jeudi 7 avril 2016




Conférence sur Renoir une semaine après la conférence sur HSS, et un même fil conducteur de l'un à l'autre, une même idée qui surgit comme par enchantement, une idée que je ne suis pas allée chercher spontanément mais qui est elle-même venue me trouver, c'est celle de la disparition du cinéma. Dans une certaine esthétique qui commence à être la mienne, un grand cinéaste cherche d'abord à faire disparaître, à faire reculer le cinéma. Je ne peux pas en dire plus, seulement que, lorsqu'on aime véritablement le cinéma d'une certaine façon, on le hait aussi toujours un peu. Peut-être finit-on toujours par trouver un paradoxe lorsqu'on creuse longtemps d'un côté : aimer le cinéma c'est souhaiter le faire disparaître, voilà donc la conclusion de toutes ces années cinéphiles ?
Renoir parle de l'eau (il existe chez lui une tension vers un devenir-eau de sa mise en scène), des mouvements de caméra qui ne doivent pas se voir, de l'importance des acteurs. Tout ça converge vers une même idée de disparition. J'arrive donc toujours à conclure sur cette idée, à la faire passer en (eau) douce, mais je n'ai aucun retour quant à savoir si cette idée est comprise ou appréciée ou si elle est uniquement plaisante à mes propres yeux, à l'intérieur de mon esthétique, cette chose que je ne partage avec personne, ou peut-être disons, une poignée d'amis et de connaissances qui sur le principe sont d'accord avec moi. J'insiste : cette idée je ne suis pas allée la chercher comme un ornement, je l'ai déduite de tout ce que j'ai récemment écrit, et cela me la rend d'autant plus nécessaire et précieuse.

Le développement d'une passion ressemble à la forme d'un entonnoir : on mange d'abord de tout, puis on finit par ne plus supporter que quelques aliments. On devient de mauvaise foi et on cultive un peu ses goûts contre ses dégoûts : l'un alimente l'autre. Mais on devient aussi du même coup, un peu plus intéressant. Pourquoi ? Parce qu'alors les films (ou la littérature ou la musique) ne défilent plus dans le vide mais viennent répondre à une sorte de paysage ou de pièce agencée d'une façon très précise, unique (à chaque subjectivité son paysage). Ce n'est plus une réception, cela devient une véritable conversation. Si je m'ennuie de moins en moins devant les films c'est que d'abord je ne vais plus voir tout ce qui sort, mais aussi parce qu'il n'y a pas un seul plan que je ne discute pas intérieurement.

Je ressors de ma conférence en sueur, fatiguée et fébrile. Je descends de la scène et de mon petit bureau avec l'impression d'un effort immense, surhumain, louable, qui m'a sortie des limites de mon apparence (petite meuf de 24 ans). Au café en attendant la petite, je n'arrive pas à faire autre chose qu'à regarder dans le vide en enchaînant clope sur clope; je suis vidée et je n'arrive pas à lire. Je crois que cette conférence, plus que la première, m'a travaillée au corps, qu'elle est davantage sortie de mon corps, j'ai accouché d'un truc qui n'était pas entièrement contenu dans mes fiches, quelque chose entre le ventre et le cerveau. Par exemple, je n'avais pas prévu que la conférence se termine dans une sorte de précipitation brouillonne que B. a beaucoup aimé car pour lui elle rappelait l'emballement à l'oeuvre à la fin de French Cancan. On ne prévoit pas ce genre de magie, c'est comme une récompense qui tombe lorsqu'on a bien travaillé.

