
Nous avions rendez-vous à la sortie du métro George V, là où quelques semaines auparavant je m'étais faite renversé par une Vespa noire, sous la pluie, elle m'a cogné assez fort pour que je tombe par terre d'une traite, sans préparation, debout/couchée, d'une seconde à l'autre, même que dans les films tu te demandes comment ils font pour ne pas avoir mal. Il y avait une pluie tellement folle que ma parka avait changé de couleurs, passant du beige clair à une sorte de papier kraft mouillé, j'avais la tête sous la capuche et le bonhomme était vert alors je n'ai pas regardée mais j'ai entendu klaxonner alors j'ai couru sans savoir qu'en courant je m'approchais en fait du point d'impact, et le bruit du klaxon se faisait de plus en plus proche, assez proche pour qu'il ne soit destiné qu'à moi.
Une fois par terre j'ai eu le temps de m'abandonner en victime pendant environ une seconde, l'intensité de ce que l'on s'apprête à vivre est tellement forte qu'on a pour réflexe de fermer les yeux comme pour l'éviter, mais c'est déjà trop tard. Ce clignement d'yeux c'est ce qui provoque l'impression d'un avant et d'un après l'accident. En les rouvrant ma capuche s'était enlevée et à la place la clarté du ciel et la pluie me dévoraient le visage, je m'imaginais avec quelques mèches humides zigzaguant sur ma joue. Je me suis relevée comme une grande, je me souviens précisément du talon de ma botte qui se réinstalle perpendiculairement au trottoir, je n'en voulais à personne mais il fallait fuir parce qu'autour ça médisait intérieurement et ça ne me connaissait pas. je voyais des hommes d'affaires qui de loin et en chemises fumaient sous un préau, le conducteur de la Vespa était aussi tombé par terre, la tête enflé par son casque comme une grosse sucette, d'un ton sans acrimonie il m'a dit de faire attention en traversant et il m'a demandé si j'avais quelque chose, je crois que j'ai répondu "un peu mal à la jambe mais ça va" car cela paraissait plus sincère que "nulle part", ou que "partout", disons qu'il me fallait quitter ce lieu, cette chaussée au plus vite et m'introduire dans un périmètre où les gens ne savent pas que je suis la piétonne imprudente. En prenant le trottoir une femme m'a demandée si ça allait, j'ai dit oui merci et j'ai marché, trempée comme jamais, je devais acheter un sac pour ma soeur, tout était impeccable calme et vide dans la boutique, sauf moi, trempée, bousculée, malmenée et arrivant quand même à demander ce qu'elle avait en bleu marine. C'est après coup, quand les sensations et le feu de l'action s'amenuisent, quand le corps est au clair et au calme que l'on repère quelques discrètes douleurs, un peu mal à la tête et un peu à la cuisse, puis un léger torticolis et des courbatures qui s'accentuaient de jour en jour pour ensuite s'apaiser decrescendo. D'abord on a peur pour soi, est-ce que la douleur doit être insurmontable pour comprendre que quelque chose est cassé? et trop la flemme d'attirer l'attention d'un médecin, d'une mère, d'une famille sur moi et pourtant le besoin d'en parler, parce qu'au delà de la douleur physique, cette expérience était en tout point un gouffre de solitude. Je n'ai même pas réussi à le dire à ma mère, à construire une phrase, ça ne sortait pas, et puis j'avais à la fois envie de lui raconter quelque chose de fou, de l'inquiéter en même temps que de la rassurer, je n'avais pas envie de prendre le parti de quelqu'un, c'était ma faute, elle me gronderait, c'était sa faute, pourquoi tu n'as pas pris son numéro? Une mère a tendance à tout résoudre, à tout laver et plier comme du linge, ça ne me plaisait pas. On devient pendant quelques heures son propre fait divers, "se faire renverser par une voiture", c'est quoi, c'est un film, un fait divers oui, l'histoire de l'amie d'une amie, quelque chose de bien loin, vu mille fois, vécu zéro, et puis ça nous arrive, on teste pour les autres, on peut en parler. Je l'aurais vécu au niveau 1, c'est à dire pas de sang, pas assez de dégâts pour que je me plaigne, deux trois autres circonstances auraient rendues la chose mille fois pire. J'ai pensé à nos corps et à l'état de permanent confort dans lesquels ils évoluent et passent leur vie, jamais ils ne se font violence à part quand on fait du sport, on passe sa vie à l'effleurer, à le nettoyer, à le faire s'asseoir, s'allonger, tout ça c'est des caresses, nous vivons dans du coton mais la brutalité n'est jamais loin. Cet accident m'a aussi donné l'occasion d'être attentive à mon corps et à son rétablissement, on se réjouit de sa faculté à tout remettre en ordre, à se régénérer, cette superbe machine beige, fragile mais sévère, sévère mais maternelle.
