jeudi 5 novembre 2009

"L'imagination qui fait tant de ravages parmi nous"

On devrait aimer sans réserve les bons profs, ne serait-ce que pour leur capacité à nous dérober pour un instant au monde, à faire de la salle de classe un refuge brillant où le langage se fait incantatoire, précieux, où il se suffit à lui-même: nul besoin de bouger, de boire un peu d'eau ou de prendre un chewing-gum, on écoute le ventre vide et ça pourrait ne pas avoir de fin.
Je ne sais combien d'élèves par jour M.Franck nourrit mais il y passe ses journées, déjà il nourrissait ma soeur et puis je suis passée par là en comprenant que jamais de ma vie je ne le lâcherai ne serait-ce qu'en pensées ou dans l'acte d'écriture pour la simple raison qu'il y a eu un après et un avant M. Franck, une période en noir et blanc qui se passait sans lui et dans l'ignorance de ce qui m'attendait, et une période en technicolor où je jouis à chaque fois qu'il m'est donné d'y penser, des multiples circonstances (et plus elles sont nombreuses plus l'évènement aurait pu ne pas être) qui ont posé cet adorable petit être sur mon chemin (et si j'avais réellement changé de lycée en seconde?). A présent que la terminale est finie j'assiste discrètement à des cours d'esthétique générale qu'il donne à la fac et à des cours en entrée libre qu'il donne sur le Discours sur le fondement et les origines des inégalités parmi les hommes qui me font retrouver le goût d'un an de cours de philosophie matinale, cours qui progressait en même temps que, par la fenêtre, la lumière du jour, ça je m'en souviens.

Il y a une montée de tension dans son discours, un paroxysme à atteindre où la beauté du propos se fait dans une stable et parfaite progression : un mot fait sens, nous interpelle, puis deux mots bien combinés brillent ensemble et c'est ensuite la phrase entière, la phrase scandée qui naît, qui fait prendre à Julie son stylo rouge, qui me fait prendre mon plus beau sourire. J'en ai plein le cerveau de ses phrases, je n'ai absolument rien oublié, surtout pas l'anecdotique.
Je me souviens quand il me disait qu'écrire pour lui ne l'intéressait pas, je lui avais répondu "je comprends très bien" et tout de suite dans mon esprit cela restreignait mon champ d'imagination à quelque chose de plus austère : spectateur plutôt que créateur, une sensibilité et des opinions entièrement détenues par la sphère privée et la jouissance personnelle s'ajoutant à une modestie érudite, de celle qui consiste à ne pas trouver qu'il soit nécessaire de créer soi-même, qu'on laisse ça aux autres mais qu'on s'y intéresse de très près. Je m'étais trompé, M. Franck ne cesse de créer, et la façon qu'il a d'orner de mille détails son métier -et sa vie j'imagine- est tout simplement déchirante. Il est en tout point mon modèle.
Lors de la soirée passée avec les trois grecs je me souviens que Ianis le Très Beau m'avait dit qu'il avait réalisé un court-métrage sur le thème de l'admiration et qui consistait à démontrer qu'elle n'existait pas. Je lui avais demandé tu entends quoi par elle n'existe pas? si elle existe. Il disait que l'admiration n'était toujours qu'ignorance des défauts de l'autre, que c'était une illusion, qu'elle n'était jamais fondée. Il voulait dire qu'elle n'avait pas à exister. J'avais spontanément examiné ce qu'il en était de mon admiration pour M. Franck, je n'avais pas l'impression de me tromper, mille choses étaient à découvrir mais j'avais l'impression que cette admiration englobait par l'imagination même les plis les plus obscurs de sa vie, que j'étais prête à tout concevoir et à tout accepter et que cette admiration se faisait malgré les découvertes, les représentations les plus désavantageuses à son sujet. Je dirais même que l'admiration se nourrit des aspects les plus triviaux de la personne, c'est par contraste d'avec tout ce que l'on sait de peu glorieux de la vie et qu'on a en commun avec les autres, que l'admiration s'installe. Par un respect solennel on remercie l'autre d'arriver, malgré le poids de la vie pratique et des défauts des hommes, à donner l'illusion d'y échapper. Il y a quelque chose de l'ordre de la volonté d'être trompé.

