lundi 12 avril 2010


je passais mon temps à nous voir dans un plan large, depuis l'autre trottoir ou depuis le regard de Cécilia qui passait par là et à qui je l'ai présenté, côte à côte, lui et sa démarche éclatée, moi et ma confiance en moi envolée, ne regardant nulle part, détachés du monde, ne considérant plus que le trajet allant de la fac au tabac mais concernés par une même discussion que l'on poursuivait sur l'écriture. C'est le plus souvent comme ça que je le voyais, de loin, plutôt voûté, regardant le sol, tout seul ou avec quelqu'un et je rêvais d'intégrer cet égoïsme à plusieurs que peut être toute discussion. Vertigineux à quel point je ne le connais pas mais j'ai eu le culot de lui demander quand nous nous sommes retrouvés seuls l'un à côté de l'autre une fois Nassim parti : "ça te dérange pas si je t'accompagne ?" quand il était l'heure de courir dans la ville chercher de quoi remplir nos ventres fatigués. Il m'a répondu presque en chuchotant, disons pour lui-même "non pas du tout, ça me dérange pas du tout" ou peut-être "tu me déranges pas du tout", ce chuchotement me laissait croire le contraire, mais il était trop tard.
Son visage est vallonné, creusé d'ombres lisses, les yeux enfoncés sous des arcades sourcilières que je qualifierais de musclées. J'ai repéré ses mimiques, ses mouvements de visage récurrents, on ne se voit pas les faire mais on devine qu'un certain positionnement du visage doit vouloir dire quelque chose et on utilise ce positionnement, qu'on ne voit pas mais qu'on sent de l'intérieur, comme un repère : à chaque fois que je serai énervé je positionnerai de telles manières mon visage. Voilà ce qui fait, entre autres, une personne: le jeu de visage et la gestuelle sont aussi particuliers que la pensée ou la voix.
Pas vraiment satisfaite du déjeuner, j'avais peur, quant à lui il pouvait me laisser faire, ce n'était pas lui qui avait proposé. J'ai préféré quand nous marchions dehors et que je n'avais aucun autre moyen d'impulser une conversation qu'un moyen brutal, une question issue de mon fond de curiosité primaire et qui déboucha sur des considérations sur l'écriture.
J'adore quand son visage se détend en signe d'approbation, qu'il regarde au loin comme s'il fixait la pensée qui s'était écrite magiquement derrière moi, voit ce qu'on peut lui objecter et, ne trouvant rien, laisse infuser la "vérité" de ma proposition et finit par m'approuver. C'est tout son corps qui approuve, on approuve toujours de l'intérieur, c'est un apaisement. Au moment de se quitter il me dit "je te laisse la" quand je m'apprêtais à traverser tout en poursuivant mon blabla sur l'écriture.
j'dois te laisser là, je retourne à la fac
ah d'accord
...en fait, j'vais traverser parce que j'ai envie de t'écouter."
je n'avais encore jamais entendu une personne "changer ses plans" de manière aussi soudaine pour moi, osant changer les répliques d'un dialogue prédéfini, en disant ça il disait aussi : on ne parle pas pour ne pas rester silencieux pendant la marche mais on marche pour parler. J'ai été touchée au coeur, cette simple phrase me transformait en fille intéressante et me conférait dans un même mouvement la confiance inhérente à ce genre de personnage, je l'ai laissé sur un
c'était coul
ouais c'était coul, à plus
à plus

Ca n'a jamais été la gravité qui me donne envie de mourir un peu, mais plutôt la futilité grave de toutes choses, de mes ambitions, des qualités que je m'accorde, des amis que je m'accorde, de l'avenir que je m'imagine avec plus ou moins de confiance tout en ayant l'impression de tout rater, de faire les choses tièdement. Si tout se joue dans l'instant alors je ne possède rien, mes poches ne sont pas pleines de mes acquis passés mais vides de ce qui me restent à acquérir.

Idée qui me vient après une discussion avec Anne-Laure de procéder à un éloge du manque. Idée qui me vient du fait que l'on parlait des références artistiques que la prof de méthodologie invoquait en cours, avec une précision un peu décourageante. J'ajoute à cela l'impression que j'ai d'être bombardée de toutes parts d'Erudits Autarciques, tant chez mes chargés de TD que, je ne sais pas, chez Taddéi ou dans les magazines que je lis. J'aimerais lui opposer la figure du Tendre Cultivé, qui lit, écoute, regarde et oublie le plus souvent, mais oublie sans gravité, dans une sorte de fondu-enchaîné, et garde de toute oeuvre seulement un arrière-goût, une atmosphère; rien d'autres en fait que le souvenir des affects ressentis. Il ne reste plus qu'à assumer cette position, assumer l'oubli, les trous, et en même temps, comprendre le manque autrement, comme la possibilité de pouvoir dire : ma culture est nécessairement faite de sélections et donc de manques et il y a des choses qui ne m'intéressent pas.

Baby Doll - Elia Kazan

2 commentaires:

Pradoc a dit…

Tu as changé quelques mots en début de texte. C'est bien.

denis a dit…

bonjour murielle, deux conseils de lecture :

oeuvres de tchouang tseu.

traités de maîtres eckart.