stupéfaite de ce qu'on supporte au cinéma et qu'on ne saurait pas supporter dans la vie. Je pense à ce garçon venu m'aborder sur la coursive de la BPI, très gentil, plutôt mignon, pas inquiétant, mais parce qu'il est venu m'aborder un voile de suspicion est jeté sur lui, quelque chose comme : je suis trop bien pour qu'il me parle, pour qui se prend-il ?, ou alors plutôt le contraire : parce qu'il me parle à moi il ne doit pas être très intéressant. L'autre devient complètement assimilé à soi-même, il est ce qu'il désire, et de fait, on en a fait le tour.

Il y a des choses à dire sur notre incapacité à supporter l'image de ce qui coïncide, à le supporter très longtemps disons. Nous sommes programmés pour le décalage, nous jouissons de tout ce qui dissone, de la disharmonie, du retard, de l'écart et de la rupture - ce sont mille écorchures qui nous séparent des autres, mille plaies béantes et désirées, un désaccord tacite.

Il y a une autre idée qui me travaille et qui rejoint assez celle-ci : celle que les choses, les événements et les visages, les paroles et tout ce qui est important n'a au fond pas de milieu, sur aucun endroit nous pouvons effectuer une coupe qui résumerait le mouvement de ces événements - tout n'est que chutes de tissus et brouillons de roman. Un peu comme lorsqu'on recevait les enveloppes de développement photo, il y en avait toujours quelques unes de ratées autour de la meilleure photo, peut-être que cette meilleure photo n'a jamais existé et que toutes les choses s'avortent avant même de culminer et se soudent entre elles à partir de cet avortement. Collées à partir de leur interruption, comme des bouts de phrases sans début ni fin.

A aucun moment nous nous approchons du coeur résumable des choses, mais elles glissent sur nous, atones et liquides, sans cadre, un peu comme cette scène de Blanche-Neige où Simplet essaye d'attraper le savon : il est bien là, bien consistant mais il ne cesse de glisser de ses mains jusqu'à ce qu'il l'avale et rote des bulles comme un imbécile.
En ce sens le cinéma nous apporte beaucoup, nourrit un désir de voir ce qu'on vit sans voir (le baiser par exemple), compense notre absence de coeur résumable par un fétichisme systématique : le bar tabac aura son plan qui le résumera tout entier, tout finira par être résumé, l'image a ce pouvoir là, offrir au regard la synthèse impossible dans la réalité, parce que les choses se meuvent imparfaitement ou parce que nous ne regardons pas. Il suffit de se rappeler que regarder un baiser (bien fait) est souvent plus agréable qu'embrasser, le baiser a quelque chose d'aveugle, il a trop le nez dans le guidon pour être intéressant, la distance fétichiste, la pulsion scopique manquent.
Il faudrait que la bouche puisse aussi embrasser son gros plan.

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J'en veux parfois à la beauté d'être facile - c'est peut-être à partir de ce point que le "comment" d'une oeuvre intéresse davantage.

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Ce garçon qui vient me draguer, j'ai du mal à le supporter en face de moi mais dès lors que je me décide à nous voir dans un plan général avec les allers et venues des autres étudiants sur la coursive la scène me paraît vivable et séduisante, nous ne sommes pas jetées au milieu du hasard mais entourées d'innombrables séquences qui nous protègent de la béance du réel qui n'a prévu aucune scène et nous laisse improviser. Le cinéma comme "spectacle dont est privée la liberté" (Jean-Louis Schefer), spectacle sans liberté et par là même rassurant et infiniment plus joyeux.
A la destinée virile d'un film, à sa crinière blonde répond quelque chose d'infiniment plus touchant dans le réel, une laideur et une faiblesse, le réel est en fait profondément démuni des moyens de sa beauté, il n'a "rien pour lui" et c'est peut-être par cette impossibilité à travailler à sa beauté qu'il touche, par une forme de spontanéité pragmatique, de lourdeur de toutes choses. Rien ne peut être déplacé, agencé, harmonisé, il semblerait qu'il faille passer par toutes sortes de procédure pour changer la moindre chose, ajouter le moindre détail qui ferait la différence (remettre une mèche derrière l'oreille d'une fille, quelque chose d'aussi léger que ça). Je suis frappée et fascinée par le fait qu'on vive le plus souvent dans le béton de la disgrâce, quelque chose qui ressemblerait à cette lumière d'hiver blafarde qui nous dit bien que personne n'a de regard pour nous : la lumière dans les films c'est ce qui atteste d'un regard qui harmonise chaque scène et la rattache aux autres, lui donne un sens - c'est l'injection d'un sens, d'une bienveillance. Dans la réalité il a trop de lumière comme par défaut de lumière (une lumière pensée, choisie pour nous éclairer). Mais c'est de ce ciel vide que se dégage la gravité existentielle, le coeur morbide et beau de toutes choses - la nausée, c'est bien cette absence de chef-opérateur.

