dimanche 14 mars 2010

"Rien ne l'avait jamais contraint à faire quoi que ce soit. Enfant il avait vécu isolé. Il se trouve qu'il n'avait jamais appartenu à aucun groupe, ni fréquenté aucune école. Il n'avait jamais fait partie d'un troupeau. Il s'était produit, en ce qui le concerne, un phénomène curieux que l'on retrouve chez bien des gens ( ou peut-être, qui sait ? chez tout le monde) : les circonstances fortuites de son existence s'étaient modelées à l'image et dans le sens de ses instincts - inertie pure et profond détachement."

"Sur son visage pâle, aux traits dénués de tout intérêt, on décelait un air de souffrance qui ne leur en ajoutait aucun, et il était bien difficile de définir quelle sorte de souffrance indiquait cet air-là - il semblait en désigner plusieurs, privations, angoisses, et aussi cette souffrance née de l'indifférence qui nait elle-même d'un excès de souffrance.
Il dînait toujours légèrement, et fumait des cigarettes qu'il roulait lui-même. Il était extraordinairement attentif aux personnes qui l'entouraient , non pas d'un air soupçonneux mais en observant avec un intérêt particulier : non pas d'un air scrutateur, mais en semblant s'intéresser à elles, sans pour autant fixer leur figure ou détailler leur trait de caractère. C'est ce fait curieux qui suscita tout d'abord mon intérêt pour lui."

Le livre de l'intranquilité - Fernando Pessoa


se rendre compte qu'objectivement il ne se passe rien mais il ne pourrait pas se passer plus, que le détail et son frémissement mobilise toute notre attention, notre compréhension.

Drôle de remarquer à quel point l'obsession pour une personne est toujours persuasion et pure construction de soi-même pour soi-même, il n'y a pas de coup de foudre, mais toujours une soudaine croyance en ce qui était une ébauche de sentiment, une cristallisation fragile, et si nous nous y arrêtons cinq minutes nous apercevrions clairement les étapes du processus de ce coup de foudre feint.
Mais expliquer n'est pas démolir, et aimer c'est aimer, et si c'est un jeu, une façon de s'occuper, il est toujours pris au sérieux, et c'est ce sérieux qui compte en ce que le chemin inverse ne devient plus possible. Je ne pense pas qu'il faille croire à des règles concernant les sentiments, on ressent ce qu'on peut, les mots doivent s'adapter à ce qu'on ressent et non pas le contraire, on doit verbaliser pour exprimer et mettre au clair et non pour normaliser et rendre présentable. L'expression aurait d'ailleurs l'effet inverse, plus on en parle, plus on y croit, plus on devient amoureux.

La partie qui ne change pas, cette partie lucide, froide, silencieuse, intouchable et non amoureuse, cette partie sait des choses que la partie agissante et ressentant préfère ignorer, elle sait peut-être que mes désirs trouvent des objets pour avoir un prétexte, la partie touchée ne réfléchit pas mais attend de ressentir et de manquer.

Je feuillette Pessoa, je me décide à le lire, tellement l'édition est belle, la page large, la phrase sublime, j'en ai la boule au ventre, ce qu'il dira sera systématiquement retenu, noté, mis en application.

L'écrivain agit sans espoir : d'être lu, d'être bien lu, d'être retenu, d'être aimé. Et c'est ce manque d'espérance qui fait que cela marche, parce qu'on écrit pour soi et pour l'instant.
Les lecteurs agissent avec espérance : de comprendre, d'être compris, de ne pas oublier (sans pour autant chercher à retenir), d'être touché.


Vivre intensément et retenir sa vie c'est ne jamais s'arrêter de lire, enchaîner les lectures comme s'il s'agissait toujours du même livre, comme s'il ne fallait pas briser une chaîne de vie et lire à intervalles assez rapprochés pour ne pas oublier ce que peut la lecture, il faut rendre stable et non occasionnel son rapport à la lecture. Je dois réfléchir à ce qu'elle peut, c'est peut-être plus modeste qu'on ne le pense, il ne faut pas penser autre chose qu'un apport individuel voire égoïste, ce n'est jamais que du pur plaisir pris pour de bonnes raisons. Pour soi-même la littérature est tout, elle est ce va-et-vient entre votre vie factuelle (la vie debout) et votre vie de lecteur (la vie allongée), un va-et-vient qui se fait d'abord sur de grandes distances mais qui tend à rebondir de plus en plus rapidement, les deux finissant par se confondre. C'est aussi ce que disait Descartes, on ne peut pas rencontrer tout le monde alors lisons leurs livres.
Les romans sont des histoires impossibles aux états d'âmes et réflexions possibles, l'espoir d'une vie comme un roman ne se situe pas tant dans l'intrigue de votre propre vie que dans ce que vous ressentirez au cours; c'est génial de se dire ça. "La vie n'est pas un roman, n'est pas un film", on peut bien y passer du temps, cette phrase ne rend jamais triste.


Sauvage Innocence de Philippe Garrel

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