lundi 26 octobre 2009

"A Porto Rico, j'ai donc pris contact avec les Etats-Unis pour la première fois, j'ai respiré le vernis tiède et le wintergreen (autrement nommé thé du Canada), pôles olfactifs entre lesquels s'échelonne la gamme du confort américain: de l'automobile aux toilettes en passant par le poste de radio, la confiserie et la pâte dentifrice: et j'ai cherché à déchiffrer, derrière le masque du fard, les pensées des demoiselles des drug-stores en robe mauve et chevelure acajou".
Tristes tropiques - Claude Lévi-Strauss

Il y a quelque chose dans cette rue de Tolbiac, on a l'impression, on a jamais été autant
dans la rue, avec toute la violence que cela implique, ce dialogue piéton-voiture, "non toi vas-y, non vas-y c'est à ton tour",ces étudiants partout, qui pullulent dans les entrailles du métro pour enfin sortir à la chaîne par l'escalator, et des cours qui commencent à toutes les heures, l'école de journalisme en face, mon sac lourd, le métro, les gens qui courent, les gens pressés, les gens qui attendent, les gens qui fument, les groupes, les cafés où la pluie tombe aux pieds des fumeurs sous la bâche, se sentir joyeusement agressée de partout. Maintenant je comprends quand Monoprix disait "dans ville il y a vie", la ville est une bonne invention où l'on passe son temps à passer devant des formes géométriques. Je doute très sérieusement que quelqu'un puisse me voir. Déjà trois semaines que j'aurais appris à cultiver ce que je pressentais déjà dans mes premiers journaux intimes, à savoir mon potentiel d'invisibilité, cette capacité à se croire très libre parce que très transparente, ça a longtemps été ma façon à moi de me guérir d'une timidité à toutes épreuves, je n'avais pas d'autres choix car toujours en moi l'impression de devoir sans cesse justifier ma place quelque part. je me faufile avec le numéro de ma salle dans la tête, dans l'ascenseur je regarde par terre, je regarde mes nouvelles bottines. j'ai passé plusieurs semaines à penser au genre de chaussures que je voulais, j'avais deux trois paires en vue et dans ces cas-là il s'agit de marcher en s'imaginant successivement avec chacune de ces paires, contextualiser le désir, et puis aussi ne pas jouer les inconséquentes mais aussi prendre en compte les couleurs dominantes de sa garde-robe, très important. finalement ce sont ces bottines en daim marron, avec un talon, B. m'a dit qu'il voulait les mêmes mais sans talons. je viens tout juste de réaliser que c'est le grand truc de l'hiver ces chaussures, toutes les filles en portent, mais ça ne donne pas le même rendu selon qu'on soit archi-lookée ou femme-passe-partout. Au café j'ai demandé à une fille qui lisait quelque chose comme le Nouvel Observateur si le journal posé là était à elle et si je pouvais le prendre merci, elle m'a tendu son visage autobronzé et a enlevé ses écouteurs, surprise de retrouver l'usage de la parole. Je savais qu'il n'était pas à elle (sinon je n'aurais jamais demandé), je l'avais observée depuis le début, le journal avait été là bien avant elle mais ça me plaisait de lui parler et je me voyais mal prendre le journal sans m'annoncer, comme s'il m'était dû, non je ne suis pas comme ça. Je n'aurai plus besoin de l'acheter, il y en a toujours un qui traîne quelque part, dépenser un minimum c'est presque possible pour l'étudiant, les cafés sont à cinquante centimes, la presse payante on la trouve dans le hall. Les étudiants aiment à se nourrir de panini Nutella, la nourriture du CROUS acquiert du fait de son prix une petite tête fade et sympathique, les madame et monsieur de la caisse sont bienveillants et comme il est convenu de procéder je pense à la vie de la madame qui me sert mon pain aux raisins, des pensées prévisibles, oui j'imagine la vie des gens dans le métro, etc. La machine de la cafétéria, le liquide tombait dans le vide, je n'avais pas compris que le gobelet n'était pas inclus, de la matière se perdait devant mes yeux et j'ai essayé d'en rire avec la fille à côté alors que je trouvais ça terrifiant, je ne me suis jamais sentie aussi impuissante.

