jeudi 23 septembre 2010


Un petit rire complice parce qu'on attendait devant les toilettes ensemble, vous teniez un livre noir dont je n'arrivais pas à lire le titre, habillé comme un baroudeur, des boucles poivre et sel, un choix de style bizarre, que je n'arrive pas à comprendre. La façon dont s'habillent certains hommes, ceux particulièrement qui échappent à la mode et à la chemise de travail, m'est souvent incompréhensible: pas tout à fait négligée parce qu'on sent qu'ils tiennent à certains détails, certaines originalités, une coquetterie profondément personnelle, qui ne dépend d'aucun canon. C'est peut-être dur à se figurer ce dont je parle mais quand on le voit on comprend.
Je comprends un peu plus l'intention de certains jeunes coquets qui aiment mêler l'élégance d'une chemise avec des vêtements
streetwear. C'est d'ailleurs de plus en plus énervant, un peu redondant, on comprend très vite l'idée, une élégance cool adaptée aux exigences de la ville, une sorte de "je ne suis pas là où vous m'attendez, je suis quelqu'un qui surfe sur plusieurs vagues, je ne me prends pas au sérieux, je porte ma chemise avec un sweat à capuche". Il faut toujours se méfier des gens trop actuels, le genre à avoir un compte Twitter, le genre Vincent Glad. On les sent dépendre de choses qu'ils ne maitrisent pas, extérieures et fluctuantes, bref ils sont creux, ce sont des journalistes.

Je ne comptais pas sortir de la journée mais je ne pouvais pas rater ce Wilder rare, j'ai donc fait le déplacement, j'ai même payé la place. Le film était un pur chef-d'oeuvre, Wilder fait un cinéma qui me relie personnellement aux hommes/ aux autres. Quand tout vous incite à couper les ponts, le cinéma est un bon rempart, qui infuse en vous des figures idéales. J'étais au deuxième rang avec personne devant moi ni dans ma rangée, j'avais un peu visualisé le public, il y avait un garçon en t-shirt bleu, un couple aussi peut-être, et vous qui aviez fini par me tenir la porte des toilettes mixtes; on ne devait pas être plus de six ou sept.
Je suis sortie de la séance, purifiée de joie, je suis retournée aux toilettes histoire de me laver les mains et pour vérifier mon rouge à lèvres qui est toujours en équilibre instable, je me demande tout le temps comment il fait pour ne pas déborder, il reste suspendu sur les lèvres, c'est assez fascinant. Vous y étiez aussi et vous m'avez souri en articulant je ne sais quoi, parce que c'était la deuxième fois qu'on se retrouvait aux toilettes ensemble, c'est bien drôle. J'ai eu un sourire franc, appréciant tout de même la pauvreté du contact.
En sortant des toilettes, je me suis dit "il va venir me parler", c'était trop gros, vous étiez en train de regarder les programmes des cinémas Action et au seul bruit de la porte vous avez levé les yeux. Je suis partie doucement pour ne pas vous donner l'impression de vous fuir, me portant moi-même, autonome et naturelle, donnant l'impression de n'espérer rien d'autre qu'un retour solitaire. Le plus souvent le public de l'Action Ecole s'évapore vite, alors qu'on devrait partir plus lentement, discuter du film, profiter de la promiscuité du cadre, des cafés de la rue et du film si discret au milieu d'une si vaste programmation qu'il faut vraiment vouloir le voir pour s'y rendre. Nous avons forcément tous un point commun ou une chose à nous dire, et plus les cinémas sont petits plus les gens qui vont aux mêmes séances que vous risquent de vous intéresser.

