lundi 7 décembre 2009

























"Je me disais donc que le monde est dévoré par l'ennui. Naturellement, il faut un peu réfléchir pour se rendre compte, ça ne se saisit pas tout de suite. C'est une espèce de poussière. Vous allez et venez sans la voir, vous la respirez, vous la mangez, vous la buvez, et elle est si fine, si ténue, qu'elle ne craque même pas sous la dent. Mais que vous vous arrêtiez une seconde, la voilà qui recouvre votre visage, vos mains. Vous devez vous agiter sans cesse pour secouer cette pluie de cendres. Alors, le monde s'agite beaucoup."
Journal d'un curé de campagne - Georges Bernanos


Cours de grec ancien, j'aurais passé trois heures à faire semblant d'être concernée par le problème de la compréhension, alors que j'en avais juste rien à battre. Les autres étaient tout autant pressés que moi d'en finir, ils se plaignaient comme convenu, parfois plus que moi, mais pour avoir balayé la salle plusieurs fois du regard, je les voyais tous rivés sur leurs cahiers et sur ce foutu manuel à vingt-cinq euros dont les pages se détachent dès que la caissière vous en tend le ticket de caisse. S'il y en avait un qui s'ennuyait vraiment je l'aurais surpris en train de balayer comme moi la salle du regard et nous nous serions aimés pendant longtemps.
Ils avaient compris qu'étant obligés de rester là autant rendre rentable ces heures de cours, ils produisaient un effort d'attention et de compréhension que je ne trouvais pas dans mes ressources propres, ne retenant juste que ça ne m'intéressait pas. On s'ennuie, c'est tenace, il faut juste savoir prendre l'ennui comme une forme particulière de vie mais toujours toujours de la vie. Les informations se heurtaient à mon esprit borné et distrait. Le jour où j'avais décidé de décrocher avec les mathématiques ou l'espagnol, on pouvait dire que s'en était fini pour la vie, chez moi tout s'établit et se développe durablement sur le socle solide de l'intérêt éprouvé à. Le reste est considéré comme superflu, et même si dans mon esprit dire au revoir à certains domaines me donne l'amer sentiment d'une perte de réalité, je me dis qu'au fond nous n'avons pas le temps pour tout. J'admire les personnes qui ne font pas entrer en considération leur goût personnel quant à l'apprentissage d'une matière: j'aime les gens qui étudient, de ce point de vue toute bibliothèque en impose. Je n'arrive que trop difficilement à jouer le jeu de ce dédoublement, d'un moi autoritaire qui en contraindrait un autre, je suis remplie de moi de toute part et ce moi est définitivement paresseux, ce qui fait que je ne connais que peu de choses, deux trois trucs enrobés d'affectif et encore que je crois connaître. De toute façon et de manière générale j'avance à tâtons dans un monde que je ne connais que de manière approximative.

Je sors du cours avec mes deux copines, deux filles en master d'histoire qui à ce niveau de leurs études ont été obligées de prendre grec. Je porte mon bonnet multicolore et je marche, le visage mangé par l'air frais, en mordant dans mon sandwich au Kiri que je m'étais préparé, pleine d'attention pour moi-même. Entre deux tranches de pain de mie un Kiri ne suffit pas, il faut en mettre deux pour que le goût se rééquilibre, pour ne pas que le goût du pain surpasse celui du Kiri, c'était bon, un peu mou et frais en bouche, j'aime quand le pain de mie s'écrase sous le papier aluminium et sous les cahiers. A la pause du cours de grec je regardais calmement la ville depuis la fenêtre du 21ème étage en me disant que oui, j'y reviens encore mais c'est bien la ville, ça oblige à la modestie, la ville c'est un monde et dans ce monde, encore un monde et un monde, ça n'en finit pas, ça n'est pas appréhendable, ni par le regard ni par l'imagination, ça nous dépasse et rien d'autres, cette opacité de la ville comme source inépuisable de frustrations m'a toujours faite souffrir. J'étais donc là, au 21ème, au chaud dans mon pull, protégée d'elle, l'observant comme on observe un malade derrière une vitre comme dans les films, et même si je la surplombais c'est elle au fond qui me surplombe toujours, ses immeubles et son oeil immense, et j'étais là et je pouvais la regarder sans qu'elle me malmène mais je savais qu'à un moment ou à un autre je finirais par redescendre gesticuler dans ses organes, et je sentais qu'elle le savait.
Ce chemin qui mène de Paris 1 jusqu'au métro Olympiades, je l'aime beaucoup, j'aime ces petits hommes vieux qui nous regardent posément passer, assis au bas de la tour HLM et j'aime la douceur des travailleurs prenant le métro et qui n'ont rien de l'agressivité de ceux de la Défense, ils sont comme il faut, ici le réel ne s'impose pas par la force et on y verse nos pensées comme une pointe de lait dans du café. Oui en marchant je me disais que vraiment il y a des moments où mon environnement accordé à mon état d'esprit font que je trouve de la saveur à tout, comme quand je fais le trajet pour aller au cinéma et que ma vision du monde est conditionnée par cette séance de cinéma imminente, je trouve tout le monde très bien, parfaits dans leur rôle, je les couvre mentalement de fleurs, je les enrobe de curiosité affectueuse, je les sers contre mon manteau avant de m'enfoncer dans la salle, égoïstement.

2 commentaires:

Aude a dit…

Fantastique, ta capacité a pouvoir apprécié la saveur des choses qui t'entourent. En même temps, les cours soporifiques ont cet avantage qu'une fois sorti, on se sent tellement délivré que tout prend une saveur nouvelle ,y compris les bâtiments assez moches de Tolbiac...
Je sais de quoi je parle...

Twan a dit…

Bravo et merci.
Et c'est toujours pareil, on est toujours déçu de ne pas l'avoir écrit avant.