Je monte le sucre au niveau quatre, j'attends que la machine inscrive "merci merci merci" sur l'écran, je réfléchis à pourquoi trois merci, cette machine n'a pas d'âme et on essaye de nous faire croire le contraire. je ne peux pas m'empêcher de prononcer "merci merci merci" dans ma tête, la dernière fois une fille a carrément lu à voix haute à ses copines "merci merci merci". Le verre est lourd de liquide, il ne faut pas le déloger de sa position verticale. Je le bois discrètement sur une longue tablette en aluminium, face à des affiches rouges et noires, dos à tout le monde, j'espère seulement que depuis deux semaines personne n'a souligné mon embarrassante solitude, toujours devoir tout justifier alors que je ne sais jamais pourquoi je suis là et pourquoi je fais ça. Cécilia avait raison, mais j'y reviendrai. La dernière fois un mec est venu arracher des annonces pour la location d'un studio d'enregistrement qui avaient le malheur d'être collées par-dessus les affiches d'un syndicat d'extrême gauche, il les arrachait à pleine main, feignant un énervement contenu.

Les tentatives de lien social par le biais de soirée et de week-end d'intégration nous paraissent trop programmés et vendus avec trop d'enthousiasme pour que l'on s'y fie, nous sommes de ceux qui n'avons jamais cru en tout cela. Je sais que les relations se nouent soit naturellement, sans précipitations et d'un commun accord, soit cela ne se fait jamais, j'ai trop conscience des étapes par lesquelles passent deux êtres humains avant de pouvoir se tutoyer et manger la bouche ouverte ensemble que je me sens incapable de repasser par là avec qui que ce soit: c'est dans ces moments-là qu'internet a facilité beaucoup de choses. je n'aime pas à être rappeler à la nécessité pour l'être humain de nouer des liens sociaux pour être content sinon équilibré, j'aime persister dans ma solitude, leur montrer à tous que je me débrouille et la plupart du temps c'est le cas, je me sens une heureuse observatrice : moins on parle plus on voit.

Mais même quand je parle à quelqu'un, à Karine qui a remarqué par l'appel que faisaient les chargés de TD que nous avions tout nos cours de philosophie en commun, "Murielle, c'est ça?" même quand je lui parle, c'est creux, surjoué, exécuté à contrecoeur. Deux gifles mentales. Tu as tout faux murielle, il faut changer les codes de la discussion, parlez comme dans les films, commencez in medias res comme nous apprennent les profs de français, que les gens aux alentours puissent vous entendre et vous trouver sensass', dire d'abord ce qu'on pense avant de dire ce que doit penser un étudiant : un étudiant est fatigué et à trop de travail, mettons nous d'accord. c'est à nous de réinventer le réel par la discussion et cela fait beaucoup trop longtemps que je n'ai pas bien discuté comme on prendrait un bon repas. Refaire intelligemment le monde, avec la brillance que suppose notre jeunesse, l'arrogance inhérente à la jeunesse, l'arrogance que je n'ai pas et qui m'impressionne chez certains. voilà ce qui manque, voilà ce qu'il faut faire. Le parcours est bien trop long, connaître les autres un peu plus en profondeur, c'est à dire dépasser la discussion sur les cours, le travail et la fatigue, cela suppose du temps que personne n'a plus et qu'on avait lors des récréations, condamnés à se trouver ordinaires les uns les autres, j'essaye de me dégoûter des autres faute de pouvoir leur parler un jour : c'est la bonne tactique.