M. Franck m'a toujours inspiré une terreur sacrée et j'ai toujours mis ça sur le compte d'un halo de fiction délirante que j'ai pu construire autour de lui mais dont il en est le seul responsable. Voilà un peu plus d'un an que je le connais et qu'il a intégré ma conscience plus intensément qu'aucun autre. Il était devant moi, cours en entrée libre sur Rousseau, dans une belle chemise blanche et une veste noire qui ressemblait étrangement à mon manteau et qui est en tout point sa veste en plus long (considération qui n'intéressait que moi), devant lui deux Pléiades colorées et très belles, Lévi-Strauss et Rousseau. Dans mon sac, deux livres : Lévi-Strauss et Rousseau. Il a commencé le cours par un hommage à ce premier sans pour autant dévier du sujet Rousseau en nous lisant un passage de Tristes tropiques, il était d'une austérité émouvante et solennelle. Il y a toujours une connivence qui s'installe quand on évoque publiquement quelque chose qui a été appris par des moyens différents dans le secret de notre vie quotidienne et qui concerne l'actualité, un léger sourire, ou un sourire en pensée se dessine.
Je me souviens que l'année dernière il parlait de Lévi-Strauss avec des mots qui semblaient se contenir eux-mêmes, il n'est pas souvent enclin au superlatif mais je me souviens qu'il en avait utilisés. Il les utilisait toujours très posément et dans un seul souffle, et quand cela arrivait je le voyais devenir capable de parler comme un enfant qui perd toute idée de proportions et de relativisme pour n'écouter que son coeur tendre, il disait que le plaisir de l'érudit était celui de l'enfant. Cela voulait aussi dire que le rapport secret que ma conscience possède avec lui et bien il avait le même avec d'autres. Aujourd'hui encore je me dis que c'est une chose sublime que l'émulation fidèle, amoureuse et respectueuse d'un modèle et j'ai décidé que j'assumais dans sa totalité ce que tout cela suppose de puérilité, de spontanéité, d'impétuosité, de maladresse et d'erreurs que j'ai pu commettre auprès de lui (et elles sont nombreuses); j'ai compris que c'était précisément là, dans une passion délirante d'immaturité, que se situait le sucre même de la vie.

9 commentaires:

Anonyme a dit…

Très beau texte sur la transmission.
Le professeur est un passeur.
Mais oui, il y a de l'illusion là dedans, comme dans l'amour...

Virginie a dit…

"Je dirais même que l'admiration se nourrit des aspects les plus triviaux de la personne, c'est par contraste d'avec tout ce que l'on sait de peu glorieux de la vie et qu'on a en commun avec les autres, que l'admiration s'installe"


Je suis bien d'accord, mais je pense que cela ne marche que pour l'admiration basée sur les connaissances, la culture, la reflexion de l'autre.

Anonyme a dit…

Mon prof de philo aussi nous a lu le passage sur le choix des étudiants de lettres et d'anthropologie.. tout ça c'est de la com!

Anonyme a dit…

Un très beau billet, Murielle. Je laisse pour une fois la trace de mon passage; ça fait déjà quelque temps que je prends plaisir à lire ton blog, à revenir à chaque semaine pour voir s'il y a du nouveau. Je comprends tout à fait ce sentiment d'admiration, que j'ai souvent moi-même ressenti pour des professeurs qui savaient partager davantage que le savoir pur : leur passion et leur vision personnelle. Au plaisir de continuer à te lire!

Anonyme a dit…

En fait, ce que disait le grec de l'admiration, c'est exactement ce qu'Aristote en écrit dans L'éthique à Nicomaque.

Rien n'est admirable. On admire par ignorance. On admire ses supérieurs, on aime ses égaux...

Murielle Joudet a dit…

pradoc : ça m'apprendra à préférer lire des romans plutôt que des classiques de la philosophie.

Gabriel : tu as une nouvelle lectrice.

Anonyme a dit…

C'est un de vos plus beaux articles.

(je suis la lectrice au duffle-coat bleu marine, si vous vous en souvenez, et d'ailleurs je l'ai trouvé, dans le placard de ma grand-mère...)

Un de vos plus beaux articles, et vous progressez, je vous sens arriver au niveau de la progression où, bizarrement, on cesse de progresser; le mouvement n'est plus d'élévation mais simultanément d'approfondissement et d'élargissement de ce qui est désormais là.

Merci pour ce moment. ET je réalise à l'instant que ma playlist me propose Martha de Tom Waits - Tom Waits, c'est vous qui me l'avez fait découvrir, et Martha était "ma" toute première chanson de lui, cueillie en bas d'un de vos articles.

ashorlivs a dit…

"revenir à chaque semaine pour voir s'il y a du nouveau"

-> Et Dieu inventa : LE FLUX RSS.

Shchtroumpf à lunettes à monture carrée a dit…

moi j'ai pas le èrèsesse