Rendez-vous avec M. qui était au collège avec moi, une ou deux classes au-dessus de moi avant que nous nous perdions tout à fait de vue. On se retrouve dix ans après par hasard sur internet : dispersés après le collège, nous nous sommes donnés comme secrètement rendez-vous dans le milieu de la "critique culturelle" dix ans après. Je me souviens qu'au collège nous étions les mêmes : on lisait Rock'n'folk, on allait à des concerts, on n'aimait pas l'école et on était des pré-ados romantiques, un peu à la marge mais pas complètement exclus. On ne se parlait que sur internet, trop autiste et fébrile, trop sans prétexte pour pouvoir se parler. Il m'avait un jour arrêtée dans les couloirs parce que je portais le t-shirt d'un groupe, il me semble que c'est la seule fois où nous nous sommes parlés en vrai, déjà à l'époque internet permettait à notre génération de surmonter le réel.
Nous buvons des verres toute la soirée, nous ne rattrapons même pas le temps perdu, on essaye simplement de faire quelque chose de ce truc en commun, un prétexte pour établir une connexion. Je trouve belle l'idée que deux personnes qui vivent un peu la même adolescence finissent par se retrouver au même endroit, quasiment voisins, sans se concerter - comme moi, il retourne à Courbevoie le week-end pour voir sa famille. Il me parle de son groupe et me dit quelque chose comme "on n'est pas un groupe du dimanche, on veut vraiment faire de la musique" et j'aime bien, j'aime beaucoup qu'il tienne à me préciser cela au milieu de sa timidité. Nous nous quittons complètement ivres, dans un Belleville mouillé et vide, un Belleville de lundi soir qui nous chasse d'un coup de pied au cul. Voilà où et comment finissent les adolescences rêveuses de Courbevoie.

Journée consacrée à l'observation participante (comme on disait en cours de sociologie) de ce qu'il se passe à Paris avec toute la vieille bande de la fac dispersée depuis bien trop longtemps et enfin réunie. D'abord donc, rejoindre avec deux heures de retard le cortège parti de Bastille puis enfin retour place de la République pour assister à l'assemblée générale. Des collégiens et des lycéens sont assis en rond par terre, ils fument et éclusent des bières. Un peu partout des cercles de prise de parole libre se forment. Un jeune type plein d'enthousiasme invite tout le monde à venir parler puis, comme personne ne veut, il improvise une chanson avec son ami qui joue du tamtam. Je l'entends dire "on a fait venir le soleil". Je ne préfère pas mentir ici (j'essaye de discerner ce que je pense de tout ça donc essayons de ne pas mentir), mais à ce moment-là je suis horrifiée. Une jeune fille dort au milieu de ses amis sur un tas de manteaux. Je retrouve A. qui a rejoint son ami, je commence à pester : "il n'y a que des babas cool", mi-inquiète, mi-énervée, mais surtout déçue. C'est la première image de moi que j'offre à son ami que je ne connais pas, il me touche le bras et me dit de me détendre, je le sens irrité. Il a peut-être raison, je devrais me détendre, ma réaction est excessive et mon pathos de la distance a la peau dure. En y repensant je me dis que j'avais raison : je prenais trop la chose à coeur et je n'ai aucune envie de simplement boire un coup au soleil en attendant que quelque chose se passe, aucune envie donc, de vivre un moment agréable. Je souhaite que cette place soit débarrassée de ces groupes de jeunes venus là pour boire, je souhaite que chaque mètre carré soit véritablement investi. Je me sens comme flouée et je n'ai pas envie de questionner ou de discuter ce sentiment. C'est que, aussi, je n'ai ni le goût ni l'envie du mélange, du partage, ni peut-être celui de la résolution ou de l'apaisement. Je tolère peu de choses, ce n'est pas de ma faute, c'est quelque chose qui s'est sédimenté, gravé dans le corps - c'est toujours le corps qui recule. Je suis une horrible petite monade qui s'oblige ici à faire quelque chose qui, pour elle, ne va pas de soi. Je suis là de manière contre-instinctive, je me traîne par la main là où je ne vais jamais en sachant pertinemment que c'est peut-être un peu comme ça qu'on grandit.

