jeudi 30 septembre 2010




Ce matin je n'avais rien à faire alors j'ai mis Neil Young, je me suis dit que si on me demandait je dirais que On the beach est de loin son meilleur album, même si je ne les connais pas tous. J'ai l'impression qu'il a fait beaucoup d'albums live et c'est le genre de trucs que je n'achète jamais, un live c'est une photocopie de photocopie qui n'intéresse que la figure fade du collectionneur. Il y avait une pile de CD sur le bureau, que des vieux albums ressortis des premiers étages, des premières années de ma discothèque. J'écoute beaucoup de musique en ce moment, peut-être qu'au fond je n'arrive qu'à ça, cela suppose une concentration minimale, on peut penser en même temps, ça permet la langueur alors qu'il faut être fort pour aller au cinéma et fort pour lire. J'ai toujours adoré écouter de la musique dans mon lit, surtout le matin avant d'aller à la fac, ça m'arrive souvent, je crois que c'est un des plaisirs les plus parfaits de ma vie, innocent, facile à prolonger et d'une extrême efficacité. Me préparer avec de la musique, danser un peu avant de partir à la fac, je construis cette intimité rêveuse contre le monde. J'ai trop connu le plaisir d'un certain enchaînement dans les chansons, je déteste ne pas avoir les CD, j'aime l'odeur de papier des livrets et le plastique neuf du boîtier qui grince un peu quand on l'ouvre, j'aime la très lente appropriation des chansons, les différents types de plaisir qui peuvent exister. Je colle les autocollants promotionnels au dos du CD, je n'arrive pas à les jeter. Bien sûr ce sont des plaisirs trop délicats dont je pourrais très bien me passer s'ils venaient à disparaître un jour; je n'aime pas l'opiniâtreté dans le raffinement.
Avoir mon âge c'est n'avoir presque que vécu, du moins après l'âge d'or du Hit Machine et du CD single, la lente et douloureuse agonie du CD, les discours alarmistes sur le déclin des ventes. C'est s'être figuré les maisons de disques comme étant de méchants requins vivant le téléchargement illégal comme un gros bras d'honneur à leur égard. C'est aussi les artistes embarrassés, devant à la fois expliquer au public qu'ils aimeraient bien vivre de leur musique sans pour autant croire que celui-ci reviendrait par pure bonté à payer plus de 10euros un CD à la qualité incertaine, et puisqu'un artiste est censé être coul, il se doit d'aller dans le sens du public. Voilà la situation depuis quelques années, à bien des égards inintéressante pour le public parce qu'elle concerne le support; problème que chacun d'entre nous a réglé presque inconsciemment, sans se poser de questions ni faire intervenir la morale. A présent l'instinct de survie à encore une fois tout arrangé: les artistes font plus de concerts, et des formes diverses de mélomanie cohabitent en attendant que Papa Hadopi, du moins en France, se charge d'en supprimer quelques unes. Les supports n'ont jamais été autant variés, j'ai des amis qui sortent encore des vinyles en soirée et enchaîne avec Deezer, Youtube ou encore des CD gravés. D'autres perdraient la totalité de leur discographie avec un bug de leur ordinateur; bref la musique se vit enfin comme elle doit se vivre je crois: avec liberté et embarras du choix.

