jeudi 23 janvier 2014

Tout ce qu'un étudiant, une étudiante, disons, en sciences humaines, écrit tout le long de son cursus, trouve comme idée qui restera pour lui et pour son prof,  dossier confidentiel, qu'est-ce qu'il en restera ? La vraie question est : pourquoi s'obstiner à penser que, de l'écrit, il faut que quelque chose reste ? Parfois cela s'étend même à la parole : à certaine tournure de phrase d'ami que j'essaye de retenir mais que j'oublie la seconde d'après. Il faudrait pouvoir remplir des petits flacons avec quelques secondes d'intonation, un geste, une expression, et puis ouvrir et "sentir" ses flaçons autant de fois qu'on le souhaite.

Je m'étonnerais toujours de l'ascétisme avec lequel arrive à vivre les hommes, je pense à tous ces objets qui m'encombrent, que j'ai en double, triple, quadruple, tout ce qui ne marche pas, comme si les objets ne pouvaient exister que dans le faisceau d'objets similaires : un rouge à lèvres rouge coquelicot, et puis la teinte d'au dessus et celle d'en dessous, les mascaras vides et les mascaras pleins, les bouts de papiers, les objets sans piles, les parfums qu'on ne met plus et les fards à paupières, il y a toujours un certain palier d'objets tout à fait inutilisables qui est le fond sur lequel se détache les objets utilisés, bref, l'espace est sans cesse parasité, on n'en arrive jamais à bout des objets, ils n'ont jamais eu de places. Tandis qu'un homme se suffira d'un petit peigne pour ces petits cheveux, de sa brosse à dents et de son savon.

étrange moment, lorsqu'il demande d'écarter un vêtement, d'entrebâiller un manteau pour faciliter l'accès au corps, étrange sensation donc de se dédoubler, d'exécuter une tâche qui ne nous concerne pas : il y a lui, notre corps inerte et notre corps actif qui s'occupe donc de libérer l'accès à l'inertie. Toute demande de la part du désir finit de le démasquer : on ne peut pas impunément demander, il faut préférer prendre sans se justifier, pour justifier par là-même le désir : je me sers parce que je sais que je peux me servir.

Ce qui m'émeut dans son visage c'est qu'il donne l'impression qu'il vient tout juste de pleurer.

3 mai

depuis quelques temps quelques migraines, l'impression d'avoir la tête prise dans un étau, sensation d'étouffement crânien, c'est très oppressant, on dirait que c'est un mélange d'impatience, de mécontentement et d'écran d'ordinateur,

Que serait un film sans réalisme affectif ? un film où les affects s'enchaîneraient anarchiquement et sans souci de coïncider avec les situations, mais ce serait encore du réalisme. Il n'y a finalement pas de réalisme affectif, l'affect est toujours réaliste, tout simplement parce qu'il est là, réel, donc à aucun moment soumis au réel, il est sa propre réalité, sa propre mesure, sa propre logique intensive. Ressentir de la nostalgie ou du dégoût à des moments qui ne s'y prêtent pas sera toujours compris : l'affect ne se juge pas depuis un état de faits. Finalement il faudrait peut être travailler à ce décalage.


30 mai


Le visage des hommes est le visage que finit par avoir son désir. Je pense à N., puis à V. et j'essaye d'anéantir le visage de l'un dans l'autre, de faire des deux l'objet d'un seul désir : impossible, chaque visage réclame sa propre intégrité, ne se laisse pas happer par un autre. Il y a deux désirs parce qu'il y a deux visages. Le visage de S. qui est la définition du visage même, c'est-à-dire quelque chose qui vous questionne sur votre définition de la laideur et de la beauté, un mélange des deux qui ne fait jamais somme, totalité : ses yeux de fougère, ses lèvres charnues (comme celles de Belmondo), une face composée de deux profils. Puis le visage de N., plus ciselé, plus renard, tout en bosse et renfoncement, qui est pour le coup une harmonie de la somme - aucune partie possible dans son visage, pas de suture, une pure continuité du menton à la naissance des cheveux. Dans tous les cas, chez chacun des deux tout est une question de relief, c'est ce qui rend leur visage si changeant, selon les photos, selon le point de vue d'où on leur parle. Paquet de lignes et de reliefs, modelés par la lumière, par une coiffure, un sourire qui réorganise tout.


