
Je me dis, je ne vais pas rester toute la journée à l'hôtel, alors je sors, je marche sur la côte, il n'y a ici que deux choses : des restaurants, des sortes de diner, et puis des boutiques de souvenirs qui débordent un peu de leur domaine et vendent des chaussures, des écharpes, des tongs, des sacs, des maillots, des paniers, que sais-je encore. Ca sent fort la mauvaise matière, le plastique des bouées, le skaï des chaussures et des produits bon marché exhalent sous le soleil une odeur chaude et chimique vite remplacée par des vapeurs de viande, de friture du snack à côté qui enchaînent sur une odeur d'essence, de ces odeurs qu’on pense autant nauséabonde que nocive. L'insupportable odeur de transpiration d'un homme qui passe devant moi vient me surprendre alors que je goûtais dans un mouvement d‘attirance-répulsion l‘odeur de l'essence, l’odeur d’un autre corps que moi, ce que vraiment je ne peux pas supporter. Le soleil, borgne, impitoyable, m'écrase du talon avec précision, si loin et pourtant si précis dans ses cibles. Ma peau est inconfortable, gercée, irritée, rêche à la piscine quand elle n'est pas trempée, brûlée, rougie sous le bleu autiste du ciel ; le contact avec moi-même m'est inconfortable, mes membres ne peuvent pas se toucher, ma peau ne peut pas s'éprouver, elle s'insupporte.
Mon seul plaisir je le trouve dans le réconfort et le soulagement de tous ces maux triviaux, indignes d'un homme : pénétrer le hall froid, frais et international de mon hôtel et puis ma chambre dans laquelle tourne incessamment l'air conditionnée, trouver des yeux "Le Monde" qui disparaît vite des kiosques et que je passe le plus clair de mon temps à chercher dans cette ville,. Seul objet qui me soit familier, réconfortant, qui me parle vraiment, trouve toujours des choses à me raconter sans qu’elles aient pourtant une vraie utilité, j’oublie vite mais j’aime qu’on me raconte des histoires lointaines mais réelles d'un monde que j'ai quitté pour deux semaines et duquel Malte est absolument exclu. Combien de villes et de pays rongés par l'ennui pour quelques villes excitantes? Je ne dis pas que rien ne se joue à Malte, qu'il n'y a pas dans les rapports humains et quotidiens des choses qui méritent d'être su, mais tout semble être plus dur pour celui qui vient d'arriver et qui repart bientôt, rien ne lui ait possible. Il ne peut que jouer au touriste et se gaver, se badigeonner des simili-charmes que lui offre l'île et qui ne correspondent à rien qui soit son authentique identité, son essence. Tout se joue ailleurs et je sais maintenant que le seul vertige du voyage ne s’éprouve que lorsqu’on perçoit par hasard et toujours par effleurement le quotidien des gens qui y vivent. Mais le touriste se mêle aux choses sans vraiment se mêler, il exige ce qui précisément l’éloigne de ce qu’il devrait vivre: un certain confort, le luxe et l’hospitalité dont il pense avoir droit, pas dépaysé culinairement, il mange des pizzas, des pâtes, des sandwichs et des hamburgers; il tombe de sommeil dans une chambre surclimatisée avec la chaîne de son pays à la télé, il va sur internet, comme moi, ne se déconnecte au fond jamais vraiment et parle anglais avec les serveurs et les réceptionnistes; toujours guidé, accompagné, rassuré, choyé. Il entre par effraction là où il devrait s’immiscer sur la pointe des pieds, s’excusant de déranger par caprice estival un peu de l’ordre du monde qui ne peut rien dire; Malte ne vit que du tourisme. L’exigence du touriste dénature le voyage, mais c’est aussi le pays qui intériorise ses exigences, s’oblige à plaire, à s'atténuer lui-même, à ne pas froisser par trop de folklore, d’opacité.
Je fais attention en traversant, il n'y a pas de passages piéton et je n'ai pas envie de mourir ici ni d'attirer l'attention sur moi. Je me réveille sans atermoiements, d’un coup, et réalise où je suis et que je suis affamée, on n'a pas une seule chose à manger dans la chambre et les repas, en dehors du déjeuner, se prennent à l'hôtel. Il y a un grand buffet et je mange comme on se console. J'aime ces laps de temps où ma mère ne parle pas de projets pour la journée ou pour demain et qu'elle me laisse l'illusion de croire que nous resterons dans la chambre à lire, à se moquer des chaînes allemandes et à dire des gros mots. Mais rien de tout cela: elle veut tout visiter et vite et ne se pose pas la question de savoir si cela vaut le coup ou non, mais je sens au fond de tous ces gestes l'épuisement de l'ennui qu'elle ne manifeste pas aussi explicitement que moi. Je refuse tout et passe la journée seule, me sentant épiée toute seule à la piscine, préférant remonter, prendre une douche, lire, allumer la télé et aller à la dérive; Lady Gaga me subjugue, les chaînes italiennes sont effrayantes. J'ai bien fait de ramener cette vingtaine de livres, savoir que je peux les lire, qu'ils sont là, que je ne manquerai pas de lectures, ça me soulage. Accompagnée je suis saoulée, seule je déprime vite, l'ennui n'offre aucun répit car même si on lit un très bon livre on est toujours embêté, tourmenté par les circonstances dans lesquelles on le lit.