dimanche 19 juillet 2009

La peur de l'autre (2)

Rosine et son professeur de philo dans Conte d'automne de Rohmer

"Les dieux, pour toi, ce sont les autres, les individus se suffisant à eux-mêmes et souverains, on constate un fait - un destin."
Le métier de vivre - Cesare Pavese

La lumière du jour était très crue -lumière de parking, impression de sur-réalité- et me faisait plisser les yeux. Je me demandais à chaque instant comment je trouvais la force de ne pas faillir, de ne pas faire l'une de mes crises de timidité adorée où je perds mes mots pour préférer devenir rouge. Chaque minute passée était une nouvelle révélation sur l'autre, un nouveau "c'est cet homme que j'ai eu pendant un an devant moi", et je ne le soupçonnais pas : on demande toujours à être convaincu de la richesse de la vie des autres, un raisonnement par analogie ne suffit pas. Je le racontais à un ami il y a quelques semaines, devant le désir de connaître la vie privée et intérieure d'une personne et devant l'impossibilité de la connaître une attitude est possible : on sous-estime ce que peut être cette personne. Il y avait de la découverte en même temps que de la compréhension, l'une suit nécessairement l'autre.

On est aveuglé par cet amour adolescent et maladroit pour l'autre et sous prétexte d'avoir pris le temps d'une prise de conscience l'on retourne s'engloutir sous notre couette de moelleuses illusions. J'arrive à adopter l'avis du premier venu qui trouverait cet homme physiquement on ne peut plus banal alors que je pourrais rédiger une nouvelle sur la peau brillante et réactive de son visage, sur ses vêtements. Si j'aime ses bras, si j'apprécie de voir son corps en mouvement ce n'est non pas pour ce qu'ils sont mais pour le rapport que je l'imagine avoir avec eux. Je n'aime pas son corps, je n'aime en fait, rien d'autres que tout ce qui est sien, c'est à dire tout ce que sa conscience englobe, son rapport singulier avec ces choses à lui, comme on aime la famille de l'être aimé pour la simple raison qu'il les enrobe d'intérêt, les comprend dans son monde.

Il a du mal à retenir les titres des livres et des réalisateurs, il va beaucoup au cinéma, ça m'a beaucoup amusé qu'il aille voir Les Beaux gosses, et on finit par se dire "finalement pourquoi pas, qui suis-je pour le faire correspondre à mon étroitesse d'esprit, mon manque d'imagination?", il n'aime pas la "farce" des macarons, il aime son métier, trouve très bien comme elle est la philosophie en terminale et lutte pour qu'elle reste ainsi, pense que les vrais rebelles, les vrais indomptés se trouvent en S parce qu'ils mettent le doigt sur les insuffisances de la philosophie, pensent que les meilleurs profs se trouvent à la fac, Jeanne Balibar l'a déçu au théâtre dans Le Soulier de satin, il a beaucoup aimé Emmanuelle Devos dans les Beaux Gosses, se demande à chaque film pourquoi il aime toujours autant "cette femme", Catherine Deneuve. Il n'aimait pas du tout l'heure de philosophie que nous avions en première et s'y ennuyait beaucoup. Il m'a dit que les moments où les élèves s'ennuyaient n'étaient pas forcément ces moments d'ennui à lui et que c'était même plutôt le contraire parce que justement les moments d'ennui étaient pour lui ceux où ils comprenaient de nouvelles choses. Je lui ai expliqué que moi-même je n'aimais pas les moments où il faisait rire la classe, je nous sentais tous embobinés, ça ne me plaisait pas.

Je m'étais fixée des règles : ne pas le complimenter, ne pas lui couper la parole comme ça m'arrive quand je suis intimidée, l'écouter (on oublie les évidences), ne pas consulter mon portable, ne pas parler du lycée, ne pas aller aux toilettes, ne pas être indiscrète, réfléchir avant de parler, être moi-même (on oublie les évidences).

J'étais à l'affût de sa moindre opinion concernant des sujets autre que la philosophie, le scolaire, les élèves. D'une personne qu'on aime et qu'on admire on est désireux de connaître son enfance, son quotidien, bref, ce qui doit être le plus dur à atteindre et le moins immédiatement utile, ce dont on ne parle jamais. On peut voir cette curieuse curiosité comme la preuve indéniable de nos sentiments pour cette personne, on aime comme une groupie.
Et il semblerait que plus c'est insignifiant plus on est content, ainsi savoir qu'elle est son parfum de yaourt préféré m'aurait ravie.