Parfois je lève le doigt en TD de philosophie, je pose une question alors que j'en ai mille mais je fais attention, je prends en compte les autres, et le cours doit avancer, et de toute façon la prof rigole à ma question, j'aimerais savoir si j'ai bon mais elle préfère rire et me dire que je vais trop vite, M. Franck lui il m'expliquait, il me corrigeait, je sortais et tout était clair, tout était propre, je pouvais faire du cours d'aujourd'hui mon miel, on se regardait avec les copines et on se disait que le cours était "ouf" et on allait boire des chocolats chauds chez Hubert. J'aimais amener M. Franck à la digression, son savoir est aussi confortable qu'infini, il tourne les choses bellement, quand il s'exprime on éprouve le plaisir ressenti devant une chose parfaitement exprimée et sur laquelle il n'y a plus à revenir. Il ne se complaisait jamais dans la beauté de son propos, c'était toujours juste ce qu'il faut, il en imposait, il était d'une classe inouïe. Ici le savoir est triste, le savoir est gris, comme si nous nous étions tous mis d'accord : tout le monde ici dans cette salle aime la philosophie à présent il va falloir la bosser, la disséquer, l'écarteler dans l'austérité de l'ennui, en haut d'une tour, au 21ème, parmi les nuages, j'avais dit à mes copines "j'ai l'impression de faire cours dans un avion", la fille qui était dans l'ascenseur avec nous avait rigolé. L'ennui est le critère d'un bon cours de philosophie ça ne me prend plus au coeur, tout s'est perdu, dilué, mon enthousiasme intellectuel est proche de zéro, on vous parle de libre-arbitre et de conscience morale alors qu'un élève sur deux baille dans sa manche tandis que l'autre moitié pense à sa pause clope, que mon voisin dessine les étudiants de la classe et qu'une indifférence polie régit nos rapports. Je me sens abrutie, je n'ai plus de questions à poser aux profs, plus d'étonnement philosophique. A côté je lis des livres, je fais mes choses, comme toujours comme tout le monde, mais rien ne compte si je n'ai pas l'occasion d'en parler, de m'enflammer, et à force de ne pas parler, de ne pas dérouler mes opinions je finis par me demander si je n'ai jamais été capable d'avoir une opinion sur quelque chose. Je garde pour moi mes impressions sur le monde, dans cet état sauvage et inarticulé que suppose toute chose élaborée uniquement pour soi-même. Je ne suis pas contre mes chargés de TD, je les trouve tous assez compétents, on devine leur érudition à travers quelques détails et ils font preuve d'une fade bienveillance qui à force de s'étaler sur l'ensemble des étudiants finit d'appauvrir la part octroyée à chacun.