Je prends place dans l'assemblée générale: des gens prennent le micro et rien ne se passe vraiment, parfois quelques interventions sont pleine de bon sens et on ne peut qu'y adhérer, d'autres fois c'est la plus totale confusion. On parle de tout, une lutte vient se surajouter à la liste déjà longue : pourquoi pas. Au milieu de l'assemblée je reconnais J., attentive et impatiente, parfois elle signifie de la tête, pour elle-même, son désaccord. Une jeune femme gère la parole et finit par lâcher "on m'a dit de faire du blabla", plus tôt elle disait, après un énième vote à main levée " on vote plein de trucs ce soir, c'est super". C'était peut-être la phrase de trop et nous décidons de partir. C'était aussi peut-être la phrase la plus révélante : ici le silence de ceux qui sont là pour écouter semble être bien plus précieux que la très grande majorité des prises de paroles. Les interventions qui comptent sont celles de gens opprimés (ce migrant mauritanien) venus raconter leur calvaire. Le lendemain je tombe sur cette phrase de Rougemont : 
"Faut-il penser que le malheur seul peut encore rassembler les  hommes en communautés pacifiques ?".
 Le malheur, il s'agit exactement de cela sur cette place. J'aurais dû rester plus longtemps, mais la journée a été épuisante et ma patience mute en irritabilité. Je repars avec le sentiment qu'il ne se passera rien tout simplement parce qu'il se passe déjà quelque chose mais peut-être pas autre chose. Ce qui nous intéresse dans ce qu'il se passe à Paris ce n'est pas le processus mais de savoir la suite et si possible le plus vite possible. Au milieu de la manifestation qui lentement se désagrégeait je me suis sentie comme Fabrice à Waterloo : à l'affût d'un centre, d'un dénouement, d'une idée en action qui n'en finit pas de ne pas arriver. Haine du réel, amour des idées, toujours. Ce qui m'attriste le plus c'est qu'à ne pas avoir de pouvoir nous finissons par ressembler à des enfants et je crois que c'est l'une des choses les plus importantes qui se cristallise sur cette place, qui se révèle là : à quel point nous sommes démunis, les mains vides, enfantins, et à quel point certains d'entre eux, à des degrés divers, n'ont plus envie de l'être - cette "enfance politique" qu'évoquait Frédéric Lordon. Loin de moi l'idée d'être repartie avec une image complète de ce qu'il se passe place de la République, je reviendrai plus tard compléter cette image et, d'un même mouvement, me décrisper.

Ce souvenir, lorsque nous marchions en marge du cortège des manifestants : les groupes de syndicalistes, et puis ces lycéens et étudiants venus manifester et qui pour la plupart n'ont pas l'air de venir de milieu aisé. Ces corps, ces dégaines et ces vêtements, cette pauvreté qui marque et qui créer un fossé qui semble infranchissable : votre condition n'est pas la mienne,  votre lutte n'est pas ma lutte, à partir de là qu'est ce qui peut bien unir même un peu. Ce jour-là, ils sont peu ici avec leur banderole, et nous avons beau être présents, nous ne sentons pas que nous participons (cette blague très révélatrice que je n'arrêtais pas de faire à mes amis "c'est bon quelqu'un nous a comptés ?"). Je pense à cela, cette ironie devant le syndicalisme, en regardant la manifestation et cette bonne femme qui chante de sa voix stridente une chanson dans son mégaphone. C'est tellement facile de n'y voir que le folklore habituel, celui qui passe et repasse dans les journaux télévisés. C'est comme une image impossible à réactiver;  sa ferveur, son effectivité, dans ce cortège par ailleurs bien clairsemé, sont dissoutes.

Je me demande si aimer c'est connaître, si, ne pas aimer quelqu'un c'est forcément ne pas le connaître.




1 commentaire:

Charles H a dit…

"Je me demande si aimer c'est connaître, si, ne pas aimer quelqu'un c'est forcément ne pas le connaître. "

Très exactement. C'est même, je crois, terrible.