C'était une journée très chaude et qui contrastait violemment avec les jours précédents. Dès les chaleurs du matin j'avais alors su que je n'aurai pas pu commander un café crème; j'avais déjà pensé à ce que je commanderai par souci de tout contrôler, c'était en somme un oral d'examen comme un autre où plus on révise et plus on a de chance de réussir.
J'ai alors opté pour un Ice Tea et restais curieuse de savoir ce qu'il pouvait prendre en un pareil temps, ce qu'il pouvait boire, autrement dit ce qu'il daignait faire glisser dans sa gorge. Un peu bêtement j'imagine que ses choix veulent dire quelque chose chez lui, je leur fait porter des significations qui les dépassent, ce qu'il choisit est ce qui mérite de l'être.
Il a commandé un citron pressé et en a repris un autre une heure plus tard en demandant au serveur cette fois de l'eau fraîche, disant quelque chose comme "celle-ci est imbuvable, elle a dû rester des années stockée dans votre cave" avec ce petit ton faussement premier degré qui m'a valu un jour que je vienne m'excuser à son bureau pour une insignifiance. Il m'a demandé si je reprenais quelque chose, c'est alors que je me suis rendue compte que cette discussion pouvait durer encore longtemps et que cette raisonnable question demeurait le seul élément perturbateur de notre élan, et qu'il n'aurait qu'à dire "vous reprenez quelque chose?" une fois par heure pour nous replacer dans une réalité, un contexte, moi qui avait finie par ne plus voir que son visage, c'est à dire que vraiment, j'avais même du mal à le voir lui et son polo, je ne voyais plus que clairement son visage, et je n'osais pas fixer ses bras qui pourtant m'intéréssaient. J'ai un peu hésité, "en fait c'est que je sais pas si je veux du chaud ou du froid, mmmmh,ah je sais, je vais prendre un coca light", je faisais la débile hésitante et il souriait.

Ce qui est toujours agréable à faire, c'est de se retracer le chemin parcouru en négligeant le processus: penser à ce jour où j'ai su qu'il serait mon professeur de philo, puis à cet instant là où nous parlions de choses et d'autres place de la Sorbonne un jour parfumé de vacances d'été. A mes yeux c'était miraculeux, peut-être que lui considérait cela comme un simple plaisir qu'il pouvait renouveler chaque année avec des élèves différents.
De cette situation, deux doux vertiges : d'abord, constatons que le temps passe très vite et puis que j'obtiens souvent ce que je veux. Je le disais à Marie avant de me rendre à mon rendez-vous, j'ai toujours eu beaucoup de chance avec les gens, j'ai toujours pu avoir des tête à tête avec les personnes que je voulais, des relations privilégiées avec certaines d'entre elles -je pense à A., à notre amitié lui qui pourtant me fascine toujours autant, une amitié ne s'établit pourtant jamais dans la fascination. J'ai toujours été contentée, jamais frustrée et je vis des relations idéales avec elles, c'est à dire que la souplesse de nos rapports n'émousse en rien l'admiration que j'ai pour eux; ainsi je constate ma chance à chaque instant. Voilà ce que j'aurai réussi dans ma jeunesse et qui m'aura permis de ne pas trop souffrir de mon admiration maladive que je déposais et dépose toujours aux pieds de certaines personnes.

Nos discussions me reviennent comme des vagues, une attitude les régissait : la curiosité. Qu'est-ce qu'une rencontre sinon le moment d'un commun accord afin d'assouvir les curiosités respectives? D'abord la mienne; j'en suis venue à lui demander ce qu'il faisait de ses journées, puis : vous habitez par ici? Vous allez souvent au trois cinémas là-bas? Vous lisez quoi en ce moment? Il venait de finir 2666 de Roberto Bolano. Et devant la somme des films qu'il avait vus récemment je n'ai pu m'empêcher de lui demander s'il avait la carte UGC, réponse positive et amusée.
Mais aussi la sienne car le plus souvent je ne faisais que lui retourner ses questions, il m'aura demandé ce que je pensais de la philosophie en terminale, si je pensais qu'il fallait en faire en première, si je partais en vacances, mes comédiens préférés, mes auteurs contemporains, ce que j'avais vu d'intéréssant au cinéma ces derniers temps.