Le Jardin du Luxembourg a une odeur de mort, j'ai toujours trouvé que les parcs et les jardins sentaient la mort, la gravité, la gravité de l'enfance, du couple, de la vieillesse, il y a tout cela en même temps et ça toujours été trop pour moi. Ne jamais passer devant un couple, un couple déteste tout ce qui n'est pas lui, disons que ça l'indiffère, ils pensent que les bancs et les cafés ont été conçus pour eux et que les gens sont la réalité à laquelle ils essaient justement d'échapper, non vraiment les éviter, ne pas prendre le risque d'être chosifié par leur regard, ça ne vaut pas le coup, ce n'est vraiment pas la peine. Par terre il y avait des feuilles d'automne géantes, encore fraîches, encore plates, il était dans les sept heures du matin, je rentrais d'une soirée où le but avait été de prendre ma revanche sur ma semaine où je n'avais presque parlé à personne, les gens transvasaient leurs flots de paroles en moi et j'en faisais autant, parfois ça revenait, l'envie de mettre pause, de leur dire "s'il te plaît ralentis je dois noter ta dernière phrase". comment ça se passe la fac, bah écoute j'ai toujours pas d'amis. Regardez Cécilia, elle a des amis pour chaque TD, son visage rayonne d'une manière un peu factice, preuve d'une sociabilité qui en est à ses balbutiements avant que ses nouveaux amis ne deviennent des compagnons d'ennui. Je déjeune avec eux, elle joue sur deux fronts, elle sait faire ça, moi pas du tout : en même temps me contenter, parler de ce qu'il y a dans le Pariscope, parler de la bande du lycée, puis contenter l'autre groupe, ça ne lui fait pas peur, personne n'est vraiment lui-même, on se croirait dans les photos des premiers manuels d'anglais où des jeunes d'un autre monde sortis des années 80' font mine de discuter, se tiennent bras dessus bras dessous, elles étaient fascinantes ces photos. J'ai peur de commencer à avoir des devoirs envers des gens,commencer à devoir me mettre à côté de., elle avait peut-être raison quand elle disait aux trois très beaux hommes grecs rencontrés à son TD d'italien "alors murielle c'est simple, elle se sent seule partout, où qu'elle soit elle pense qu'elle est seule, mais le truc c'est qu'elle cherche à rester seule". C'est là qu'on se rend compte que cette fille-là à côté de vous est bien son amie : elle nous a cerné en silence, sans le dire à personne, gardant pour elle les informations et les sortant pour l'occasion. C'est bien, je n'avais pas à me retrouver au milieu d'une phrase à me demander si je jouais la solitaire de base, c'est elle qui faisait tout le boulot, je me disais, je me sentais bien, quelqu'un sait pour moi, pour mon cas, je pouvais aller dormir, elle passerait après moi pour justifier, certaines personnes sont vraiment comme de gros coussins.
Il y avait un des grecs, son visage me prenait au coeur, ravagé, élégamment désabusé, quelque chose qui a dû s'en aller en même temps qu'il acquérait de l'intelligence, des cheveux dorés, une grande fossette sur le menton, une peau tellement criblée de tâches de rousseur qu'à distance raisonnable le teint semblait unifié, littéralement aspirée par son visage, éclatée par terre. Les visages, leur beauté, c'est tellement rafraîchissant, trop de choses concentrées dans un ovale, ils sont là, ils se promènent librement dans la ville et on laisse faire. Ce grec, Ianis, avait-il seulement conscience de ce qu'il nous donnait à voir? à quel moment avait-il arrêter d'être halluciné par son propre visage? le soir il dormait, enfermé en lui-même, et des femmes l'avaient aimé et il avait aimé des femmes. Emportez un visage, au creux de ses mains, comme un peu d'eau. Le visage, il n'y a que ça qui me manque chez les autres, que ça qui me fait courir, qui mérite que l'on court, qui mérite que l'on actionne notre mémoire, nos appareils photos, ce qu'ils en font et comment ils les portent, comme de doux fardeaux, à travers les villes et les pièces, "j'ai vu ses yeux de fougère s'ouvrir le matin sur un monde" je dois absolument revoir Ianis comme on réécoute, assoiffé, une chanson qu'on a voulu écouter toute la journée. Rendez moi Ianis.
Donc six heures du matin, et ces énormes feuilles par terre, je me disais que ce n'est pas parce que je suis habituée à les voir que je ne dois pas m'autoriser à aller à leur rencontre une bonne fois pour toutes. Les feux tricolores tournent à vide, on est dimanche matin, comme il disait, en banlieue les gens dorment, c'est ça, ils dorment, je viens en banlieue pour dormir et la journée je me jette à corps perdu dans la ville, je me baisse pour en ramasser une, elle est majestueuse, la taille d'une grande main d'homme. Dans l'autre main je porte une grande assiette blanche que j'avais oublié de ramener et qui contenait un gâteau; une assiette dans une main et dans l'autre une feuille. Je la pose à côté de mon lit avant de dormir, en espérant que ma soeur se demandera ce qu'une feuille fait dans la chambre et trouvera ce moment mollement poétique. En me réveillant à 15 heures la feuille s'était recroquevillée sur elle-même, elle craque sous les doigts, elle ne supporte pas la civilisation alors elle se durcit, rétrécit et brunit dans des tons qui rappellent mon salon, je décide d'aller l'offrir à ma mère qui l'accepte telle qu'elle est et l'insère dans un grand vase au salon parmi de grandes et arrogantes fleurs de perles.

Tom Waits - Little trip to heaven (on the wings of your love)

image : La vie de bohème - Aki Kaurismaki

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Les meilleurs articles n'ont jamais de commentaires: celui-ci sera l'exception qui confirme la règle.

Aude a dit…

Ce serait tout aussi idiot de dire que les meilleurs articles n'ont jamais de commentaires que de dire que les meilleurs livres ne sont jamais critiqués.
Quoi qu'il en soit, je me permets de commenter.
C'est l'automne et tu fais un constat cruel sur un fait que j'ai assez cruellement constaté.
Même une fois le lycée fini, a présent que l'on suit (ou pas) des études passionantes, il n'est pas dit que les gens que l'on cotoie soient interesants.
Quand j'étais petite j'étais persuadée que plus je grandirai, plus j'aurais d'amis, ton article vient de me prouver à quel point cela est faux.
La solitude ne change pas du jour au lendemain.
Mais au moins elle laisse du temps pour écrire.