mardi 12 avril 2016



- Envie de passer de grandes journées solides qui ne me laisseraient pas le temps de m'effondrer, des journées telles qu'à chaque instant elles sembleraient me dire "tiens toi droite, souris ! tu dois t'occuper de moi", et alors je me redresserai pour coiffer la longue et vigoureuse chevelure de ma journée.

- Une personne admirable, vraiment et profondément morale, serait capable, même au plus profond de l'accablement, de la tristesse ou de l'énervement, de répondre aimablement à quelqu'un qui lui demanderait de l'argent dans la rue.
Autrement dit, une personne profondément morale (ou distinguée ou élégante) n'estime pas qu'autrui, ce parfait inconnu, devrait évidemment pâtir de son humeur. Son humeur n'est pas inexorable, indiscutable, bref, elle n'est pas une météo.

- Toujours un peu inquiète à l'idée d'une généralisation de l'automatisation du métro. Le métro est comme le bus, on y devine quelque chose de celui qui le conduit. Le malotru qui nous fait payer on ne sait quoi en freinant trop subitement, mais aussi et surtout, le délicat, qui, à la vue d'un retardataire, n'hésite pas à laisser le signal sonner plus longtemps que prévu et à l'attendre, parfois même jusqu'à l'indécence. C'est presque un miracle, un événement, ce surgissement de l'humain derrière la machine.

- Il faut savoir et pouvoir se satisfaire d'une chose, qu'avec certaines personnes, les circonstances font qu'on ne peut entretenir avec elles qu'un amour intellectuel. Mais dire "on ne peut" c'est déjà minorer ce qui est immense, même si l'absence d'un minimum de quotidien partagé peut être longtemps vécu comme un deuil - cela peut être une source justifiée de chagrin. Puis le temps passe, le calme revient, et on se rend compte que cet amour est toujours là, bien présent, apaisé dans son renoncement; ou alors il a simplement disparu.


- L'influence des gens sur soi est quelque chose d'aussi touchant que ridicule. Fréquenter quelqu'un depuis longtemps, parler comme lui, répéter au mot près ce qu'il dit en se l'appropriant, avoir ses goûts et ses dégoûts. N'être qu'un petit animal mimétique, le porte-parole d'un autre, un prolongement de lui. Le plus saisissant est ce moment où l'emprise tombe, où la personne s'éloigne et où le mimétisme et l'influence disparaissent. On a l'impression d'avoir trahi quelqu'un, le sentiment d'une contingence un peu triste, d'un délire passager.

- SB à la Cinémathèque, cette fois-ci pour présenter Zig Zig de László Szabó :
toute sa programmation (quatre films) tourne autour de l'idée de choisir des cinéastes qui ont "le sens du présent" : "comment faire pour que le sens du présent prenne le pas sur le scénario ?"
"Comment peut-on faire pour lutter contre la force d'inertie de l'aspect technique du cinéma ?"
Et les "créatures sans créateur", formule de Vecchiali pour parler des acteurs dans le cinéma des années 30. Formule sublime.
Je retrouve dans sa présentation ma propre obsession d'une disparition du cinéma. Je finis par réfléchir et je me dis que peut-être tout vient de lui, et que je passe mon temps à faire comme si j'avais trouvé ça toute seule. Je ne suis qu'une machine à digérer qui se réveille un jour, amnésique quant à l'identité de la personne qui l'a nourrit, je finis alors par m'attribuer tous les mérites.


- Changement de saison : s'ensuit une période instable, un peu folle, le temps que le corps et les pensées se règlent, s'ajustent au changement. Une période qui a comme un léger tremblé dans le trait. En attendant une forme de panique et de n'importe quoi s'installe. Le fond de l'air chaud m'exalte et me rend mélancolique, cela doit venir d'une perception insistante à ce moment de l'année, un truc qui vient de l'adolescence. Nouvelles lectures, nouveaux boulots (fin du travail sur Gabin), nouvelles chaussures, nouvelles rencontres : comme si tout cela avait attendu derrière une porte pendant tout l'hiver et se déversait désormais sur moi.




















