jeudi 4 novembre 2010


à l'université j'ai un professeur d'esthétique assez parfait avec un accent italien très prononcé qui l'oblige à bien articuler pour se faire comprendre. Je le remarque: l'accent a tendance à rendre une personne inoffensive, réduite à des problèmes de prononciation attendrissants qui appartiennent au monde de l'enfance (ces enfants qui quittaient la classe, disparaissaient l'après-midi pour aller chez l'orthophoniste...) et dont nous sommes depuis longtemps débarrassés. Il y a donc décalage entre cet accent et l'érudition, la sophistication de son propos. Sous ses aspects d'universitaire poussiéreux il a l'air d'être très fréquentable, très en vie, et j'éprouve par moment le désir d'être son amie mais ceci est une autre histoire. Il nous parlait de John Searle et du rapport que l'on peut faire entre état mental et état physique ou production d'état physique, tout cela concernait l'intentionnalité de l'oeuvre d'art. Bref, tout de suite après son explication il s'est justifié de ce qui pouvait lui sembler être une référence un peu hors-sujet en nous disant qu'il parlait de Searle parce qu'il avait fini ce livre hier soir, "donc j'en parle, c'est pour des raisons un peu personnelles". Une étudiante comme moi à tout vu sur l'échelle de l'épanchement de la vie personnelle des professeurs: il y a les professeurs qui oublient de faire cours, ceux qui laissent s'échapper quelques bonnes anecdotes qui les rendent mystérieux sinon mieux qu'ils ne sont (mon prof de sociologie), ceux qui ne disent rien, ceux qui savent se mettre en scène de manière pédagogique et pour illustrer un propos tout en marquant les esprits (Monsieur Franck). Quoiqu'il en soit les élèves ne sont pas dupes de ce que le professeur essaye insidieusement de faire passer sur son propre compte, le tout étant de n'être ni trop familier ni trop opaque: une bonne anecdote trop mondaine dessert vite un cours qui paraît, par comparaison avec l'anecdote, ennuyeux. Le mieux étant d'invoquer ses expériences si et seulement si elles permettent d'aérer le cours tout en le poursuivant.
J'ignore pourquoi cette remarque de mon professeur d'esthétique m'a prise par surprise et a excité plus qu'aucune autre anecdote mon imagination. Je faisais tout un tas de suppositions prévisibles sur sa position de lecture, sa prise de notes au crayon à papier, lisait-il allongé à côté de sa femme ou plutôt assis? En anglais, en italien ou en français? C'était une image agréable à modeler et j'aime par dessus tout ce rapport quotidien et naturel que des personnes peuvent avoir à la philosophie: ils la lisent avec la fluidité de lecture des romans et pour eux les essais passent même avant les romans. Derrière cette apparence de lecture-distraction, du livre qu'on picore au lit avant de sombrer, a certainement lieu une jouissance saine et intellectuelle, une intime avancée au creux du quotidien.
Il y a dans la lecture comme la conscience d'une tradition perpétuée, d'un geste transmis: on peut raisonnablement penser que lire au 18ème siècle ressemblait à peu de choses près à notre manière de lire, l'absence d'artifice permettant l'intemporalité du geste, on se sent studieux autant que purifié, c'est un moment qu'on arrache au monde, qu'on arrache aux lourdeurs des obligations, c'est un acte de respect et de soin envers soi et le monde. Les livres de philosophie ont quelque chose de redoutable et d'irréversible, forcément quelques grandes idées sommeillent au creux de leurs pages et ils nous arrivent de passer devant ces livres, imperturbablement, sans se douter qu'ils contiennent les réponses à nos souffrances, les résolutions à notre inadaptation au monde. Tout est là pourrait-on dire, le reste est histoire d'organisation, de hiérarchie : que lire avant quoi, le mot "thérapeutique" pourrait être lancé mais je pense parler d'autres choses, d'une consolation que permet la seule expression et l'approfondissement, il s'agit parfois non pas tant de vouloir guérir de son mal que de souffrir volontiers à condition de mieux le connaître pour commencer à sympathiser avec lui.

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