dimanche 3 octobre 2010

Colgate

Si des robots méchants devaient avoir une technique de nettoyage ils nettoieraient comme ma soeur ou encore ma mère: c'est-à-dire sans se préoccuper du bouleversement que causera tel ou tel nouvel emplacement d'un objet appartenant à la personne, élaguant sans états d'âme tout ce qui dépasse, ne se préoccupant pas des emplacements affectifs, des choses que l'on garde, qui font désordre mais que l'on ne souhaite pas voir disparaître. Le superflu affectif sous toutes ces formes est à combattre, même la cave doit être en ordre. C'est comme ça que récemment, mes cinq ans d'abonnement à Technikart ont failli passer à la poubelle; je les garde comme ça, pour ne pas les jeter, on ne peut rien contre les piles, elles sont plus fortes que vous, il faut les laisser vivre. Et puis la cave est faite pour ce genre d'objets à demi-voulus à demi-gardés, mais ma mère quant à elle désire ardemment les jeter; désir mou de garder, désir violent de supprimer. Au fond si des manuscrits d'écrivains importants finissent par disparaître ce n'est pas que la famille les trouve obscènes mais c'est qu'ils font désordre, alors on balance.
Je me souviens que Paul Valéry (on ne peut citer Valéry qu'en le paraphrasant, il est l'auteur qui se laisse le plus facilement assimilé, son miel devient si vite le nôtre, parce que la vie fait que l'on se retrouve très souvent à devoir refaire le chemin de certains raisonnements qui n'aboutissent, non pas à nos anciennes et partielles conclusions mais désormais aux siennes, à celles qu'ils nous a imposées par la force autoritaire de son intelligence. Si vous désirez vous rendre meilleur rapidement et à moindre frais, lisez Valéry) disait qu'il fallait ranger les objets là où on viendrait spontanément les chercher, par une sorte de réflexe de gestes. Si la tasse est mieux dans la salle de bain que dans la cuisine, et bien allons-y pour la cuisine.
Donc je disais, ma soeur est conne, et quand elle se décide à ranger, ce qui arrive de moins en moins souvent, c'est l'inhumanité qui s'exprime à travers elle. Elle est capable de jeter ce qu'il ne lui plaît pas, ce qui est rétif à son rangement. Si par exemple je lui ai donné un vêtement et qu'elle n'a pas envie de le ranger elle décide qu'elle ne le veut plus et me le rend, il devient donc mon désordre et non plus le sien. C'est rigolo. Et révoltant. Et ca dure depuis que je suis consciente et qu'on partage notre chambre.

Donc je m'apprêtais à me brosser les dents, réflexe qui n'est souvent perturbé par rien, geste à la fois le plus humain, le plus artificiel et le plus inconscient du monde. Il m'est d'ailleurs déjà arrivé d'être parfois exceptionnellement consciente que j'allais me brosser les dents que je ne me souvenais même plus de la couleur de ma brosse à dents: d'un seul coup ce geste qui consiste à reconnaître et à saisir dans un même mouvement sa brosse à dents me devenait juste impossible. Etait-elle rouge ou rose? Je l'avais toujours su sans le savoir, la question en fait ne s'est jamais posée. C'est une expérience à vivre, je vous la souhaite. Mais aujourd'hui il n'y avait rien à saisir, et je connaissais bien ma brosse à dents puisqu'il me fallait la distinguer d'une autre brosse à dents presque semblable mais dont le logo différait. La mienne c'est la Colgate, la sans marque est à quelqu'un d'autre; mais j'espère que ce quelqu'un d'autre fait le même chemin vers cette pensée : la Colgate est à quelqu'un d'autre pour lui. Mais au fond mieux vaut ne pas y penser.

Pas de Colgate et encore moins ma plus ancienne brosse à dents qui je le savais était encore dans le pot, on ne sait pas pourquoi, ça aussi on ne jette pas, on jettera quand elle deviendra la troisième dauphine, et puis parfois quelqu'un se décide à mettre les points sur les i : cinq membres dans la famille et 10 brosses à dents : qui est à qui, mon père vient alors nous consulter dans notre chambre : "la tienne c'est laquelle?".
Je pressens le drame, je demande à ma soeur ce qu'elle en a fait, j'ai déjà le ton énervé, il n'y a pas de lente progression vers le cri, je crie déjà. Par réflexe elle commence par d'abord tout nier comme pour affirmer son innocence fondamentale, celle qui subsiste malgré ses crimes quotidiens. Ensuite j'ai le droit au "attends..." et elle se lève. Quand elle se lève c'est qu'il y a quelque chose à rectifier, sinon elle ne bouge pas et elle crie elle aussi. Elle se lève sans un mot, comme pour dire "laisse moi faire", elle cherche dans la poubelle et s'explique. Elle me dit que la brosse avait les poils bizarres, complètement écartés, parce que j'ai la bonne/mauvaise habitude de les écraser contre mes dents. Le brossage de dents à toujours été pour moi un exercice de douce haltérophilie, ce n'est pas de ma faute. Donc les poils écartés comme ça c'est suspect, c'est le signe d'une brosse à dents abandonnée depuis longtemps, pour moi il s'agit de la forme la plus épanouie qu'elles puissent prendre, elle est au printemps de sa vie. Je me sens comme humiliée, je ne sais pas pourquoi, peut-être parce qu'elle remet en cause ma technique de brossage, si innocente, si pleine de bonne volonté, elle en fait une pratique déviante; même pour ça je ne peux pas être normale, je suis obligée de me faire remarquer sur un terrain où le monde exprime une inquiétante régularité. Je bronche, j'insulte, je me plains et vais me chercher une autre brosse à dents, encore toute naïve de ses poils bien droits, bien studieux, bien zélés, qui ne demandent qu'à s'épanouir. Si certains y voient un massacre, lui précède cet autre massacre plus universel encore et pourtant banalisé du tube de dentifrice.

1 commentaire:

denis a dit…

mon conseil lecture pour murielle :

au château d'argol / julien gracq