Mais aussi le souci de la sincérité, et jamais rien d'autre. Je lui aurai avoué jusqu'à mon excès d'amour-propre, mon amour maladroit pour mes professeurs dont il a dû comprendre à demi-mot que je m'excusais pour l'année. Beaucoup de détails sur mes amies, le fait que je n'ai jamais eu qu'elles au lycée, le ravissement qu'a pu être mon année de terminale, le fait que j'ai compris très tard que cela aurait été bien d'être une bonne élève, le fait qu'on a eu du mal à lui trouver un cadeau " c'était dur, parce que votre statut nous impressionnait encore, un livre on ne pouvait pas parce que pour nous vous aviez tout lu alors on trouvait que les macarons c'était une bonne idée". Il m'écoutait et restait silencieux, il y avait parfois de charmants silences que je redoutais pour l'unique raison qu'il pouvait lui faire réaliser qu'il s'ennuyait et le faire partir. Il est resté jusqu'à qu'un ami vienne le rejoindre, prétexte soulageant en ceci qu'il est naturel et inévitable, chacun de nous deux ne pouvant se résoudre à mettre un terme à l'entretien sans blesser l'autre (je n'y aurai jamais mis fin) il nous fallait un intervenant.

Savoir ce qu'il lit, ce qu'il fait de ses journées, ce qu'il va voir au cinéma pour le simple plaisir de lire ces livres, voir ces films en s'amusant à basculer de son point de vue au mien, c'est à dire à travailler à un rapprochement, à un hommage, aux moments de temps mort où l'on se sent le plus impuissant, aux moments où il n'est pas là.

Je lui ai demandé où il avait trouvé son vélo pliant car j'en cherchais un, il m'a répondu "je le vends si vous voulez", je m'attendais à cette réponse."Vous le faites à combien?" il me le faisait pour 200€ mais les réparations semblaient considérables; si jamais je l'achète je me connais, ce sera d'abord motivé par le simple fait d'avoir son vélo, je dois me l'avouer.

Sur un ton légèrement nonchalant, "j'avais un livre pour vous mais je ne l'ai pas trouvé dans l'édition que je voulais", et me parle des difficultés qu'il a eu à le trouver dans cette édition bien précise, comme si c'était naturel, déjà admis par mon esprit depuis des jours alors que j'en étais encore à digérer le fait qu'il avait pensé à un cadeau pour moi. J'ai baissé les yeux et esquissé un sourire : cette personne que vous placez au-dessus de beaucoup de choses fait comprendre qu'à ses yeux vous méritez cela, et qu'elle veut vous faire plaisir, vous lui inspirez ce don-là. Il aura pris mon adresse postale sur son Iphone pour me l'envoyer.

Offrir un livre, on pourrait passer un article à réfléchir à quoi cela renvoit. J'y vois comme une tentative de faire correspondre la personne à quelque chose que l'on connaît, on aimerait qu'elle nous échappe moins pendant un moment (on saura ce qu'elle lit), c'est un geste très doux, presque protecteur, on choisit pour elle par souci de remédier à tout ce qui en elle nous échappe. Dans un cadeau, celui qui offre à le sentiment d'un contrôle total : il connaît et recherche les effets de son attention sur la "victime" (M. Franck était d'accord sur ce terme de victime): surprise, joie, gratitude, reconnaissance si le livre est bien.
Cela peut être aussi un simple test; pour une expérience de lecture donnée on regarde et on attend que le livre ait le même retentissement sur cette personne; on lui veut du bien. De toute façon, comme je le lui ai dit, offrir est toujours mille fois plus gratifiant que recevoir et il est bizarre que cette évidence ne soit pas admise de façon plus clair dans les esprits; la générosité n'a jamais existé, elle est une jolie étole pailletée dans laquelle s'enroulent les plus secrètes et égoïstes intentions, au mieux elle est volonté d'accélération du rythme d'une relation, heure du bilan, tentative de création d'un évènement où l'autre, faute de calcul, ne pourra être que nu dans sa spontanéité: liberté et contrôle totale sur la narration, et se présente toujours sous la forme d'une euphorie, d'un coup de génie; le don soigne beaucoup de choses en nous, il purifie.