Je vous ai senti derrière moi, ce n'était plus qu'une question de minutes, je tentais de garder cette marche naturelle et rêveuse qui suit une sortie de cinéma. Vous étiez certainement en train de résoudre un conflit intérieur "j'aborde ou j'aborde pas", ou peut-être étiez vous déjà très décidé, me laissant un petit moment, peut-être jusqu'à ce poteau. Je fixais mon ombre sur le sol, je trouvais que j'avais les cheveux longs: je voyais des mèches sortir de mon bras, "peut-être est-ce pour ça qu'il veut me parler", ce qui plait est souvent repérable sur soi-même.
Tout est toujours question de psychologie sociale, on passe de rôle en rôle et sous votre regard, j'étais désormais la fille qu'on aborde, et pendant ce laps de temps pendant lequel vous vous échauffiez vous me laissiez alors le temps de me faire à ma nouvelle peau. Vous êtes tombé dans le piège d'une brune aux lèvres écarlates, je parie 100€ que sans ce rouge à lèvres, vous n'auriez pas vu mon visage décoloré. Ce rouge c'était la vie et c'est aussi la femme; je n'en veux à personne, mais promettez moi de ne pas être déçu s'il nous arrive de parler plus longuement ou si vous vous apercevez qu'un visage vaguement aperçu et parfois plus attrayant qu'un visage observé. Je ne sais plus me présenter, j'ai peur d'oublier les politesses, j'ai du mal à dire "au revoir", je veux que l'on se départage équitablement la parole. Je ne me méfie absolument pas, un homme n'est pas un loup, ou alors on en fait un loup quand ça nous arrange, quand il est un peu lourd, mais la plupart du temps on est juste un peu embêtée de devoir hausser le ton pour s'en débarrasser.

Les choses ne changent pas, malgré nos individualités, on est empêtrés dans toute une série de codes et de précautions, c'est un peu fatigant, et notre discussion n'est qu'une série de tentatives pour pouvoir en sortir, comme l'avion dans le film qui cahote longuement, ondulant au ras du sol avant de s'envoler franchement.
Nous marchons soudainement à distance égale, vous êtes bien habile, "le film vous a plu?", comme si la discussion reprenait, vous étiez bien mignon et bien sûr de vous-même. Alors je vous ai fait partagé mon avis, initialement programmé pour n'être partagé avec personne, oui c'était magnifique. Vous aviez aussi adoré, et êtes passionné d'aviation "c'est pour ça que je suis venu", aussi conscient que moi qu'il s'agissait d'un Wilder rare, le mot qui revenait c'est qu'il s'agissait d'un film très humain.
J'ai parlé en des termes très élogieux, très superlatifs, de Billy Wilder, disant qu'il était proche selon moi d'une sorte de sans fautes dans sa filmographie. On longeait toujours la rue des Ecoles, c'est une longue ligne droite et sereine. Je sais que c'est en traversant la rue Saint-Jacques que vous m'avez dit "mais pour être passionnée comme ça de cinéma, vous faites des études?". La suite consistait à parler de soi le plus objectivement possible, on délivre à l'autre la première couche superficielle de soi-même, de toutes manières sur soi-même il n'y a que ca à dire d'à peu près sûr, le reste est encore un peu confus. Je n'étais pas contre, ma situation me résume bien, alors qu'un employé de banque voudra certainement défendre qu'il est autre chose, pour ma part je suis ce que mon activité dit de moi, avec l'imaginaire que cela suppose. Quant à vous vous enseignez la sociologie politique du Moyen-Orient, d'Afrique aussi je crois, enfin votre ton me faisait comprendre que ça ne servait à rien de préciser. Vous êtes revenu à Paris il y a quatre ans, après avoir travaillé à l'ONU, enseigner vous laissait du temps pour aller au cinéma, étudier et lire. Arrivé boulevard Saint-Michel je vous ai demandé par où vous passiez, comme pour interrompre un peu la rêverie des épanchements mutuelles. On aurait pu certainement aller à la dérive, mais il est suspect de changer ses projets pour un inconnu, même quand on en a pas et que l'on va juste rentrer chez soi.

