mercredi 14 avril 2010

Le samedi est un rêve.

"En toute oeuvre de génie nous reconnaissons les pensées que nous avons écartées; elles nous reviennent avec une majesté née de leur caractère étranger Les grandes oeuvres d'art n'offrent pas pour nous de leçon plus valable que celle-ci. Elles nous enseignent à nous soumettre à notre spontanéité avec une inflexibilité enjouée et cela d'autant plus que le choeur des opinion se trouve dans l'autre camp. Sinon, demain, avec un bon sens magistral, un étranger énoncera précisément ce que nous avons toujours pensé et ressenti, et nous, tout honteux, seront obligés d'admettre de la part d'un autre ce qui était notre opinion propre."

"Il est facile, étant dans le monde, de vivre selon l'opinion du monde; il est facile, dans la solitude, de vivre selon la nôtre mais il a de la grandeur, celui qui au milieu de la foule garde avec une suavité parfaite l'indépendance de la solitude."
La Confiance en soi - Ralph Waldo Emerson

Samedi soir, soirée du forum chez E., je porte une jupe en laine marron, des collants marrons, des mocassins à talons bleus et un pull bleu marine, nous sommes tous réunis au salon et nous mangeons des choses en discutant, entre nous un esprit de groupe qui s'efforce avec le temps de lier les gens entre eux, aussi différents soient-ils les uns des autres, une étrangeté commune nous lie. Ca va faire plus de quatre ans maintenant et je les regarde avec la même stupeur, la même curiosité : qui sont ces gens ? Je le sais, mais je ne le sais pas et notre relation semble s'être construite sur cette ignorance fondamentale, sur ce "au fond, qui connaissons-nous ?" que nous assumons, nous sommes bien au-delà, nous ne cherchons pas à nous connaître juste à nous sourire. Il m'arrive de me lever jeter quelques bouteilles vides, je peux en tenir beaucoup entre mes doigts, mon mégot entre les lèvres, mon regard inconscient, qui n'accroche rien, je me dirige vers la cuisine, ignorant qu'on m'observe en même temps qu'on réfléchit sur moi : C. qui rigole
"c'est Vernis devant l'évier avec sa cigarette, ça fait film espagnol des années soixante".

Vers quatre heures du matin nous ne sommes plus que quatre et je finis la tête posée sur le ventre de C., séparée de sa peau blanche par son seul petit polo, il fait parfaitement rebondir sa main sur ma tête au rythme de la musique où les chansons sont tellement bien que je demande à chaque fois "qui c'est ?". Il ne sait pas vraiment où mettre son bras, c'est encore un peu défendu qu'il me touche mais finit par le poser le long de mon cou et ça fait comme une ceinture protectrice pour la tête, et je me demande pourquoi ce besoin, cette volupté ressentie à être physiquement protégé. C'est que nous sommes physiquement livrés au hasard, livrés au moindre choc, livrés à la ville, encerclés par rien qui n'ait d'intentions bienveillantes à notre égard, livrés au froid et à notre seul recroquevillement. Dans ce ballotement de tous les instants, tout peut nous arriver, et c'est quand rien ne peut nous arriver que nous nous sentons dans une situation de profond bien-être. Nous avions d'abord passé la soirée chacun à une extrémité du canapé, mes jambes enrobées dans les collants étaient coincées derrière son dos, son visage n'exprimait rien et il ne parlait pas, il a peut-être toujours été comme ça, il avait passé la soirée à somnoler et à finir les Carambar comme un gamin qui ne veut pas jouer. Je lui demandais ce qu'il avait, je lui posais des questions auxquelles il répondait sans curiosité pour ses propres réponses. Je m'amusais à mettre ma tête dans le vide, le cou au bord du canapé, puis j'ai fini le sommet de la tête posé sur le sol pendant que G. expliquait la relativité à E. à partir d'un livre pour enfant. Je lui demandais pourquoi il passait son temps à dévisager les gens et j'ignorais s'il était dans son état normal, de toute façon qui pouvait l'être avec ce néon rouge qui modifiait totalement la réalité et ce qu'on pouvait penser d'elle. La tête en arrière, les pieds derrière le dos de C. à moitié mort, je disais "vous vous rendez compte qu'on passe sa vie à ne pas toucher les gens". J'étais excitée par cette seule nuit passée à quatre à attendre le métro ou à ne rien attendre, au samedi absolument parfait que je venais de passer et auquel je repensais dans le coton rassurant de la nuit, du hasard et de ses intentions, du besoin de rien, dans la quiétude des samedis soirs où l'on ne sait plus très bien où se situe le coeur de la ville tellement plusieurs battent en même temps. Le samedi nous laisse entrevoir de l'énergie pure.

Protégée, c'est comme ça que je m'endors, et la musique est trop forte pour que je puisse réellement m'endormir alors je somnole, encore capable de garder à l'esprit les phrases que j'entends, je dors mais mes sens travaillent encore à toucher, à percevoir ce qui est extérieur à mon corps, et c'est tellement agréable. Je sens que lentement il se lève et fait passer ma tête de son ventre au cuir chaud du canapé où je m'agrippe comme à de la peau, la tête lourde et échevelée. En ouvrant les yeux je vois un peu du ciel baigné dans de l'abricot et je demande à C. quelle heure il est, il me répond méchamment "midi" et je finis par y croire pendant plusieurs minutes, il est en fait huit heures, le huit heures des travailleurs et des vraies familles. Je suis lourde, paralysée par le manque de sommeil, les trois se foutent gentiment de ma gueule parce que j'ai l'air à l'ouest et que j'enfile mes talons et que je titube les cheveux en pétard, je ne sais pas où je vais, la réalité est trop forte, le réveil trop dur, je vais aux toilettes, je bois une gorgée de Coca même pas light sans trouver de verre, je lâche mes cheveux et je regarde mes yeux rouges, j'enfile mon trench, E. me dit de ne rien débarrasser, de tout laisser en place, cette nature morte faite de brownie industriel, de papier de Carambar, de gobelets, de bouteilles d'alcool, de Tupperware, de cendriers pleins. Elle nous donne à chacun une cigarette avant de partir, j'enfile mes lunettes car toute lumière m'éblouira et nous filons dans la ville tels trois fantômes magnifiques, un goût amer de nuit rouge au fond de la gorge.

Sauvage Innocence - Philippe Garrel

2 commentaires:

ashorlivs a dit…

C'est juste HOT.

al a dit…

"mes jambes enrobées dans les COLLANTS étaient coincées derrière son dos"

ouais super hot