Je n'ai jamais éprouvé le besoin de musique en dehors de chez moi, ou alors je sais attendre. J'ai eu des machines portatives mais j'ai maintenant des problèmes d'oreilles et je me suis vite rendue compte que je n'écoutais pas ce que me disais mes écouteurs, j'éprouvais un écoeurement, un décalage, et puis on triture n'importe comment la chanson. Ecouter de la musique dans les transports c'est amputer la réalité d'une de ces facettes. C'est le plus souvent imposer une bande son inadéquate, trop solennelle, à un cadre qui ne le mérite pas, comme dans les mauvais films: cela procure de l'émotion pour pas cher, ajoutez à ça le ralenti et vous êtes chez Wes Anderson.
J'aime invoquer le souvenir imprécis, imparfait d'une chanson, pour ensuite la retrouver incroyablement flamboyante, meilleure que ce que j'imaginais, "ce refrain c'était donc ça", cela marche à l'inverse du cinéma, où le souvenir d'une scène est toujours plus parfait que la scène elle-même, la musique est toujours plus belle que dans nos souvenirs.
Un jour j'ai lu dans Rock&Folk, je crois que c'était Hubert Félix Thiéfaine qui disait "il faut éprouver le manque de la musique pour pouvoir encore l'apprécier", et j'ai changé mes habitudes depuis ce jour.
Je suis devenue une vieille conne, qui craint un peu la nouveauté mais encore plus la profusion de la nouveauté. Avant je savais m'y retrouver, il suffisait de lire la presse spécialisée, aujourd'hui ça me dégoûte vite, je reste méfiante à l'égard de l'écrit quand il n'est pas purement littéraire, j'ai mon opinion bien arrêtée sur le journalisme, comme tout le monde. Je reviens surtout à mes anciens CD, ils me rappellent des atmosphères passées, le plaisir est redoublé. J'essaye quand même de renouveler mes goûts, de découvrir des choses, le plus souvent j'achète les CD que je n'ai pas encore de vieux groupes morts. Il y a cette faiblesse qui consiste à répudier tout ce qui fait l'objet de trop d'attention, qui à trop de succès, je suis tellement comme ça, j'ai nié l'existence de beaucoup de groupes. Oui alors donc, Neil Young, je ne prends pas de risques, ce sont des écoutes confortables, j'y pénètre à pas feutré et il y fait chaud au fond de sa mythologie, la pochette de On the beach transpire la fin de l'été, une promenade sur la plage un peu plus habillé que d'habitude. J'ai l'impression qu'il parle à des vieux loubards grisonnants et que je commets une imprudence à écouter ces histoires qui ne doivent pas être de mon âge. Ça accompagne très bien le vague à l'âme, c'est une sorte de western crépusculaire, des comptines pour inconsolables, Neil Young est un vieil aigle qui sent la poussière, c'est la figure du sage, d'un sage pas forcément stoïque mais pétri de passions ou plutôt de souvenirs de passions, ces paroles ne disent absolument rien, on ne pleure pas à vouloir les traduire, on est même extrêmement déçu, il n'y a jamais eu que la mélodie chez lui, des mélodies qui vous rendent fou, il nous fait passer du côté très prisé de la fiction.
Je ne sais pas comment on en vient à s'approprier les albums de Neil Young qu'on trouve d'abord ennuyeux jusqu'à qu'on en perce le secret rouge sang. Il suffit de les laisser tourner dans la chambre plusieurs jours, puis certains passages finissent par être reconnaissables, on note le numéro de la plage, puis on la répète et on ne fait que patiner plusieurs jours sur la surface de cette plage qui parfois déborde sur la suivante qui est elle aussi pas mal non plus. Et on finit par aimer le tout, par accepter les chansons plus faibles: au fond, même une mauvaise chanson passe vite, nous échauffe pour la suivante. A la fin de On the beach on attend toujours le monument indétrônable de 9 minutes, Ambulance Blues, même pas chiant, juste parfait.
Donc je suis dans mon lit, Emile me ramène un café parce que je lui rends souvent service, et je ne m'en veux pas de rien faire puis que je ne fais pas rien, au fond j'écoute de la musique, je m'accorde ce répit, et quand l'album se terminera je le remettrai au début. Les plaisirs égoïstes supplantent très bien les projets et les ambitions pour la journée, c'est toujours un petit chemin à exécuter, qui va du lit à la chaîne hifi ou à la bibliothèque, ou encore à la cuisine.

Il y a ce moment où le gong retentit "si je sors pas je meurs", mourir équivaut à déprimer au fin fond du samedi. Il faut essayer de ne pas faire arriver certaines pensées jusqu'au cerveau, pour cela il suffit de bouger, car se fixer c'est s'offrir comme habitat, comme réceptacle fixe à une série de mauvaises pensées qui tournent dans l'air. Les mauvaises pensées tournent dans l'air en attendant de se fixer, les bonnes ne se fixent pas, elles nous traversent et repartent.
Au fond on ne sait pas bien partager la musique, et ça finit toujours en name-dropping insupportable, on ne peut ni bien parler de la meilleure minute d'une chanson et parfois même on ne connaît pas les titres, tout cela appartient à un monde trop flou et trop subjectif, la musique est la solitude de la mémoire en acte. C'est comme vouloir partager un rêve troublant ou un souvenir qui est tout pour nous, une fois qu'on s'essaye à le communiquer on se retrouve confronter au drame de l'incommunicabilité, on passe même pour égoïste alors qu'on voulait émouvoir les autres autant qu'on est ému. Beaucoup de choses nous rappellent à cette solitude fondamentale à commencer par la paire d'écouteurs individuelle qu'on tente de partager non sans inconfort: pour une écoute parfaite, possiblement émouvante, on sait qu'il faut les deux.

Neil Young - Harvest Moon

5 commentaires:

denis a dit…

franchement je n'aime pas beaucoup "harvest moon".

parmi les albums "récents" mon préféré est "silver and gold", qui date tout de même de 1998.

les albums des 70s me plaisent tous autant, chacun correspond à une humeur différente.

conseil d'audition :

talk talk :
-spirit of eden
-laughing stock

+ l'album solo de mark holis.

Jean-Marc a dit…

J'ai donc testé "On the Beach", c'est vraiment sympa.

Vincent a dit…

A mon avis y'a quand même plus intéressant (c'est comme ça qu'on dit hein) que Talk Talk, et puis Harvest Moon est parfait !

denis a dit…

"such a woman" ne passe pas.

Frédéric a dit…

Déception : impossible de trouver une version de Don't take your love away from me de Neil Young -la chanson que je préfère chez lui- sur youtube...