- Confirmation de quelque chose en lisant le journal de Sylvia Plath : qu'il va falloir tout en lire, parce que je tiens là mon alter ego littéraire. Cette petite littérature féminine et mineure qui me fait rêver, c'est tout elle. Ce petit monde de jeunes filles américaines derrière lequel se cache en fait l'éclair, l'orage de la folie. Elles prennent des bains pour se laver d'un rendez-vous galant, rêve de purification en même temps que de souillure. Oui oui c'est trois fois rien, c'est mineur et c'est pour ça que je peux prétendre qu'elle est mon alter ego : cette littérature minuscule c'est bien moi, j'y suis effroyablement à l'aise et je commence à l'aimer elle comme une soeur.

- Cette phrase, écrite dans son journal alors qu'elle doit avoir 17 ou 18 ans :

"Un éclair oblique de lumière bleutée traversait le plancher d'une pièce vide. Et je savais que ce n'était pas l'éclairage de la rue mais la lumière de la lune. Qu'y a-t-il de plus merveilleux par une nuit pareille que d'être vierge et jeune, pure, neuve?...(être violée.)*

les notes de bas de pages nous disent : * "(être violée)" est un ajout plus tardif dans une encre différente.


On devine le chagrin voire une forme de rage ou d'ironie cruelle dans cet ajout tardif. Comme si Sylvia, relisant son journal des année après, se corrigeait elle-même, corrigeait par l'expérience ce qu'elle prend rétrospectivement pour une naïveté. Peut-être qu'alors pour elle la souillure n'est que l'envers de la pureté. En tout cas je vois dans cette phrase une sorte de réconciliation de tout ce qui peut cohabiter chez la "Vierge Américaine", comme elle le dit elle-même. Prête pour l'amour, "parée pour plaire", comme un cadeau bien emballé et pourtant explosif.

Il y a une scène de bain très belle dans La cloche de détresse qui va dans ce sens-là :

"J'ai pensé me glisser entre les draps et essayer de dormir, mais cela me faisait l'effet d'introduire une lettre sale et piétinée dans une enveloppe propre et neuve. J'ai décidé de prendre un bain chaud. Il doit bien exister des maux qu'un bain chaud ne parvient pas à guérir, mais je n'en connais pas beaucoup. Chaque fois que je suis triste à en mourir, trop nerveuse pour dormir, ou bien amoureuse de quelqu'un que je ne verrai pas pendant une semaine...je me laisse aller jusqu'à un certain point et je me dis : "Tu vas prendre un bain chaud."
Je médite dans mon bain. Il faut que l'eau soit très chaude, tellement chaude qu'on puisse à peine supporter d'y plonger un pied. Alors, on s'enfonce centimètre par centimètre jusqu'à avoir de l'eau jusqu'au cou. [...]
Pendant plus d'une heure je suis restée dans cette baignoire au dix-septième étage de cet hôtel pour femmes seulement, loin du jazz et de la tourmente de New York, je me sentais devenir pure. Je ne crois pas au baptême, ni aux eaux du Jourdain, ni à rien de tout ça, mais je crois que j'éprouve pour les bains chauds les mêmes sentiments que les croyants envers l'eau bénite.
Je me disais : "Doreen se dissout, Lenny Sheperd se dissout, Frank se dissout, New York se dissout, ils disparaissent tous et aucun d'eux ne compte plus. Je les ignore. Je ne les ai jamais vus. Je suis très pure. Tout cet alcool, tous ces baisers gluants, échangés devant moi, la boue qui se collait à ma peau sur le chemin du retour, tout cela se métamorphose en quelque chose de très pur.""
On imagine son corps sortir du bain, tout rougi par l'eau chaude, son corps devenu une lettre propre qui glisse dans son enveloppe immaculée. On imagine que le lendemain il faudra encore prendre un bain chaud, recommencer le cycle infini de la pureté.

2 commentaires:

FG a dit…

J'adore chez Sylvia le fait qu'elle se glisse toujours entre les draps. Toujours.

Victoire a dit…

j'ai acheté une anthologie de Sylvia - je n'ai pas encore commencé - à cause / grâce à toi.
comme elle, je prends des bains, c'est un rituel, c'est indispensable.
très chaud comme elle, à m'en rougir la peau, à m'en faire tourner la tête, à m'en imbiber de chaleur avant de me glisser nue dans les draps très froids.