Pas de vrai visage, pas de photo possible du visage : laideur d'une photo glanée sur Facebook, où ce qui ne saurait qu'exister dans le miroitement de la lumière se voit tout d'un coup aplani, aplati. Quelque chose qui bouge tout le temps, et mon désir n'est pas autre chose que ce temps suspendu entre deux mouvements du visage, ce moment où, le temps de changer d'expression, le visage ne s'appartient plus et se jette dans un mouvement.
Barbes, regards, chemises, torses, poignées, chevelures, ongles, parfums. La coquetterie masculine s'organise dans le dénuement de ses moyens, dans la façon dont elle s'arrange de ce qui est déjà là - affaire de propreté plus que de superflu.

La peau des hommes arrivés ou prêt à arriver à la quarantaine à l'effet travaillé d'un vieux cuir, elle est pigmentée, irrégulière, possède ses zones chaudes et froides. Comme un vieux et beau sac à main.

Tomber amoureuse n'est pas très simple, d'un point de vue littéraire on voit bien qu'elle est la différence entre parler de désir et parler d'amour, on peut s'amuser à prendre le dessus sur le désir alors qu'on prend difficilement le dessus sur l'amour et que ce qu'on désire raconter c'est précisément cette emprise, ce grappin au-dessus de nous, un peu grossier, on a l'impression de ne pouvoir composer qu'avec une écriture trop grasse, baveuse. Autant le désir se saisit bien, autant l'amour s'attrape comme un gros plat qui sort du four, avec des gants très épais.

25 décembre

Ne supporte pas d'être si faible devant la beauté, le regret qu'elle inspire, on se sent si vieux devant elle. Mais je ne l'ai pas encore assez fréquenté pour arriver à ce moment où ce que je pense de lui finit par se sédimenter sur sa figure, il n'en est pas encore à porter sur lui le masque que je veux bien lui faire prendre. La beauté se dompte, s'écrase par ce masque ("voilà le visage que je te donne"), ou alors elle épuise et fatigue tellement qu'on finit par la regarder et par lui dire "stop je ne joue plus". On aimerait reprocher à l'autre d'enlever son visage de fête pour en mettre un plus quotidien : c'est bien ce que tout le monde fait.

Je n'en veux jamais aux garçons d'être vantards, j'accueille leur vantardise avec la plus grande bienveillance, avec attendrissement, il y a là quelque chose qui les ramène à l'état de petit garçon. Ils sont compétitifs, ambitieux et ils sont jeunes (parfois même ils sont beaux), les filles que je connais se prennent moins au sérieux. Ils attendent de moi que je les soutienne, que je les admire, que j'emporte en pensées le récit de leurs exploits. C'est ce que je fais, et j'essaye d'oublier la petite défaite, la faiblesse qu'a pu être le fait de me les raconter.

Qu'importe que les événements nous contredisent, j'aime qu'au cinéma la parole soit le produit du héros, et non pas comme un cri, le déchet d'une sorte de magma psycho-sociologique. Par le langage nous arrêtons tout simplement d'être la victime d'autre chose que de nous mêmes, nous appartenons tout entier à nos machinations, à nos propres leurres.

L. dit qu'écrire la nuit c'est toujours susurrer et que critiquer un film est comme un masque : la face extérieure est le film, la face intérieure cherche à se modeler sur le visage du critique.

19 janvier

Réveillée en sursaut par la proposition de M. de venir "bosser" chez lui. Il était 15 heures. Bosser : c'est-à-dire discuter cinéma, frotter nos idées les unes contre les autres, se voir surtout. Je ne sais pas si cela aboutira à quelque chose mais l'ambition est là : deux jeunes de vingt ans qui s'agitent pour rien dans un appartement, agitent les bras et font les cent pas. Ca me fait bizarre : j'ai l'impression d'avoir mon âge. Il m'a accueillie à la porte en me demandant "tu veux un café ?" qu'il avait déjà dans la main et qu'il m'a tendu. J'ai trouvé ça très mignon. Il avait des cernes et de nouvelles chaussures. J'essaye de l'emporter vers des sujets de discussion très prosaïques comme les vêtements mais il semble ne pas être très réceptif, tout de même un peu quand même, plus que d'autres.
[...]
Lu dans la bio de Rohmer : peut-on aimer deux femmes ? Avoir deux vies ? Il ne faut pas entendre ça au sens boulevardier et comique du terme, mais très sérieusement, comme le fait de devoir faire son deuil d'une vie pour pouvoir vivre la sienne, cf. L'amour, l'après midi. Ce passage m'a fait pleurer, c'était comme une brèche métaphysique, j'ai senti les frontières et les limites de mon corps, de mes actions, de mon temps. L'amour ou la passion est ce qui met à l'épreuve ses limites, ce qui nous fait éprouver que peut-être nos contours pourraient être plus amples, se dilater, c'est ce fameux sentiment océanique.

