jeudi 28 octobre 2010

De justesse


"Non, je commence à avoir de nouveau quelque chose comme une conscience et à me dire que cela ne peut pas non plus en rester à la conscience mais qu'il faut faire quelque chose."
Les enfants Tanner - Robert Walser

aujourd'hui j'allais en cours d'anglais pour la première fois du semestre avec un mauvais numéro de salle écrit sur mon agenda. Bon alors je me rends dans la salle dont la porte était entrouverte sans faire attention à la langue dans laquelle parlait le mec de la cassette que la prof diffusait, apparemment c'était du japonais, mais je ne l'ai su que plus tard, quand la prof a dû mettre pause à son lecteur cassette pour me répondre que "d'abord" -vous savez les phrases qui commencent par "d'abord"- j'étais en retard et puis de façon moqueuse, d'après la cassette "vous avez bien vu que c'était de l'anglais", j'ai répondu un "oui" neutre puisque je n'en savais rien et que je ne pensais pas qu'elle était ironique: "ici c'est un cours de japonais". Nous sommes tous censés rire bien fort du décalage, la fille qui se pointe à la fin d'un cours en pensant qu'elle est en cours d'anglais alors qu'elle arrive en cours de japonais, j'entendais des connards glousser au loin, les monstres habituels. Malheureusement je reste toujours élégamment polie dans des situations pareilles alors qu'elles me froissent énormément, comme si le monde tenait à tester vos limites tout de suite. J'ai fini par trouver la salle de mon cours qui était une salle informatique où j'ai pu ruminer mon mal au calme, c'est-à-dire ma déception à l'égard du comportement de certains inconnus dont on me dit que nous devons avoir quelques points communs et préoccupations partagées, dans un recoin que permet l'irrégularité visuelle de ce genre de salle chargée où l'on peut faire à peu près ce que l'on veut.
J'ai regardé mes camarades de cours comme pouvant faire potentiellement partie de la moquerie générale de l'heure précédente, j'étais déjà dans mes constats sur la nature humaine à cause d'une situation anecdotique. De toute façon Murielle le monde a peu de choses à te dire, tu t'es rendue compte assez rapidement que la plupart des discours qu'il émet ne te sont pas adressés, de plus en plus tu te renfermes, tu te fais amère et sourde. Mais avant de se refermer tout à fait, ce que peut dire la publicité, les magazines, les personnes qui parlent dans les cafés, plus que de t'en foutre, tu écoutes ça avec énormément d'intérêt et d'avidité, tu collectionnes les situations humaines, tu aussi lis toutes les publicités, tu les regardes comme des tableaux de l'autre côté du quai, tu lis des magazines féminins quand ta soeur en ramène, tu essayes de voir comment tout cela évolue, dans quel sens cela va, tu gardes toujours un pied dans ce monde bas parce que tu y as été pendant longtemps et que cela te permet de comparer. Le constat est toujours aussi triste mais l'ensemble tient toujours: on peut vivre plusieurs journées sur la terre sans rencontrer une image du chaos, sans jamais penser au chaos, les apparences sont sauvées, on sait que ça tient mais pas grâce à soi.
Parfois tu attends ton bus et tu dis "j'attends mon bus", et tu sens que tout le monde te méprise, que le bus ne s'arrête pas pour toi mais pour la femme d'à côté, que tu montes dedans de justesse et que tu as toujours eu certaines choses parce que d'autres pouvaient les avoir et que tu les as donc eu elles aussi
de justesse. Tu tu glisses dans les interstices, tu te glisses dans les cours de philosophie, tes privilèges sont des hasards, tu prends la place qu'il reste, tu vas chercher une chaise au fond de la salle, et tu t'imagines la salle telle quelle mais sans toi: il est finalement assez facile de te figurer le monde sans toi, c'est juste un coeur en moins, une représentation du monde en moins au pire, des charges en moins, peu d'incidences. Je me souviens d'un très très vieux texte où j'avais tenté un portrait de moi-même du point de vue de ce que je coûtais, de ce que je consommais, c'était une simple énumération. Je ne veux pas le refaire mais l'idée est là : parfois on a pour seule preuve d'existence que les biens qu'on accapare, qu'on soustrait au monde. Au café on est bien, on a la place qui va à ton genre d'existence, restes-y, le café c'est pour les personnes qui disent "pouce, je ne joue plus", on vient se mettre de coté, prendre un peu de recul pour voir comment ça se passe, comment ça bouge comme ça de loin. L'autre jour tu étais au café métro Alexandre Dumas, tu attendais le cours sur Rousseau avec une lourdeur au coeur parce que tu allais revoir Monsieur Franck. Tu portais ton pull rouge et tu avais un chapeau rouge et tu mangeais un Kinder Maxi, et des gens merveilleux passaient, tu faisais un incessant va-et-vient entre ta lecture et la rue, tu ne savais pas ce qu'il fallait regarder, quelle situation était la plus chargée en force vitale mais la rue a vite pris l'avantage. Tu as vu un fils de quarante ans rejoindre sa mère, il semblait attendre quelque chose d'elle, elle avait l'air de parler sur un ton affectueusement sévère et il attendait qu'elle sorte quelque chose de son sac, elle a posé son sac sur une des chaises du café -tu étais dans la terrasse chauffée, extrêmement proche d'eux mais séparée par une vitre- tu t'attendais à ce qu'elle en sorte une enveloppe, un papier, quelque chose de mystérieux qu'il t'aurait fallu interpréter. Au lieu de ça elle a sorti un chausson aux pommes, elle venait d'en acheter deux, ils trônaient bizarrement au milieu de son sac, c'était presque burlesque, dans un sac il y a des choses sérieuses en cuir, mais pas des chaussons aux pommes. Elle a mis du temps avant de le donner à son fils qui en était à tendre un peu la main, ce geste un peu déplacé mais tout de même assez beau qui consiste à faire adopter à la main une attitude suppliante, très expressive, pour un chausson aux pommes. Deux vrais baisers précautionneux sur ses joues et il est parti.
L'autre scène que j'ai retenue c'est un homme qui aide un aveugle à traverser en le tenant fermement par le bras, scène normale, mais tu remarques une femme près de lui, tu n'arrives pas à comprendre si elle est avec lui, elle le regarde amoureusement, impressionnée, pleine de gratitude, tu comprends finalement qu'elle n'est pas avec lui et qu'elle regardait un inconnu comme cela n'est pas permis. Ça je veux bien regarder, on touche à des choses trop importantes pendant ce genre de scènes; il n'y a pas à s'investir, à prendre de risques, on ouvre simplement les yeux.


Dennis Wilson - Moonshine

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