J'attendais Cécilia, un peu plus d'un mois après l'accident, elle a été très en retard et je lisais, mon livre posé sur un rebord près du megastore Louis Vuitton. Tiraillée entre un intérêt profond pour mon livre et l'envie de m'énerver tout rouge de son retard, bien calée entre deux mondes. J'avais peur que ses excuses ne soient pas assez sincères à mon goût, cela m'aurait laissée amère pendant encore longtemps et j'aurai dû me forcer à poursuivre la conversation car je ne sais faire qu'intérioriser. Quand elle est arrivée il était déjà trop tard pour ce qu'elle voulait faire, c'est à dire s'acheter un sac, dans un sourire timide et délicat elle m'a dit "Mille excuses" tout en exécutant une faible révérence, disons une inclinaison de la tête qui a eu le don de me faire tout à fait oublier ce retard, j'étais même de meilleure humeur, me repassant la scène que j'estimais être un petit miracle. Nous avions faim et pensions au même restaurant : la pizzeria rose pâle rue des écoles. Il faisait maintenant nuit et nous étions libres et responsables, se dirigeant vers la pizzeria, je lui ai dit "hé ce soir on peut commander des cafés après les pizzas", on s'en fichait, on allait rentrer avec le jour, on parlait de n'importe quoi, de mille fois la même chose, qu'il nous fallait de nouvelles chaussures, du donormyl, de nos licences, des livres chez boulinier, de ce qu'on aimerait comme rétrospective à la filmothèque, de ce qu'on aimerait comme nuit au champo, des actrices qu'on aimait, des textes qu'on aimerait écrire sur les réalisateurs et les acteurs, de sa famille, de ce qu'elle avait mangé chez sa tante, de ce qu'on commanderait au reflet, de monsieur franck, de monsieur delmas, de ses personnes placées de l'autre côté de nos vies et que les autres ne connaissent que par deux trois faits, j'en viens même à les numéroter, baptiste 1, baptiste 2, baptiste 3, aurélien 1, aurélien 2, julien 1, julien 2, derrière l'un des gérants de la pizzeria était attablé devant une grosse assiette de salades et une cuisse de poulet qui brillait un peu, il m'a rouvert l'appétit trop faiblement fermé par ma pizza aux aubergines. On est allé au Monoprix essayer des rouges à lèvres et acheter un paquet de biscuits, elle m'a dit que les tartelettes au citron meringué était trop bonnes, je ne les connaissais pas. quand on ne connaît pas quelque chose la personne s'empresse de nous demander si on aime une chose qui s'y rapproche, c'est marrant.
7 commentaires:
bonjour murielle :
"le rangement c'est dépolluER la vue."
à part ça tres bien, continuez.
c'est vraiment excellent... (mais je suis contrariée de laisser un commentaire à chaque fois ou presque, celui là il était important ok, les autres peut-être moins)
TOUT tes commentaires sont importants Juliette. Celui-là me rougit particulièrement le coeur.
Merci papa denis.
Bien vue la description des corps, la "machine beige" j'aime bien.
note : penser à se contrôler pour ne pas être énervé si quelqu'un dit ce qu'on pensait juste avant qu'on ne le dise.
hier matin, j'ai noté dans mon petit carnet rouge :
notre corps, "cette superbe machine beige" Murielle
et j'étais fière d'avoir une amie qui pouvait dire d'aussi belles choses. je pensais "cours", parce que j'y étais, et je pensais au jour où on parlerait de la "machine beige" de M.J*UDET comme si c'était une expression convenue. les élèves ne mettraient même plus de guillemets, comme pour le cogito ergo sum de Descartes. et j'avais hâte que quelqu'un me demande : qu'est-ce que tu marques ? comme ça arrive souvent, mais personne ne l'a fait, et j'ai continué à penser : "oh, rien, c'est une amie à moi, elle a écrit une note géniale sur son blog..."
te lire c'est aussi enrichissant que de regarder un film, pas parce que ce qui est dit est à chaque mot révolutionnaire, mais parce que simplement les mots assemblés forment un tout qui fait rêver et trotte comme une rengaine, comme un souvenir assimilé, dans nos images de tête. j'adore ça !
Une tranche par mois seulement c'est devenu n'importe quoi
ça va on fait comme on peut, tu veux qu'on parle de Spoiler? Ttssss...
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