Ce qu'on comprend en lisant cette bio c'est que Rohmer n'avait rien d'un Hitchcock libidineux, il s'en tenait à son amour courtois sans y vouloir autre chose, ce sont plutôt certaines jeunes femmes qui ont pu lui faire des avances et qu'il remettait doucement à leur place : "J'aime ma femme". J'ai encore pleuré. Opacité du personnage, plus on en lit plus on est pénétré du mystère Rohmer, qui était tout simplement un génie, d'une innocence intacte. A côté, on se sent corrompu.

Je vois en lui la possibilité qu'il me fasse souffrir, ce qui me fait dire ça est une chose très simple, cela tient au fait qu'il soit beau. Et qu'il incarne avec sa copine un couple de jeunes gens beaux.

20 janvier


Clôture des mini-mémoires, discussion de près de deux heures au téléphone avec M., poursuite de la lecture de la bio de Rohmer. Journée au lit, en pyjama, très enrhumée, bu mille thés, peut-être en hommage à Rohmer. Journée en famille paisible.


22 janvier

- On redoute quelque chose et l'on se rend compte que l'on devait redouter tout autre chose..
- Redouter quelque chose, puis le faire passer du stade de chose redoutée à chose surmontée, mais comme ça, sans y prendre garde.

Ce qu'il faut de travail pour donner l'impression, au final, de ne pas avoir travaillé.

Je crois qu'il y a une forme de douce joyeuseté un peu immature qui nous parcoure lorsque nous sommes ensemble. Tout ceci ne durera pas. Il faudrait raconter ces nombreuses histoires où deux jeunes gens se passionnent l'un pour l'autre, se fréquentent beaucoup pendant un certain temps voire de longs mois, puis se perdent de vue sans regrets, parfois sans n'avoir rien fait. Ce sont des histoires où chacun est dirigé vers lui-même, se parle à lui-même, s'enthousiasme de lui-même, s'enthousiasme de s'enthousiasmer. J'espère que ce n'est pas que ça, depuis le temps je devrais me lasser.


Nous sommes comme deux petites filles, chacune notre tour nous montrons à l'autre comment notre jupe tournent si joliment dans les airs, l'une s'exclamant à l'autre "oh que tu es belle !". On fume ensemble devant des porches ou des restaurants, à la lueur des enseignes des restaurants japonais. Mais l'arrière-pensée à parfois l'étrangeté tragique du rêve : j'ai vécu la sensation que pouvait me procurer telle chose, tel contact, j'ai vécu cette promesse qui ne sera jamais tenue, je garde le regret de la promesse.

On aimerait garder pour soi, jalousement, la beauté de ce visage, on aimerait qu'elle arrête simplement de s'exhiber, puisqu'elle ne connaît jamais le simple fait d'être là, la beauté racole toujours un peu.

Rien ne m'énerve le plus que les gens qui ne me préviennent pas que mon sac à dos est ouvert. C'est presque un test de citoyenneté.

Parler c'est une certaine façon de faire du bien ou du mal aux gens.

Au bout d'un moment le cinéma pour moi devient les films que mes amis ont vus.

Par petits ajustements, elle cherchait une position pour dormir comme on cherche la bonne fréquence d'une chaîne de radio.

Ligne de dialogues, premier jet : "Ce que j'aime en toi est indissociable de ta qualité de femme, de femme féminine. Il suffirait que tu te coupes les cheveux pour que je sois obligé de me réadapter à toi, t'aimer autrement, t'aimer tout court."


2 commentaires:

PAUL FREVAL a dit…

5/5

Paul III a dit…

Trop bien, y'a même un paragraphe secret