Il y avait deux choses possibles qui auraient été brusques de votre part, le "vous prenez un café?" que j'aurais je pense accepté, parce que j'ai du mal à aller au café la nuit toute seule et que j'en avais envie. Il était encore tôt, notre rencontre apportait quelque chose de festif à la soirée, bref, on aurait bien discuté jusqu'à ce que j'entame une deuxième interruption d'ordre pratique, portant sur l'horaire des derniers métros. Je dirai la deuxième chose plus tard, poursuivons un peu.
J'en étais à cracher un peu sur Chabrol et vous à me demander si "Le beau Serge" était bien, "puis de toute façon, le cinéma français...", j'étais dans les grandes lignes d'accord avec vous, et gardais mes exceptions au fond de ma bouche. J'habite Courbevoie, vous connaissiez la piscine olympique de Courbevoie et vos parents habitent toujours en banlieue, vous habitiez Nanterre plus jeune, maintenant dans le 18ème. On a parlé de choses qui personnellement m'intéressent ou qui finissent par intéresser quiconque fréquente beaucoup les cinémas du quartier. J'aime bien voir que d'autres personnes y sont sensibles, cela concernait les programmations des cinémas, la carte UGC et les quelques rebelles qui ne l'acceptaient pas encore. Vous m'avez dit que les cinémas qui l'acceptaient étaient apparemment soumis à certaines programmations, je vous citais quelques cinémas qui y échappaient quand même, vous avez dit qu'au fond vous ne saviez pas. Je regardais devant moi, m'autorisant parfois à fouiller votre visage de profil et qui dépendait beaucoup des éclairages, je le voyais changeant et coloré, creusé d'ombres lisses, je pense avoir été fixée sur une tranche d'âge approximative : début de la quarantaine. Il fallait aussi me décider : étiez vous plaisant à la discussion et même physiquement? Vous aviez une bonne voix, votre profession et votre vie large comme un monde m'intéressaient, votre visage était compliqué à saisir, on pouvait vous définir comme un quadragénaire séduisant, au visage sec, qui gagnait à perdre en jeunesse.

Vous m'avez demandé mon prénom avant que je ne vous quitte Métro Odéon, et vous ne m'avez pas demandé mon numéro de téléphone, ce qui est la deuxième chose que j'ai apprécié de voir manquer. Vous m'aviez confié aller souvent à la Filmothèque, et je vous ai beaucoup parlé du Reflet Medicis, bref soit vous comptiez encore une fois sur le hasard pour nous réunir, ce serait alors un peu dérangeant : faudrait-il par exemple s'asseoir l'un à côté de l'autre au cinéma? Soit vous comptiez seulement agrémenter votre trajet d'une discussion avec la fille des toilettes.

D'aucune façon on ne s'engageait l'un envers l'autre, et j'ai aimé cela même si d'un autre point de vue on peut trouver que c'est vexant, je mets cela sur le compte de votre intelligence: les moyens mis en oeuvre pour entrer en contact avec un être humain diffère selon qu'on soit un rustre ou un homme délicat, soucieux de ne pas irriter. Il faut en toutes relations et malgré les désirs de posséder certaines personnes, toujours laisser l'autre absolument libre parce que justement, il reste au fond absolument autre. La meilleure façon de prévenir les désirs est encore de ne pas imposer les siens. C'est bien ça que j'apprécie dans certaines amitiés, sentir des liens transparents qui ne dépendent ni de la fréquence des rendez-vous ni de je ne sais quel autre détails pratiques,
comme une lien assez long et lâche pour qu'on ne puisse pas en ressentir la résistance lorsqu'on s'éloigne un peu. La fidélité se construit dans une approbation mutuelle des intelligences, quand elle a lieu, rien ne l'annule, sinon le fait de décevoir par certains comportements.
Vous espériez qu'on se revoit dans le coin un jour, espoir que j'estime fragile et en même temps facile à contenter; tout peut arriver, il y a tellement de séances, on peut être dans beaucoup d'endroits différents, nos corps prennent si peu de place et sont si peu visibles.
Vous m'avez laissé à mon métro, vous comptiez marcher dans la nuit alors que j'étais condamnée à une ballade moins fluide et plus nauséabonde dans les transports souterrains. Dans la rame, de jeunes musiciens insupportables avec des voix molles de branleurs se racontaient qu'ils avaient la flemme de plein de trucs, cruauté des contrastes. J'ai écrit un sms à Juliette pour lui raconter, cela apaisait le vertige de la rencontre. A mes yeux les rencontres sont toujours pleines de gravité.



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