Il a toujours été très dur de savoir ce qu'il pensait de moi, il y avait des professeurs avec qui c'était vraiment très simple mais la plupart tentent quand même de préserver ce rapport respectueusement distant avec leurs élèves - et j'aurai passé mon année à me révolter contre ce phénomène pourtant nécessaire. Au lycée les professeurs sont très justes et offrent à tout les élèves une égale attention : ils s'en tiennent au devoir d'indifférence que suppose leur métier.

La discussion étair rythmée par l'expression de nos égales curiosités à l'égard de l'autre. L'une des formes de la curiosité, certainement la plus intéréssante, trahit le fait que nous pensons beaucoup à la personne, qu'elle nous a longuement intéréssée et celui qui assouvit sa curiosité instruit délibérément l'autre personne du fait qu'elle est intriguée par elle depuis déjà un certain temps; la curiosité est toujours construction fictive autour de l'autre et qui demande à être confirmée. Ce n'est pas quelque chose de ponctuel mais un désir en progression qui ne se tarit jamais en ceci qu'il se nourrit des réponses qu'on lui donne pour désirer toujours plus. C'est le plus bel hommage que l'on puisse faire à l'autre même s'il est toujours mieux de dissimuler sa curiosité (comme il a toujours été bien vu de ne laisser percevoir aucun signe d'attachement à l'autre mais uniquement de subtils et ambigus indices lui permettant d'espérer tout en désespérant, c'est le secret et on le sait) qui peut être perçue comme une faiblesse, une abdication; c'est en somme quelque chose de très fort, comparable à une passion, un abandon de soi dans l'autre.

Je disais souvent "oui voilà", et lui disait "oui c'est ça". C'était les moments les plus doux où chacun prolongeait, explicitait la pensée de l'autre.

A la question "vous faites quoi de vos journées?", question d'un père qui soupçonne sa fille de ne rien faire de ses vacances, étonné d'une telle question il me répond
- je lis, je travaille, j'apprends des choses...je vois des amis...
- vous allez au cinéma
- je vais au cinéma", il fait une tête incrédule, comprenant mal où je veux en venir et ayant l'impression de ne pas avoir encore répondu tellement j'aurai pu deviner ses réponses
- mine de rien vous venez de répondre à la question.

- j'écris aussi un scénario pour un film.

j'ignore s'il se souvient mais comment oublier le fait que j'ai été accidentellement mise au courant de ce scénario par un mail qui ne m'était pas adressé et qu'il m'a envoyé par erreur. Je lui avais répondu que je l'avais supprimé mais je n'ai pu m'empêcher de le lire; j'ai été d'avance désolée pour lui de ne pouvoir faire autrement que de le lire : je suis trop humaine et ce type m'intéresse maladivement. Il usait d'un langage bien loin de celui auquel il nous avait habitué, ce langage me faisait accéder à des éléments que je n'aurai pu envisager de façon autonome. Fixant les glaçons qui s'affalaient au fond de mon verre, j'essayais de ne pas sourire, j'aurais bien voulu lui parler de son scénario, c'est le genre de réponse, de grand projet qui suscitent des questions, des curiosités, mais n'est pas comédienne qui veut et j'ai préféré me détourner sur un sujet tout autant intéréssant.
- vous n'écrivez rien à côté?
- non rien, ça ne m'intéresse pas du tout.
- je comprends, je comprends très bien.

à suivre, faute d'avoir mes brouillons sur moi.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

de plus en plus de maturité dans l'écriture...(ou la vie)
imprimatur

ashorlivs a dit…

Ne zappez pas, la Peur de l'Autre revient juste après la non-pub

Pierre a dit…

des brouillons? mon dieu!
en tout cas très bien raconté, comme souvent.

Anonyme a dit…

quelques relents sadiques dans cette longue attente que tu nous fais subir... non? =D

Anonyme a dit…

Un détail pour compléter le tableau: M. Franck adore manger dans des restaurants étoilés.

Anonyme a dit…

et sinon moi jme barre bientôt au Liban donc raboule la suiteeeeee j'aurais pas internet!

Anonyme a dit…

J'aurai sans "s"!
L'anonymat n'excuse pas tout.