Hésitante, je me suis finalement laissée approcher par ce garçon, je me disais que quelque part ce serait indigne et incohérent par rapport à mes belles idées sur le cinéma (supporter une pure rencontre dans un film mais pas dans sa propre vie), et il y a trop de tristesse à se révéler incohérent. Je persiste aussi à vouloir croire qu'il y a un ange derrière tout hasard et toute rencontre, que les choses et les êtres se déposent avec indifférence devant nous et nous choisissent aussi. Sans le connaître du tout et en l'ayant eu assez longuement au téléphone (où nous nous sommes racontés des détails très prosaïques de nos vies avec un très grand naturel presque déchirant tant il semble renvoyer à un cri du corps, à sa propre force d'attraction ou de détresse qui se cherche des complices dans le monde) j'ai seulement l'impression de le voir comme la promesse de quelque chose qu'on ne m'a jamais promis, l'inattendu pur, non comparable à une attente, à une idée préconçue.

Je ressens aussi mon manque cruelle d'innocence, comme si à chaque fois il s'agissait de sonder les gens pour mesurer l'ampleur de la jouissance qu'on pourra concrètement leur arracher, "qu'est-ce que je lui veux ?". J'aimerais, avec ce petit inconnu, essayer à son insu de me réparer un peu, de prendre la mesure de ma monstruosité. Il est pour le moment comme une forme indéterminée et mouvante qui se déplace dans l'air, ne se décidant pas à choisir sa forme définitive, ce mouvement c'est mes yeux scrutateurs qui le lui donne : à chaque nouvelle information elle se détermine de plus en plus, et ce qui est fou c'est que parfois même si les choses et les personnes nous échappent complètement nous leur avons quand même préparé leur petit casier. Il a vingt-six ans et j'avoue avoir été pénétré d'un vertige en pensant qu'il vivait au-delà de ses quelques manifestations sur mon portable, qu'il déjeunait et vivait sa vie, se débrouillait seul et se débattait comme nous avec la ville et ses humeurs, que son corps était fragile mais qu'il était plus fort que moi. S
eul dans son studio parisien pensant à moi comme à une fille à qui on donne rendez-vous, j'étais enfermée dans ma salle de bains comme une adolescente, pensant à lui comme à un garçon qui me donne rendez-vous et comme à un excellent sujet pour écrire, je lui raconte ce que je fais de mes journées, ayant presque la nausée à l'idée de me raconter, m'agaçant moi-même, pendant que lui ignorait à quel point je pouvais être agaçante, à quel point tout ne brille qu'en qualité de nouveauté - comment a-t-il pu me trouver si neuve alors que je suis si vieille à moi-même.
Devant moi il y a les miroirs de la salle de bain où je me regarde en train de parler au téléphone, quelle que soit l'expression ou la grimace je vois ce même visage tenter de s'échapper à lui-même, ces paroles dégainées sur un ton de de neutralité descriptive "je fais ci et je fais ça, j'aimerais bien faire ça", avec l'idée qu'un jour il comprendra mieux qui je suis et les présupposés à ce que je suis. Quand j'ai osé lui demander pourquoi il m'avait abordé à la BPI (je voulais surtout savoir s'il faisait souvent ça), le coquin a répondu "je te le dirai jeudi".


*photo : Faces_John Cassavetes

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Le désir des aliments se trouve limité chez l'homme par l'étroite dimension de son estomac ; mais le désir du bien-être, du luxe, des jouissances, des équipages, de la toilette est infini comme l'art, comme le caprice.

Anonyme a dit…

Pour un enfant des images, il y a des images qui apportent plus d'émotions que leur objet réel. Ayant eu ces mêmes pensées à propos du baiser il y a quelques temps (avec moins de poésie) je dois avouer mon amour définitif pour les mots exprimés sur ce blog.

Murielle Joudet a dit…

votre première phrase résume bien tout :-)

denis a dit…

bonjour mumu. n'oubliez pas que demain sort le nouveau recueil de poèmes de mh. je compte sur vous pour nous dire ce que vous en pensez.

bien amicalement
denis

ashorlivs a dit…

« envie de sexe = envie de bouffer = envie de parler »

MA VIE

Anonyme a dit…

Le touche-pipi, les petites fesses rebondies, personne n'en sort. C'est le marasme, la plaie, un océan de foutre mal fait, et c'est pourtant si joli. Voilà tout le malheur, cette vie toute finie, limitrophe pourtant de l'infini. Notre race est un malentendu amoureux. ¯\_(ツ)_/¯

PAUL FREVAL a dit…

"Autant le désir se saisit bien, autant l'amour s'attrape comme un gros plat qui sort du four, avec des gants très épais." Je crois que c'est plutôt faux, mais c'est magnifique, comme le reste.