vendredi 26 mars 2010

Pré-textes

Au collège c'était toujours le dernier jour de la semaine que des intrigues amoureuses arrivaient, que le romanesque se saisissait de tout, et le week-end suffisait à faire tout oublier à tout le monde, et le lundi il fallait tout recommencer, se délester du scolaire, faire de la récré la loi. le vendredi à la fac c'est le jour où je le vois lui le plus souvent. Je venais de lui adresser deux trois phrases et lui aussi, je sortais mon potin en mousse "cette prof je l'ai déjà vu chez Taddéi, c'était une émission sur la virilité" et lui il me répondait "ah ouii je crois que je l'ai déjà vu". Je crois qu'il me parle mais il ne sait pas encore que j'existe, ça peut exister ça comme situation. C'était une discussion impersonnelle, entourée de gens qui le connaissaient tous mieux que moi, et quand il est parti, avec toujours cette manière inassumée de dire au revoir à tout le monde et à personne, "Bonjour Mesdemoiselles" "Au revoir tout le monde" avec des petits signes de la main dans l'air, quand il est parti j'aurais voulu le suivre, c'était ma direction. Tu pars parce que tu t'ennuies, parce que tu as quelque chose à faire, parce que tu tiens à rentrer tout seul et à ne tenir aucune conversation de trop, tu pars parce que ce n'est pas encore moi qui te retiens mais un jour si. C'est en partant seul au loin et en arrivant seul de loin que tu donnes l'impression d'une totale indépendance, d'une totale autonomie, quand tu lis en marchant je suis désemparée, je le prends pour moi, peut-être que tu fais de l'effet parce que tu arrives de loin, toi et ta démarche dégingandée, charmante. Tu ne te tiens pas droit, tu ne portes pas ta besace à la diagonale, de l'épaule jusqu'à la hanche, tu participes en cours. Drame sourd de la fille qui n'a aucun prétexte pour suivre cet homme, ce qui me manque c'est les prétextes, les prétextes pour te parler, pour te dire bonjour, pour te tirer les cheveux et te dire deux trois choses sur moi.

Je m'en vais au cinéma, je ne sais pas vraiment ce que je fais, là encore le week-end pour oublier, les pieds tournent tout seuls en dessous, c'est peut-être mieux comme ça parce que je sens la volonté lentement quitter mon corps alors je préfère faire le robot, ne pas me poser la question de savoir ce que je suis en train de faire, ce que j'aimerais faire, sinon je me vois bien aller dormir dans le noir avec un CD triste qui tourne. Demander à être seule, voilà la chose la plus lucide qu'on puisse demander, il n'y en a pas d'autres. Je mange le sandwich Monoprix au goût programmé, un sandwich à 18 heures, je ne connais plus que le décalage, l'anomie comme on dit en socio. J'essaye de ne pas penser au week-end qui approche dans sa voiture de feu, sur le trottoir devant le Mcdo j'essaye d'élaborer une pensée :
je n'ai pas d'objectif, je ne sais pas où je vais
je ne vaux pas plus que ceux qui n'en ont pas, et que ceux qui en ont, je suis de ceux qui n'ont pas d'objectifs dans la vie mais qui veulent bien s'en trouver un pour jouer le jeu.
il y a quand même toujours cette queue devant la Filmothèque que j'aime parcourir timidement des yeux et que j'aime intégrer. Des gens passent et on ne sait pas s'ils viennent se mettre derrière nous où s'ils remontent juste la rue Champollion, entre deux nuques je perçois quelque chose de familier, une joue que je connais, et qui remonte la rue et qui est Monsieur Franck. Il me dit bonjour, il a l'air pressé et pas du tout surpris, il ne connaît pas la surprise, c'est horrible de ne jamais le voir surpris, voilà comment ça rend la philosophie, je suis blessée par la rapidité de son pas et de son bonjour, il me demande ce que je vais voir tout en marchant, il me demande ça de loin, je réponds limite la bouche pleine "Crossing the bridge", en plus un titre en anglais, "de...(je déglutis) Fatih Akin", je me demande s'il a compris. Je n'ai pas réfléchi, sans doute l'énergie du désespoir m'a fait quitter la queue pour remonter la rue avec lui, là encore : aucun prétexte, rien à lui dire, juste une vingtaine de pas avec lui, car il avait rendez-vous au bout de la rue. Il m'a dit "mais votre séance" ou "mais votre film" ou "mais la queue" je ne sais pas et j'ai dû répondre "oh j'ai le temps", mais ça aurait été plus marrant de répondre "oh ils m'attendront". Et nous avons parlé des cours de philosophie que je dois donner à une élève de terminale, heureusement qu'il y avait ça, ce sujet sérieux qui pansait ma fureur, nous nous étions résolus à finir la discussion sur le nom de mon film et moi je cours fidèlement après lui, après coup je me suis dit "je préfère ça plutôt que de l'avoir laisser filer DONC j'ai bien fait". Il doit avoir peur de mon audace et sa placidité me refroidit sans pour autant me décourager parce que mon sentiment est d'une fougue aveugle qui m'impressionne moi-même, à ce degré-là d'opposition on ne se complète même plus, on s'annule. Il sait trop ce que je pense de lui, moi je ne sais rien.
Bon week-end
Vous'aussi, et bon film
Merci
vous ne brisez jamais la glace parce que vous vous en fichez, parfois je vous sens tout prêt, je vous sens disponible, presque adolescent, et puis parfois vous redevenez cet homme de goût inaccessible, conscient de la distance polie mise entre vous et les gens. Mais vous ne calculez pas, ce qui provoque parfois des sortes d'incohérence entre deux actes, l'un presque familier l'autre froidement distancié. Je pourrais justifier tout ce que vous avez trouvé bizarre ou excessif à votre égard; un jour il va bien falloir me laisser parler je pense, ou plutôt : c'est moi qui me laisserais parler. Je pense tous les jours à vous, je vous trouve magique et votre présence même lointaine me réconforte.

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